Petites Confessions/Élie Metchnikoff
ÉLIE METCHNIKOFF
L’interne en blouse blanche de l’Institut Pasteur me désigna de la main la porte vitrée d’un cabinet et me dit : « Le professeur Metchnikoff ? Vous n’avez qu’à entrer. » Une haute et large fenêtre éclairait la pièce : à droite, d’innombrables instruments d’expérience, éprouvettes, siphons, flacons, encombraient un fourneau de laboratoire, et deux cobayes, dans un vase de verre, se serraient l’un contre l’autre ; à gauche, dans une bibliothèque, s’entassaient pêle-mêle des livres et des brochures ; au milieu, une table disparaissait sous des cahiers et des mémoires. Sur une chaise longue, près d’un guéridon, un homme lisait. Il se leva. Il portait un veston de toile blanche ; des lunettes abritaient ses yeux profonds et étroits au regard tendre et jeune ; une barbe touffue, semée de fils d’argent, couvrait le menton et les joues, et les cheveux gris, rejetés en arrière, laissaient libre le front large et puissant. J’avais devant moi le savant que je voulais voir, celui que l’imagination populaire se plaît à se représenter à la fois un peu comme un magicien détenteur des plus mystérieux secrets et comme un sage et bienfaisant philosophe, celui enfin dont le dernier livre : Études sur la nature humaine, a apporté à notre pauvre monde l’espoir magnifique de la vie prolongée, de la vieillesse supprimée et de la mort peut-être très longtemps reculée. Je ne me souviens pas avoir eu jamais, plus qu’à ce moment, la notion humiliante de mon ignorance et de ma faiblesse. Je sentais, à un point que je ne saurais dire, quel être périssable j’étais, fait de poussière et destiné à redevenir poussière, sujet à mille maladies et guetté traîtreusement par la mort, comme un assassin guette, au détour du chemin, une victime pleine de confiance. Et pourtant je venais chercher, ici, une parole rassurante et consolatrice…
Assis sur un escabeau, la tête un peu penchée, M. MetchnikofF écouta ce que je lui disais ; puis, avec cette simplicité charmante d’un père qui explique à son enfant ce qu’il ne connaît pas, il me répondit :
— Alors que j’étais professeur de zoologie et d’anatomie comparée en Russie, cette idée naquit en mon esprit que, dans le corps humain, certains éléments avaient pour fonction de lutter contre les microbes malfaisants et de les vaincre. Ce n’était qu’une idée, une théorie, si vous voulez ; il fallait la prouver, et l’état de la microbiologie dans mon pays ne me le permettait pas. L’Institut Pasteur fut fondé. Pasteur m’accueillit, il y a quinze ans, et me nomma chef de service, et c’est ici que j’ai pu démontrer par des faits la vérité de mon hypothèse. Toutes les parties de notre organisme renferment des cellules, douées d’une mobilité propre et capables de dévorer toute sorte de corps solides, ce qui leur a valu le nom de phagocytes, ou cellules voraces. Ce sont ces phagocytes qui se réunissent en grand nombre autour des microbes et les dévorent ; ce sont eux encore qui résorbent les épanchements sanguins et les divers autres éléments qui s’introduisent dans les endroits où ils ne peuvent remplir aucun rôle utile. Il y a deux grandes catégories de phagocytes : de petits, toujours mobiles, appelés microphages ; de grands, tantôt mobiles, tantôt fixes, les macrophages. Les premiers circulent dans le sang et constituent une partie des globules blancs : les seconds agissent surtout pour la cicatrisation des plaies. Tous ont une sorte d’odorat ou de goût qui leur permet de reconnaître la constitution du milieu qui les entoure et, selon l’impression reçue, ils s’approchent des corps qui la provoquent, restent indifférents, ou même s’en éloignent. Vous avez eu la fièvre typhoïde, en aspirant dans l’eau des microbes qui ont envahi vos tissus, et vous avez guéri ; c’est que les microphages ont dévoré et digéré ces microbes.
— Mais, demandai-je, stupéfait par cette bataille incessante à laquelle mon corps servait de terrain, par quelle série d’expériences avez-vous pu arriver à prouver l’existence de ces cellules et leur rôle ?
Élie Metchnikoff hocha la tête, demeura sur son escabeau, et, la main tendue et ouverte comme pour une démonstration :
— J’ai commencé, fit-il, par des animaux tout à fait inférieurs et transparents, l’étoile de mer, par exemple… J’inoculais le microbe, et, avec le microscope, je voyais admirablement ce qui se passait : le microbe pénétrait, l’organisme réagissait et détruisait le microbe ; si le microbe était mobile, il devenait immobile ; s’il avait été coloré, il perdait sa coloration ; il se transformait enfin en un amas de granulations. J’ai expérimenté ensuite sur des animaux supérieurs. Alors, ç’a été plus compliqué. Voilà un cobaye : j’inocule le microbe, une heure s’écoule ; je le retire, il est intact. Je l’inocule de nouveau, trois heures s’écoulent ; je le retire, il a été englobé par des globules blancs, mais il vit encore. Vingt-quatre heures après, il est mort. N’ai-je pas le droit de conclure qu’il a été détruit par les globules blancs ? À ces expériences se sont ajoutées des observations sur les singes et sur les hommes.
