Petites Misères de la vie conjugale/2/16

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LES MARRONS DU FEU.


On ne sait pas combien il y a de nuances dans le malheur, cela dépend des caractères, de la force des imaginations, de la puissance des nerfs. S’il est impossible de saisir ces nuances si variables, on peut du moins indiquer les couleurs tranchées, les principaux accidents. L’auteur a donc réservé cette petite misère pour la dernière, car c’est la seule qui soit comique dans le malheur.

L’auteur se flatte d’avoir épuisé les principales. Aussi les femmes arrivées au port, à l’âge heureux de quarante ans, époque à laquelle elles échappent aux médisances, aux calomnies, aux soupçons, où leur liberté commence ; ces femmes lui rendront-elles justice en disant que dans cet ouvrage toutes les situations critiques d’un ménage se trouvent indiquées ou représentées ?

Caroline a son Affaire-Chaumontel. Elle sait susciter à son mari des sorties imprévues, elle a fini par s’entendre avec madame de Fischtaminel.

Dans tous les ménages, dans un temps donné, les madame de Fischtaminel deviennent la providence des Carolines.

Caroline câline madame de Fischtaminel avec autant de soin que l’armée d’Afrique choie Abd-el-Kader, elle lui porte la sollicitude qu’un médecin met à ne pas guérir un riche malade imaginaire. À elles deux, Caroline et madame de Fischtaminel inventent des occupations au cher Adolphe quand ni madame de Fischtaminel ni Caroline ne veulent de ce demi-dieu dans leurs pénates. Madame de Fischtaminel et Caroline, devenues par les soins de madame Foullepointe les meilleures amies du monde, ont fini même par connaître et employer cette franc-maçonnerie féminine dont les rites ne s’apprennent dans aucune initiation.

Si Caroline écrit la veille à madame de Fischtaminel ce petit billet :

« Mon ange, vous verrez vraisemblablement demain Adolphe, ne me le gardez pas trop longtemps, car je compte aller au bois avec lui sur les quatre heures ; mais, si vous teniez beaucoup à l’y conduire, je l’y reprendrai. Vous devriez bien m’apprendre vos secrets d’amuser ainsi les gens ennuyés. »

Madame de Fischtaminel se dit : ─ Bien ! j’aurai ce garçon-là sur les bras depuis midi jusqu’à cinq heures.


axiome.

Les hommes ne devinent pas toujours ce que signifie chez une femme une demande positive, mais une autre femme ne s’y trompe jamais : elle fait le contraire.

Ces petits êtres-là, surtout les Parisiennes, sont les plus jolis joujoux que l’industrie sociale ait inventés : il manque un sens à ceux qui ne les adorent pas, qui n’éprouvent pas une constante jubilation à les voir arrangeant leurs piéges comme elles arrangent leurs nattes, se créant des langues à part, construisant de leurs doigts frêles des machines à écraser les plus puissantes fortunes.

Un jour, Caroline a pris les plus minutieuses précautions, elle écrit la veille à madame Foullepointe d’aller à Saint-Maur avec Adolphe pour examiner une propriété quelconque à vendre, Adolphe ira déjeuner chez elle. Elle habille Adolphe, elle le lutine sur le soin qu’il met à sa toilette, et lui fait des questions saugrenues sur madame Foullepointe.

— Elle est gentille, et je la crois bien ennuyée de Charles : tu finiras par l’inscrire sur ton catalogue, vieux don Juan ; mais tu n’auras plus besoin de l’Affaire-Chaumontel : je ne suis plus jalouse, tu as ton passe-port, aimes-tu mieux cela que d’être adoré ?… Monstre ! vois combien je suis gentille…

Dès que monsieur est parti, Caroline, qui la veille a pris soin d’écrire à Ferdinand pour venir déjeuner, fait une toilette que dans ce charmant xviiie siècle, si calomnié par les républicains, les humanitaires et les sots, les femmes de qualité nommaient leur habit de combat.

Caroline a tout prévu. L’Amour est le premier valet de chambre du monde : aussi la table est-elle mise avec une coquetterie diabolique. C’est du linge blanc damassé, le petit déjeuner bleu, le vermeil, le pot au lait sculpté, des fleurs partout !

