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Petites fantaisies littéraires/12

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Typographie de P.-G. Delisle (p. 195-211).

UN DRAME DANS LE MONDE.



La haute société de L… se portait en masse il y a quelques années, à une cérémonie qui liait pour toujours la destinée de l’une de ses jeunes filles les plus distinguées au sort d’un capitaliste puissamment riche.

Ce mariage s’était accompli avec une extrême répugnance de la part de la jeune fille.

Remarquablement belle, jeune, encore pleine de sève et de fraîcheur juvénile, elle eut préféré au spéculateur décrépit, un jeune homme moins opulent, mais qui l’aimât mieux.

Elle croyait aux joies possibles des affections profondes ; elle pensait que deux cœurs pouvaient se rencontrer, battre à l’unisson et oublier ensemble les lassitudes de la vie ! Illusions, lui avait-on dit, qui tomberont une à une au premier souffle, comme à l’automne les feuilles des arbres…

Ses aspirations avaient donc été brutalement brisées ; et, il s’était fait une fois de plus, une de ces unions monstrueuses qui comptent tant de victimes dans les fastes de l’humanité. La jeune épouse apportait au foyer un cœur dont l’or ne comblerait jamais le vide…

Quelques mois se passèrent, calmes et froids, sans intimité, lourds et monotones, lorsque la fatalité mit sur le chemin de la malheureuse jeune femme, un de ces êtres maudits dont l’enfer semble avoir pétri l’âme pour dresser des embûches à la vertu.

La société, qui avait applaudi à une combinaison disparate, avait cependant oublié de préparer le remède au mal que les plis de l’avenir pourraient bien réserver. L’épouse infortunée n’avait pas été habituée aux consolations divines, et cette jeune femme qui en avait vu d’autres faillir au devoir, entrait dans une carrière que des ressources purement humaines ne sauraient sauvegarder à elles seules.

Aussi la première occasion dût-elle entraîner une catastrophe.


Le temps des réunions mondaines était arrivé. Les bals des hautes sphères sociales se faisaient avec un éclat inaccoutumé qui avait attiré tout ce que la ville contenait d’étrangers de distinction.

Madame de X… fut lancée dans ces tourbillons de plaisirs étourdissants, où la grâce séduisante de sa personne et les qualités supérieures de son esprit ne manquèrent pas d’attirer l’attention des Lovelaces qui s’empressaient autour d’elle.

Son ingénuité ne vit rien d’anormal dans ce zèle.

Le capitaliste qui ne s’était pas fait millionnaire à poser au Don Juan, ne soupçonna pas que l’on pût aussi audacieusement faire le siège de la probité…

Mais… avec le temps, après une persistance diaboliquement fascinatrice, quelques indices se dressèrent outrageants, pour fouetter la figure du mari dédaigné. Des lettres anonymes l’avertirent que sa femme s’acheminait vers une trahison… Le malheureux époux blessé dans son honneur, fut atterré ; mais il se redressa fièrement. Un souffle de vengeance avait passé sur son âme.

Un soir on lui apporta un télégramme qui le mandait en toute hâte à la Bourse de New-York. Il fit immédiatement ses préparatifs de départ, embrassa sa femme, et sortit sans qu’elle se doutât le moins du monde de l’agitation qui le bouleversait.

C’était par une nuit de septembre. Il tombait une pluie fine. L’avenue D… était déserte. Les réverbères alignés le long des trottoirs projetaient une pâle lueur.

Quelques piétons attardés fuyaient çà et là… puis un lugubre silence planait sur toute la ville comme à la veille d’un grand coup de tonnerre.

Mais… en plongeant le regard jusqu’à l’extrémité sud de la rue, on pouvait distinguer un groupe de trois hommes dont les silhouettes se dessinaient dans l’ombre.

Ils étaient là, immobiles, en faction, les yeux tournés tantôt vers la porte d’un jardin attenant à une résidence de l’avenue, tantôt vers la façade elle-même de cette maison.

Les trois hommes attendirent pendant une heure environ sans qu’il se passât rien d’étrange.

Mais, quelques moments après, une croisée de l’un des étages supérieurs s’ouvrit doucement, puis une lumière en traversa trois fois la largeur, et tout redevint obscur…

Soudain, on put apercevoir le long du jardin, une ombre qui se glissait prudemment, s’arrêtait souvent, épiait les alentours.

Les trois hommes s’étaient penchés en avant et continuaient de regarder avec une fixité plus terrifiante.

Tout à coup un épouvantable craquement se fit entendre et un cri de rage retentit par tout le quartier désert de la ville…

Les trois observateurs se précipitèrent aussitôt…

Un homme venait d’expirer, écrasé par le poids énorme d’une pierre qui avait été placée au dessus de la porte du jardin…

— Je me livre à la justice, s’écria le capitaliste malheureux qui venait de se faire connaître des deux gendarmes dont il s’était fait accompagner, j’ai fait ce meurtre…

Les portes de sa résidence furent immédiatement enfoncées. On trouva son infidèle épouse évanouie sur le plancher.

L’épouvante l’avait presque tuée.


Le lendemain l’histoire de ce lugubre événement était dans toutes les bouches.

Tous les journaux racontaient qu’au moment de son départ pour New-York, le capitaliste avait rencontré sur son passage un de ses domestiques portant une lettre. Il l’avait aussitôt arrachée de ses mains. La missive lui ayant paru suspecte, il en avait rompu le cachet, puis l’avait remise au fidèle commissionnaire avec recommandation de la porter à destination.

