Petites Misères de la vie conjugale/2/18

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COMMENTAIRE
OÙ L’ON EXPLIQUE LA FELICHITTA DES FINALES.


Qui n’a pas entendu dans sa vie un opéra italien quelconque ?… Vous avez dû, dès lors, remarquer l’abus musical du mot felichitta, prodigué par le poëte et par les chœurs à l’heure où tout le monde s’élance hors de sa loge ou quitte sa stalle.

Affreuse image de la vie. On en sort au moment où l’on entend la felichitta.

Avez-vous médité sur la profonde vérité qui règne dans ce finale, au moment où le musicien lance sa dernière note et l’auteur son dernier vers, où l’orchestre donne son dernier coup d’archet, sa dernière insufflation, où les chanteurs se disent : « Allons souper ! » où les choristes se disent : « Quel bonheur, il ne pleut pas !… » Eh ! bien, dans tous les états de la vie on arrive à un moment où la plaisanterie est finie, où le tour est fait, où l’on peut prendre son parti, où chacun chante la felichitta de son côté. Après avoir passé par tous les duos, les solos, les strettes, les coda, les morceaux d’ensemble, les duettini, les nocturnes, les phases que ces quelques scènes, prises dans l’océan de la vie conjugale, vous indiquent, et qui sont des thèmes dont les variations auront été devinées par les gens d’esprit tout aussi bien que par les niais (en fait de souffrances, nous sommes tous égaux !) la plupart des ménages parisiens arrivent, dans un temps donné, au chœur final que voici :

L’épouse, à une jeune femme qui en est à l’été de la Saint-Martin conjugale. ─ Ma chère, je suis la femme la plus heureuse de la terre. Adolphe est bien le modèle des maris : bon, pas tracassier, complaisant. N’est-ce pas, Ferdinand ?

(Caroline s’adresse au cousin d’Adolphe, jeune homme à jolie cravate, à cheveux luisants, à bottes vernies, habit de la coupe la plus élégante, chapeau à ressorts, gants de chevreau, gilet bien choisi, tout ce qu’il y a de mieux en moustaches, en favoris, en virgule à la Mazarin, et doué d’une admiration profonde, muette, attentive pour Caroline.)

Le Ferdinand. ─ Adolphe est si heureux d’avoir une femme comme vous ! Que lui manque-t-il ? Rien.

L’épouse. ─ Dans les commencements, nous étions toujours à nous contrarier ; mais maintenant nous nous entendons à merveille. Adolphe ne fait plus que ce qui lui plaît, il ne se gêne point ; je ne lui demande plus ni où il va ni ce qu’il a vu. L’indulgence, ma chère amie, là est le grand secret du bonheur. Vous en êtes encore aux petits taquinages, aux jalousies à faux, aux brouilles, aux coups d’épingles. À quoi cela sert-il ? Notre vie, à nous autres femmes, est bien courte ! Qu’avons-nous ? dix belles années ! Pourquoi les meubler d’ennui ? J’étais comme vous ; mais, un beau jour, j’ai connu madame Foullepointe, une femme charmante, qui m’a éclairée et m’a enseigné la manière de rendre un homme heureux… Depuis, Adolphe a changé du tout au tout : il est devenu ravissant. Il est le premier à me dire avec inquiétude, avec effroi même, quand je vais au spectacle et que sept heures nous trouvent seuls ici : ─ Ferdinand va venir te prendre, n’est-ce pas ? N’est-ce pas, Ferdinand ?

Le Ferdinand. ─ Nous sommes les meilleurs cousins du monde.

La jeune affligée. ─ En viendrais-je donc là ?…

Le Ferdinand. ─ Ah ! vous êtes bien jolie, madame, et rien ne vous sera plus facile.

FERDINAND.
Cousin d’Adolphe, jeune homme à jolie cravate, à cheveux
luisants, à bottes vernies.


L’épouse, irritée. ─ Eh ! bien, adieu, ma petite. (La jeune affligée sort.) Ferdinand, vous me payerez ce mot-là.

