Petites fantaisies littéraires/10

La bibliothèque libre.
Typographie de P.-G. Delisle (p. 151-171).

ÉPISODES
D’UNE
INSURRECTION AU NORD-OUEST



Un petit peuple vivant paisiblement sur les bords de la Rivière Rouge se voyait, il y a quelques années, en butte aux persécutions d’une horde de pillards, lâchés sur les fertiles plaines du Nord-Ouest, je ne sais trop par quels complaisants pouvoirs.

Ces truands violaient impunément le sanctuaire du domicile, épouvantaient de pauvres femmes dont les protecteurs étaient loin, allaient jusqu’à braquer sur elles un revolver meurtrier pour leur arracher le dernier morceau de pain de la famille.

On les a vus, traversant nos champs ensemencés, renversant sur leur passage de faibles palissades qui ne pouvaient résister à de si vilaines bêtes, piétinant méchamment sur nos blés, semant partout le feu, au risque d’incendier nos villages, exécutant d’autres férocités encore, sous le très plausible prétexte disaient-ils, de modifier un peu la carte de nos régions.

Une quinzaine de braves s’insurgèrent, ayant à leur tête un tout jeune homme que son intelligence remarquable prédestinait au commandement. On l’avait spontanément reconnu chef. Les soldats étaient tous plus vieux que le capitaine : mais le souffle de pur patriotisme qui animait toujours ses harangues, avait passé sur les courages et l’on avait eu confiance.

Ce fut là le germe de la rébellion.

Le petit bataillon opposa une résistance énergique aux envahissements qui ne reconnaissaient plus de loi, et les terribles de la première heure furent bientôt mis en déroute.

On sait les funestes complications qu’entraîna la révolte, les haines implacables qu’elle soulevait plus tard, les gouvernements qu’elle jetait dans l’embarras, le deuil qu’elle mettait au cœur d’une nation dont le crime unique avait été de revendiquer des droits méconnus.

On a vu les passions se déchaîner contre le jeune commandant qui avait voulu conduire son peuple au triomphe d’une sainte cause.

Sa tête a été mise à prix.

Il a été hors la loi.

Cela ne l’a pas empêché de braver cent fois les balles de la canaille.

La fatalité des derniers événements a tourné contre lui.

Il traîne aujourd’hui une existence meurtrie par les ronces de l’exil.

Sur le chemin de ses amertumes, il lui arrive parfois de cueillir une fleur qu’y sème la sympathie ; mais l’arôme qui s’en dégage n’a pas assez d’enivrements pour lui faire oublier les parfums de sa patrie…

L’infortune a blanchi sa tête. L’illustre proscrit erre comme une ombre au milieu des solitudes qui ne lui sont pas hostiles, prêtant mystérieusement l’oreille à la grande voix des airs, comme s’il entendait un écho affaibli des harmonies natales.

Les siens ne le reverront pas, car s’il avait le malheur de faire une apparition dans son pays, Louis Riel tomberait sous le poignard de cinq cents fanatiques qui ont juré de venger la mort de Scott.


Après le transfert des territoires du Nord-Ouest par la Compagnie de la Baie d’Hudson, le pays s’étant trouvé un temps sans gouvernement, les métis formèrent une administration provisoire sous la présidence de Riel.

Les membres de cette organisation politique s’installèrent dans les fortifications de Garry.

Il y avait là huit cents hommes sous les ordres de ce pauvre Lépine, qui doit aux sympathies des Canadiens-français d’avoir été soustrait plus tard aux horreurs de la peine capitale.

La tâche imposée au jeune président était lourde.

Il avait à se défier d’une contre-révolution sourde dont les germes se développaient rapidement au sein de la population métisse anglaise ; il lui fallait créer une constitution temporaire pour la gouverne de son peuple ; des négociations très importantes qui allaient décider du bien-être futur de la nation, étaient sur le point de s’ouvrir avec les autorités canadiennes, et nécessitaient une sagacité rompue aux astucieuses subtilités de la politique.


Il y avait eu ce temps-là au collège de St-Boniface, une trentaine d’écoliers dont une belliqueuse ardeur enflammait les jeunes imaginations.

Ces pions voulaient se battre.

J’en étais, ne vous déplaise.

Le plus vieux avait quatorze ans, je crois. Nous offrîmes nos services à Riel qui laissa tomber sur notre requête un sourire plein de tristesse, comme s’il avait pressenti que l’heure des lugubres événements n’était pas loin. « Merci, pauvres enfants, » nous dit-il, « vous êtes bons et pleins de courage, mais il ne sera pas versé de sang ; quelques jours encore et la paix sera rétablie. »

Cela nous contrariait.