Si c’est en hiver, elle a trouvé des raisins, elle a fouillé la cave pour y découvrir des bouteilles de vieux vins exquis. Les petits pains viennent du boulanger le plus fameux. Les mets succulents, le pâté de foie gras, toute cette victuaille élégante aurait fait hennir Grimod de la Reynière, ferait sourire un escompteur, et dirait à un professeur de l’ancienne Université de quoi il s’agit.

Tout est prêt. Caroline, elle, est prête de la veille : elle contemple son ouvrage. Justine soupire et arrange les meubles. Caroline ôte quelques feuilles jaunies aux fleurs des jardinières. Une femme déguise alors ce qu’il faut appeler les piaffements du cœur par ces occupations niaises où les doigts ont la puissance des tenailles, où les ongles roses brûlent, et où ce cri muet râpe le gosier : ─ Il ne vient pas !…

Quel coup de poignard que ce mot de Justine : ─ Madame, une lettre !

Une lettre au lieu d’un Ferdinand ! comment se décachète-t-elle ? que de siècles de vie épuisés en la dépliant ! Les femmes savent cela ! Quant aux hommes, quand ils ont de ces rages, ils assassinent leurs jabots.

— Justine, monsieur Ferdinand est malade !… crie Caroline, envoyez chercher une voiture.

Au moment où Justine descend l’escalier, Adolphe monte.

— Pauvre madame ! se dit Justine, il n’y a sans doute plus besoin de voiture.

— Ah çà ! d’où viens-tu ? s’écrie Caroline en voyant Adolphe en extase devant ce déjeuner quasi voluptueux :

Adolphe, à qui sa femme ne sert plus depuis longtemps de festins si coquets, ne répond rien. Il devine ce dont il s’agit en retrouvant écrites sur la nappe les charmantes idées que, soit madame de Fischtaminel, soit le syndic de l’Affaire-Chaumontel, lui dessinent sur d’autres tables non moins élégantes.

— Qui donc attends-tu ? dit-il en interrogeant à son tour.

— Et qui donc ? ce ne peut être que Ferdinand, répond Caroline.

— Et il se fait attendre…

— Il est malade, le pauvre garçon.

Une idée drôlatique passe par la tête d’Adolphe, et il répond en clignant d’un œil seulement : ─ Je viens de le voir.

— Où ?

— Devant le Café de Paris, avec des amis…

— Mais pourquoi reviens-tu ? répond Caroline, qui veut déguiser une rage homicide.

— Madame Foullepointe, que tu disais ennuyée de Charles, est depuis hier matin avec lui à Ville-d’Avray.

— Et monsieur Foullepointe ?

— Il a fait un petit voyage d’agrément pour une nouvelle Affaire-Chaumontel, une jolie petite… difficulté qui lui est survenue ; mais il en viendra sans doute à bout.

Adolphe s’est assis en disant : ─ Ça se trouve bien, j’ai l’appétit de deux loups…

Caroline s’attable en examinant Adolphe à la dérobée : elle pleure en dedans ; mais elle ne tarde pas à demander d’un son de voix qu’elle a pu rendre indifférent : ─ Avec qui donc était Ferdinand ?

— Avec des drôles qui lui font voir mauvaise compagnie. Ce jeune homme-là se gâte : il va chez madame Schontz, chez les lorettes, tu devrais écrire à ton oncle. C’était sans doute quelque déjeuner provenu d’un pari fait chez mademoiselle Malaga… Il regarde sournoisement Caroline, qui baisse les yeux pour cacher ses larmes. Comme tu t’es faite jolie ce matin, reprend Adolphe. Ah ! tu es bien la femme de ton déjeuner… Ferdinand ne déjeunera certes pas si bien que moi… etc.

Adolphe manie si bien la plaisanterie, qu’il inspire à sa femme l’idée de punir Ferdinand. Adolphe, qui se donne pour avoir l’appétit de deux loups, fait oublier à Caroline qu’il y a pour elle citadine à la porte.

La portière de Ferdinand arrive sur les deux heures, au moment où Adolphe dort sur un divan. Cette Iris des garçons vient dire à Caroline que monsieur Ferdinand a bien besoin de quelqu’un.

— Il est ivre ? demande Caroline furieuse.

— Il s’est battu ce matin, madame.

Caroline tombe évanouie, se relève et court chez Ferdinand, en dévouant Adolphe aux dieux infernaux.

Quand les femmes sont les victimes de ces petites combinaisons, aussi spirituelles que les leurs, elles s’écrient alors : ─ Les hommes sont d’affreux monstres !