Simplement, comme s’il eût parlé des sujets les plus ordinaires, Élie Metchnikoff racontait le passé et traçait l’avenir. Cette peur folle de la mort, roi des épouvantements, qui saisissait Tolstoï, en pleine force de vie, et le laissait angoissé et désespéré devant l’inconnu terrible de « ce qui vient après », et que bien avant lui Pascal avait ressentie et subie, il ne la connaissait point. Son courageux optimisme, en effet, ne lui apprenait pas que le monde vivant aboutit à la conscience de la vieillesse et de l’anéantissement inévitables, ou du moins, avec plus d’exactitude, il lui donnait la précieuse espérance que la science pourrait un jour — si elle ne le peut déjà — prolonger l’exis tence et combattre la dégénérescence du corps humain.
— C’est un programme que j’expose, expliquait-il, ses yeux étroits aux paupières plissées brillant derrière les lunettes. La vieillesse n’est qu’une lutte entre les éléments nobles et les éléments primitifs de l’organisme, lutte qui se termine à l’avantage des derniers. Il semble qu’un moyen de combattre la vieillesse serait de renforcer les éléments les plus nobles de l’organisme et d’affaiblir la tendance agressive des autres. Certes, le problème n’est pas résolu, il est posé seulement, et il ouvre un champ immense à la science. Les propriétés des éléments cellulaires changent facilement sous des influences diverses : il n’y a donc rien d’irrationnel à chercher les moyens capables de renforcer les globules sanguins, les cellules nerveuses, hépatiques, rénales, les fibres musculaires du cœur. Moi, je suis déjà trop vieux, c’est à mes élèves à poursuivre la tâche que j’ai indiquée et entreprise.
Quelques instants il se tut, et, descendu de son escabeau, fouilla dans la bibliotlièque, mais bientôt il remonta sur son siège préféré.
— Tenez ! fit-il, usant d’une heureuse et familière comparaison ; vous venez d’hériter d’un oncle. Or, dans le mobilier qu’il vous laisse, vous trouvez, à côté de meubles utiles et neufs, des meubles vieux, inutiles, dangereux même par leur mauvais état. Par exemple, vous vous éclairez avec l’électricité, et vous héritez d’une paire de mouchettes. Eh bien ! l’homme, qui provient d’animaux inférieurs, a hérité d’organes pareils à ces vieux meubles. L’appendice c’est la mouchette : il ne remplit chez nous aucune fonction utile, tandis que chez certains herbivores l’organe qui lui correspond remplit une fonction notable dans la digestion des matières végétales. De même pour le gros intestin. Chez les mammifères, il s’est développé parce qu’il leur permet d’emmagasiner les déchets nutritifs et par conséquent de courir longtemps sans arrêt, ce qui est un avantage dans la lutte pour la vie : mais ce n’est pas par une course rapide que l’homme atteint sa proie, et son intelligence lui fournit d’autres moyens bien plus efficaces. Or, non seulement le gros intestin ne nous sert à rien, mais, comme il nourrit à peu près 128 billions de bactéries par jour, vous voyez quel milieu favorable il constitue pour la pullulation des microbes : aussi est-il le siège de plusieurs maladies des plus graves. Or, on a enlevé à une vieille femme ce gros intestin, et elle a vécu fort bien pendant plus de trente années. L’estomac, lui aussi, est un de ces organes dont l’organisme humain pourrait se passer, et des hommes atteints de cancers, auxquels on l’enlevait, s’alimentaient par la suite d’une façon très satisfaisante. Ce sont ces organes inutiles qui abrègent notre existence. Sans doute, malgré les progrès réalisés par la chirurgie, on ne peut pas songer à éliminer le gros intestin à l’aide du bistouri. Peut-être dans un avenir lointain s’engagera-t-on dans cette voie, mais pour le moment, il est plus rationnel d’agir contre les microbes nuisibles qui le peuplent et de remplacer cette flore intestinale par une flore artificielle. Ainsi, moi, depuis des années, je mange du lait caillé qui contient des microbes bienfaisants.
Et, de nouveau séduit par une comparaison, il ajouta :
— Vous avez acheté un terrain couvert de plantes sauvages, rien ne vous empêche de les détruire et d’en cultiver d’autres. Les mauvais microbes viennent de notre nourriture : changeons notre nourriture. Pas de fraises, pas de radis, pas de salades, nul fruit ou nulle herbe qui ait touché la terre, à moins de les cuire. Vous mangez des fraises, n’est-ce pas ? Eh bien ! les fraises renferment les bacilles du tétanos. En tout cas, si l’on n’arrive pas à modifier cette flore, on peut la rendre indifférente…
Ainsi, dans son calme et clair laboratoire, tout près de ces creusets et de ces éprouvettes où, tous les jours, il cherche le bonheur des hommes, Élie Metchnikoff, toujours campé sur son escabeau, déroulait, de sa voix tranquille et sûre, le long et splendide tableau des hypothèses offertes à notre intelligence et des vérités déjà conquises par elle. Les cobayes, dans leur cage de verre, poussaient de petits cris et, par la porte entr’ouverte, j’apercevais, dans la pièce voisine, étendu sur la table, un lapin dépecé et sanglant, les membres écartés et cloués. Était-ce de la science que j’écoutais les victoires, ou de l’utopie que j’entendais les rêves ? Que m’importait pourtant qu’on pût reculer la mort ? et si loin qu’on pût la reculer, ne demeurait-elle pas l’inévitable ? Étrange et terrible misère de la nature humaine ! Si même on parvenait à prolonger la vie d’un ou de deux siècles, n’aurions-nous pas alors horreur de la vie et ne dirions-nous pas comme cette centenaire de Tokarski : « Si tu vivais autant que moi, tu pourrais comprendre qu’il est non seulement possible de ne pas craindre la mort, mais même de la souhaiter et sentir le besoin de mourir comme on sent le besoin de dormir » ? Alors, à quoi bon !