Chacun de nous avait arrêté dans sa tête une entreprise colossale : tuer un anglais.

Eh oui, bon Dieu ! moi aussi, je voulais occire mon homme !

Les Anglais ! Je me les figurais comme de grands diables encornés, tout noirs, méchants, laids, caraïbes, un peu anthropophages…

Mes idées sont bien changées sur ces gentlemen. Il y a eu depuis de sérieux rapprochements entre eux et moi, à tel point qu’aujourd’hui, j’en voudrais exterminer… mille.

Je dis cela sans passion, à travers le plus ineffable de mes sourires.


Quelque temps après l’infructueuse démarche qui fit tomber nos escopettes, un parti de soldats anglais s’avançait sur Garry, en longeant l’ouest de ce qui s’appelle aujourd’hui la cité de Winnipeg

La veille, il avait été rumeur de sac et de feu ! On devait incendier les principaux édifices catholiques, piller la ville, égorger tout le monde. Les nôtres s’étaient tenus prêts à toute éventualité. Un détachement de six cents cavaliers fut dirigé sur les agresseurs ; quelques fantassins suivaient derrière ; une cinquantaine d’hommes étaient restés sur les remparts. Nous étions, mes camarades et moi, apostés aux lucarnes de l’évêché, palpitants d’angoisse, attendant la terreur dans l’âme, l’issue de ce drame qui peut-être allait se dénouer par un massacre. Pas un détail de la manœuvre ne nous échappait.

Les anglais s’étaient arrêtés tout-à-coup… nos hommes continuaient de dévorer l’espace, quelques arpents à peine séparaient les armées.

Le temps était radieux — le soleil, superbe — le firmament, bleu, sans nuages. La plaine était recouverte d’un immense manteau de ouate pailleté de diamants étincelants : Vraiment, c’eut été dommage de rougir cette belle neige blanche du sang de nos braves…

Dieu ne le permit pas.

Personne ne fit le coup de feu.

Deux parlementaires anglais se détachèrent de leur escouade en agitant un pavillon blanc. Les combattants se réunirent en une imposante masse. Un quart d’heure après, une immense colonne s’ébranlait pour entrer dans le fort — les anglais s’étaient rendus et constitués prisonniers.

L’un d’eux plus turbulent que ses compagnons d’armes, proférait des menaces, jurait comme un forcené, frappait tous ceux que sa rage pouvait atteindre : c’était Scott.

Les autres, au nombre d’une centaine à peu près, furent enfermés dans de vastes salles.

Scott fut incarcéré pieds et poings liés.


Cette victoire du gouvernement provisoire avait eu pour résultat de calmer un peu les agitations. On ne songea plus à contester l’autorité de l’administration établie, et les choses allèrent assez bien pendant quelques jours.

Le collège avait repris ses classes avec plus ou moins d’entrain.

Nos régents nous mettaient quelquefois au courant des événements du dehors ; mais le plus souvent le mystère de leur physionomie, leur refus de répondre à nos questions, nous jetait dans une grande perplexité.

Il y avait dans l’air comme un souffle de mauvais génie qui nous accablait.

Il devait se préparer quelque chose d’extraordinaire.

Un soir il y eut des prières publiques. Un prêtre priait à haute voix devant le saint sacrement exposé. Des sanglots s’échappaient de la foule agenouillée. En sortant des saints lieux, quelques balles avaient sifflé à nos oreilles, puis tout était rentré dans le silence.

Quelques ombres se glissaient autour des fortifications.

Au dedans, le gouvernement s’était érigé en Cour martiale et délibérait déjà depuis deux heures, lorsque la terrifiante nouvelle nous arriva que Scott venait d’être condamné à mort.

Son existence avait été jugée dangereuse pour le maintien de l’ordre public, et l’on avait cru pouvoir en l’éliminant, détourner les désastreux orages d’une guerre civile.

L’agitateur orangiste n’en avait rien cru. Il s’était mis à rire bruyamment en écoutant sa sentence.

On le reconduisit à son cachot.

Une petite table portant des plumes, de l’encre et du papier fut mise à sa disposition, avec recommandation de tracer ses suprêmes volontés s’il en avait à manifester.

Puis, la porte de la cellule s’était refermée sans bruit.

Scott avait pâli.

On eut dit qu’un éclair venait de lui faire voir toute l’horreur de sa situation.