L’époux (sur le boulevard Italien). ─ Mon cher (il tient monsieur de Fischtaminel par le bouton du paletot), vous en êtes encore à croire que le mariage est basé sur la passion. Les femmes peuvent, à la rigueur, aimer un seul homme, mais nous autres !… Mon Dieu, la Société ne peut pas dompter la Nature. Tenez, le mieux, en ménage, est d’avoir l’un pour l’autre une indulgence plénière, à la condition de garder les apparences. Je suis le mari le plus heureux du monde. Caroline est une amie dévouée, elle me sacrifierait tout, jusqu’à mon cousin Ferdinand, s’il le fallait… oui, vous riez, elle est prête à tout faire pour moi. Vous vous entortillez encore dans les ébouriffantes idées de dignité, d’honneur, de vertu, d’ordre social. La vie ne se recommence pas, il faut la bourrer de plaisir. Voici deux ans qu’il ne s’est dit entre Caroline et moi le moindre petit mot aigre. J’ai dans Caroline un camarade avec qui je puis tout dire, et qui saurait me consoler dans les grandes circonstances. Il n’y a pas entre nous la moindre tromperie, et nous savons à quoi nous en tenir. Nos rapprochements sont des vengeances, comprenez-vous ? Nous avons ainsi changé nos devoirs en plaisirs. Nous sommes souvent plus heureux alors que dans cette fadasse saison, appelée la lune de miel. Elle me dit quelquefois : ─ Je suis grognon, laisse-moi, va-t’en. L’orage tombe sur mon cousin. Caroline ne prend plus ses airs de victime, et dit du bien de moi à l’univers entier. Enfin ! elle est heureuse de mes plaisirs. Et, comme c’est une très-honnête femme, elle est de la plus grande délicatesse dans l’emploi de notre fortune. Ma maison est bien tenue. Ma femme me laisse la disposition de ma réserve sans aucun contrôle. Et voilà. Nous avons mis de l’huile dans les rouages ; vous, vous y mettez des cailloux, mon cher Fischtaminel. Il n’y a que deux partis à prendre : le couteau du More de Venise, ou la besaiguë de Joseph. Le turban d’Othello, mon cher, est très-mal porté ; ce n’est qu’un turc de carnaval ; moi, je suis charpentier, en bon catholique.

Chœur, dans un salon au milieu d’un bal. ─ Madame Caroline est une femme charmante !

Une femme à turban. ─ Oui, pleine de convenance, de dignité.

Une femme qui a sept enfants. ─ Ah ! elle a su prendre son mari.

Un ami de Ferdinand. ─ Mais elle aime beaucoup son mari. Adolphe est, d’ailleurs, un homme très-distingué, plein d’expérience.

Une amie de madame Fischtaminel. ─ Il adore sa femme. Chez eux, point de gêne, tout le monde s’y amuse.

Monsieur Foullepointe. ─ Oui, c’est une maison fort agréable.

Une femme dont on dit beaucoup de mal. ─ Caroline est bonne, obligeante, elle ne dit de mal de personne.

Une danseuse qui revient à sa place. ─ Vous souvenez-vous comme elle était ennuyeuse dans le temps où elle connaissait les Deschars ?

Madame Fischtaminel. ─ Oh ! elle et son mari, deux fagots d’épines… des querelles continuelles (Madame Fischtaminel s’en va.)

Un artiste. ─ Mais le sieur Deschars se dissipe, il va dans les coulisses ; il paraît que madame Deschars a fini par lui vendre sa vertu trop cher.

Une bourgeoise, effrayée pour sa fille de la tournure que prend la conversation. ─ Madame de Fischtaminel est charmante ce soir.

Une femme de quarante ans, sans emploi. ─ Monsieur Adolphe a l’air aussi heureux que sa femme.

La jeune personne. ─ Quel joli jeune homme que monsieur Ferdinand ! (Sa mère lui donne vivement un petit coup de pied) ─ Que me veux-tu, maman ?

La mère. ─ (Elle regarde fixement sa fille.) On ne dit cela, ma chère, que de son prétendu, monsieur Ferdinand n’est pas à marier.

Une dame très-décolletée, à une autre non moins décolletée ─ (Sotto voce.) — Ma chère, tenez, la morale de tout cela, c’est qu’il n’y a d’heureux que les ménages à quatre.

Un ami, que l’auteur a eu l’imprudence de consulter. ─ Ces derniers mots sont faux.

L’auteur. ─ Ah ! vous croyez ?

L’ami, qui vient de se marier. ─ Vous employez tous votre encre à nous déprécier la vie sociale, sous le prétexte de nous éclairer !… Eh ! mon cher, il y a des ménages cent fois, mille fois plus heureux que ces prétendus ménages à quatre.

L’auteur. ─ Eh bien ! faut-il tromper les gens à marier, et rayer le mot ?

L’ami. ─ Non, il sera pris comme le trait d’un couplet de vaudeville !

L’auteur. ─ Une manière de faire passer les vérités.

L’ami, qui tient à son opinion. ─ Les vérités destinées à passer.

L’auteur, voulant avoir le dernier. ─ Qui est-ce qui ne passe pas ? Quand ta femme aura vingt ans de plus, nous reprendrons cette conversation. Vous ne serez peut-être heureux qu’à trois.

L’ami. ─ Vous vous vengez bien durement de ne pas pouvoir écrire l’histoire de ménages heureux.


fin des petites misères de la vie conjugale.