Petites Chroniques pour 1877/Nos places d’eau — La Rivière-du-Loup

La bibliothèque libre.
Imprimerie de C. Darveau (p. 102-106).


LA RIVIÈRE-DU-LOUP



Nous arrivons maintenant à la Rivière-du-Loup, endroit considérable, terminus du Grand-Tronc, tête de ligne de l’Intercolonial, point d’aboutissement du grand chemin intérieur de Témiscouata qui rejoint le Nouveau-Brunswick, rendez-vous des bateaux-à-vapeur qui vont au Saguenay et en reviennent, situé à cinq milles de Cacouna, auquel il est relié soit par le chemin de fer, soit par un chemin carrossable extrêmement pittoresque, endroit enfin qui est destiné à des développements inattendus et à une importance de premier ordre, dès que la ligne projetée de Frédéricton, qui le reliera directement avec la capitale du Nouveau-Brunswick, aura été construite, dans quatre ou cinq ans. Déjà, près de la gare du Grand-Tronc, il s’est formé tout un nouveau village qui a l’aspect d’une petite ville animée et prospère. Le voyageur s’y reconnaît à peine et il ouvre les yeux pour se rendre compte de ce progrès rapide ; ce n’est pas, pour dire vrai, que la Rivière-du-Loup menace de devenir un Chicago d’ici à vingt ans, mais ce que l’on admettra, c’est que ce progrès est remarquable et ne peut que l’être de plus en plus, au milieu de tout ce qui tend à en favoriser le développement.

La Rivière-du-Loup ne sera jamais un lieu à la mode, fréquenté par un grand nombre de gens en villégiature, parce qu’elle est trop loin du fleuve ; mais comme il faut absolument s’y rendre, soit pour prendre le bateau-à-vapeur, soit pour prendre l’Intercolonial ou le Grand-Tronc, il y aura toujours, plus que partout sur la rive sud, un très-grand nombre de passants, dont la grande partie voudra s’arrêter quelques heures et fournira un appoint considérable aux hôtels et aux maisons de commerce. Celles-ci sont nombreuses et considérables à la Rivière-du-Loup, tandis qu’il n’y avait eu jusqu’à ces dernières années qu’un seul hôtel convenable, l’hôtel Larochelle si bien connu et si bien achalandé depuis un quart de siècle. Mais maintenant, la Rivière-du-Loup peut se réjouir d’avoir un second hôtel de premier ordre, celui que M. N. Lemieux a ouvert il y a deux ans, et qui l’a emporté l’été dernier sur son concurrent par le nombre des personnes qu’il a reçues. On ne saurait s’empêcher de souhaiter à M. Lemieux tout le succès possible, d’autant plus qu’on peut le faire sans causer aucun tort à l’hôtel Larochelle ; il y a place à la Rivière-du-Loup pour deux hôtels de premier ordre, et si quelqu’un peut remplir convenablement une moitié de cette place, c’est bien M. Lemieux dont la politesse, les manières agréables et le savoir-faire sont remarqués de tous les voyageurs.

Rivière-du-Loup est un nom ancien dont on ne peut retracer l’origine, malgré la signification qu’il semble porter en lui-même. Pourquoi « loup » plutôt que renard, lièvre, caribou ou castor ? D’autant plus qu’il y a une autre « Rivière-du-Loup » en haut, près de Maskinongé, et une autre encore sur la Ristigouche, près de la baie des Chaleurs, et peut-être deux ou trois de plus que connaît seul l’inspecteur des postes. Les loups d’autrefois étaient donc de grands baigneurs, absolument sans préjugés, qui passaient une rivière aussi bien qu’une autre, et qui ne s’arrêtaient que juste le temps d’être remarqués pour qu’on baptisât une rivière de leur nom. Je me rappelle un de mes amis qui, arrivé à la Rivière-du-Loup (en bas) se trouvait absolument mystifié : « Le loup ! » demandait-il aux passants, « le loup, je veux voir le loup ; je vois bien la rivière, mais où est le loup ? » Il n’en démordait pas et sa surprise était extrême ; il pensait sans doute qu’un loup traditionnel devait passer sa vie à traverser la rivière et se faire remplacer par un autre dès qu’il se sentirait sur le point de faillir à sa mission. Aujourd’hui, nous sommes moins catégoriques quoique plus rationels, et le nom de Rivière-du-Loup (en bas) a été heureusement changé en celui de Fraserville. Mais il en est de ce dernier nom comme du système décimal. Il est parfaitement reconnu, apprécié, mais un grand nombre de marchands n’en continuent pas moins de vous présenter leurs comptes en louis, shillings et pences, comme si de rien n’était, « comme si ç’avait du bon sens, » dirait un débiteur susceptible et délicat.

Il n’y a pas lieu toutefois de s’appesantir là-dessus ; prédisons seulement à coup sûr que le nom moderne de Fraserville remplacera définitivement l’ancien, quand bien même il arriverait maintenant toute une meute de loups pour réclamer.



Cacouna, situé à cinq milles plus bas sur le fleuve, est un endroit assommant, fort à la mode jusqu’à ces années dernières, aussi insignifiant, aussi désagréable qu’un endroit à la mode peut l’être, embelli, il est vrai, par un grand nombre de cottages et même parfois de véritables châteaux que les étrangers y ont bâtis ; assez près du fleuve pour qu’on puisse s’y baigner sans avoir trop de chemin à faire et assez loin pour qu’on en perde l’envie ; possédant un immense hôtel, six fois trop grand, et aussi ennuyeux qu’il est long ; élevé sur un côteau qui ne manquerait pas de charme s’il était livré à sa nature sauvage, au lieu d’être tailladé, dépecé en parterres, par l’élégante civilisation qui a voulu rendre joli ce qui était beau ; rempli, surchargé de maisons de pension de toute nuance, construites en vue de recevoir des étrangers qui, de plus en plus, s’en vont ailleurs… voilà Cacouna, le resort élégant d’autrefois, si vanté, si recherché qu’on y allait quand même, parce que c’était comme une flétrissure que d’ignorer l’endroit à la mode, et que l’on passait presque pour un barbare quand on n’en revenait pas fou d’enthousiasme et littéralement éreinté par une saison de danses et de veilles orageuses.

Aujourd’hui, c’est bien changé : « Voir Cacouna et aller ailleurs… »

C’est là tout ce qu’on en peut dire maintenant.