Le condamné fit entendre un cri de rage…

Quelques instants après, il laissait tomber d’une voix étouffée ces paroles navrantes : « O no, they will not kill me ! »…

Il passait minuit.

Un bruit confus, prolongé, retentissait par intervalles, à travers le silence des appartements endormis.

Huit cents hommes étaient à genoux, répondant au chapelet que récitait avec eux un vénérable oblat de l’évêché.

C’était poignant de voir ces guerriers implorant la miséricorde divine pour que l’éternité d’un homme ne fut pas maudite…

Je n’ai pas lu que la Révolution française en ait fait autant pour ses victimes.

Il y a parfois de précieux enseignements à tirer de l’histoire d’un peuple que la religion a civilisé.

Ces hommes ressentaient ce je ne sais quoi de formidable que le sens évangélique seul imprime aux objets auxquels il mêle sa grandeur.

À deux heures de l’après-midi, un grand rassemblement se fit auprès de l’un des bastions du fort.

L’exécution de Scott allait avoir lieu.

Le condamné parut un bandeau sur les yeux, escorté de six gendarmes.

Il fut laissé à genoux sur la neige durcie.

Un seul homme passa quelques instants auprès de lui, le ministre de sa religion, qui après quelques exhortations s’éloignait à son tour.

Le silence qui planait sur ce drame était lugubre.

Un soldat distribua au hasard les fusils, dont trois étaient chargés à balle, les autres à poudre.

En dépit des ordres les plus sévères, il eut été impossible, sans ce subterfuge, de trouver un seul homme pour fusiller Scott.

Personne ne devait savoir de quelles armes sortirait la mort.

À un signal donné, une détonation terrible se fit entendre.

Scott tomba la face contre terre. Il vivait encore.

On le transporta dans l’enceinte des fortifications, et à partir de ce moment, il devient impossible de dire ce qu’il est advenu de lui.

Les mystères les plus impénétrables ont enveloppé sa disparition.

Le procès de Lépine a révélé mille faits contradictoires auxquels il n’est pas possible d’ajouter foi.

L’histoire racontera sans doute avec une exactitude plus rigoureuse, ces événements dont je ne dois le souvenir qu’à une mémoire peut-être infidèle.


La dissolution complète du gouvernement survint presque aussitôt après cette tragédie.

Les fortifications furent abandonnées, et les métis rentrèrent dans leurs familles.

La désertion avait été complète.

Aussi permit-elle à Wolsely de faire une charge extrêmement triomphale sur les solitudes de Garry.

Le général y trouva un chien qui ne se gêna pas de lui aboyer au nez, et un vieux métis retardataire bourrant philosophiquement sa pipe.

Le chien fut battu, et le bonhomme mis à la porte.

On proclama cet exploit. Wolsely fut traité d’illustre parmi les vainqueurs des vainqueurs.

La presse obséquieuse battit de la grosse caisse, et lança cet énorme pavé de l’autre côté de l’océan, où les habitués de Downing Street… l’avalèrent. Sir Garnet fut décoré de je ne sais trop quel ruban.


L’heure néfaste avait sonné pour Riel. Il fut traqué comme une bête fauve.

Une douzaine de limiers au flair de dogue, soudoyés par la rage vindicative des loges orangistes s’acharnaient à sa poursuite. Quelques rares amis lui offraient asile ; mais une fois reposé de ses fatigues, il fuyait aussitôt.

On eut dit qu’un pouvoir occulte, une inspiration providentielle lui donnait l’intuition de l’imminence d’un danger. Combien de fois n’est-il pas arrivé aux mouchards de faire des perquisitions à travers des endroits qu’il avait laissés dix minutes auparavant !

On se demande comment la mort ne l’a pas frappé en mille circonstances périlleuses.

Eh quoi ! C’est un de ces phénomènes qui ne s’expliquent pas si l’on en veut exclure l’action de Dieu.

Quelqu’un priait, une femme ! C’était une Sœur de charité.

Beauté angélique, type idéal comme il n’en existe que dans les communautés religieuses, parce que l’ascétisme de la vie contemplative semble diviniser leur figure…

On apprit un jour que cette sainte vivait au milieu des peuplades les plus reculées de l’Ouest.

Un vœu secret pour la sauvegarde de son frère, lui avait fait accepter le long martyre d’une existence sacrifiée aux derniers êtres de l’échelle sociale.

Je crois fermement que Riel doit de vivre, aux prières de la pauvre religieuse.