Il était allé ensuite à la recherche de deux gendarmes qu’il avait amenés avec lui sans leur indiquer le but de ses démarches. Nous savons ce qui se passa. Ces fonctionnaires dûrent accomplir leur devoir. Le meurtrier fut conduit en prison et subit son procès quelques jours plus tard. Son jury l’acquitta.

Les cercles aristocratiques de L…, restèrent un certain temps sous l’effet d’une consternation générale.

Les salons se fermèrent. On ne s’abordait plus qu’en chuchotant. Les rapports étaient devenus plus contraints. Une part de la responsabilité de tous ces crimes, semblait peser sur ce monde frivole qui n’avait pas jugé à propos de compter avec les inclinations d’un cœur aimant, et l’avait violemment arraché à son principe de vie pour l’étouffer dans les froides splendeurs d’un mariage de convenance.

Mais bientôt, ce malaise disparut. Un train de vie plus étourdissant ébranla de nouveau le grand monde, et le drame de l’avenue D… s’effaça des mémoires…

Comme il arrive presque toujours après de semblables catastrophes, l’épouse malheureuse qui venait d’être frappée si terriblement, vit une barrière infranchissable de mépris s’élever entre elle et ceux qui naguère n’avaient pas assez de flatteries pour l’aveugler.

Les amitiés éphémères qui l’avaient entourée avant sa chute, s’évanouirent comme des fumées.

Nulle consolation ne lui arriva de cette société menteuse et égoïste dont les mirages l’avaient si fatalement éblouie.

Les hommes gardèrent pour d’autres leurs séductions.

À l’horreur du scandale les femmes ajoutèrent le venin de leurs calomnies.

Il n’y a rien là qui étonne. Le monde est ainsi fait. S’il arrive à une fortune de crouler, à une vertu de chanceler, à une gloire de se ternir, la société s’enivre d’une joie sauvage, et elle assiste à toutes les agonies avec son habituelle grimace aux lèvres.

Madame de X… eut le courage d’implorer la miséricorde de son mari avant de s’ensevelir à jamais dans l’un de ces asiles de sérénité et de prière qui seront toujours le refuge des grandes douleurs…

Son mari eut assez de grandeur d’âme pour pardonner.

Ce fut la dernière fois qu’il la vit avant qu’elle ne disparût pour aller expier au fond des paisibles retraites d’un monastère les égarements d’une vie que le monde avait broyée si froidement.

Elle fut accueillie avec toute la mansuétude que Dieu seul peut inspirer aux âmes qui abandonnent le monde pour le mieux servir.

Son séjour n’y fut pas long. Son âme, pure de toute tache s’envola à Dieu sur les ailes du repentir.

On n’entendit presque plus parler de l’infortuné capitaliste qui s’était retiré complètement de la vie publique pour vivre ses derniers jours dans les mélancoliques solitudes de sa pensée.

Son immense fortune fut employée à la fondation d’institutions de charité.

Il vécut quelques années sans jamais parler de ses malheurs.

On évitait de faire allusion devant lui aux incidents qui auraient pu lui rappeler ses heures de deuil.

Mais il était évident que les tortures morales les plus cuisantes ne cessaient de l’accabler.

Chaque fois qu’un équipage étincelant passait devant lui, emportant les clameurs bruyantes d’une nouvelle noces, le vieillard tournait la tête et pleurait.

Il mourut, délaissé de ses amis d’antan, n’emportant dans sa tombe que les regrets sincères de tous ceux dont il avait gagné les cœurs en se faisant bon et en soulageant leur misère.


Tous les mariages de convenance n’ont pas toujours ce dénouement tragique. Mais hélas, combien de douleurs secrètes, combien de scènes orageuses, combien de plaies saignantes ne sont-elles pas cachées par ces deux êtres, misérablement rivés l’un à l’autre dont une suggestion toute brutale, a déterminé l’union !

Le monde songe-t-il parfois à l’odieux de ce trafic, qui consiste à exploiter des jeunes filles pures, chastes, naturellement aimantes, éprouvant un immense besoin d’affection, pour les livrer au grossier sensualisme d’un homme riche qui moyennant sa fortune, a déjà laissé un peu partout sur le chemin de sa vie des lambeaux d’une jeunesse déflorée ?

Un homme se rencontre, pouvant disposer de ressources matérielles puissantes ; il se met à la recherche d’une de ces sensitives parfumées que l’affection maternelle éloigne toujours soigneusement des souffles empoisonnés ; il a trouvé sa proie ; des négociations s’entament ; ce roi de la Bourse est agréé — et le mariage est conclu. D’un côté, une fortune ; de l’autre, un de ces êtres que l’on dirait tombés du ciel, tant il y a de l’ange dans leur nature ! Où est l’équilibre ? Les millions valent-ils une parcelle du cœur ?…

Voilà des mains remplies, mais un cœur qui reste béant ! La femme a besoin d’aimer… Est-elle justifiable de forfaire à ses devoirs ? Non ! mais, après tout, si elle tombe, est-elle seule coupable ?…


 « Oh ! n’insultez jamais une femme qui tombe
Qui sait sous quel fardeau la pauvre âme succombe ? »


Il n’est pas juste qu’une âme tombe dans l’éternité par la main d’un mari outragé !

L’homme qui tue son semblable est presque toujours criminel devant Dieu ! Mais, il existe au fond du cœur humain un étrange sentiment : c’est une haine implacable qui ne pardonne jamais à l’adultère son crime. Si la mort le frappe dans sa faute, la société ne le venge presque jamais ! C’est lui qui est le plus grand coupable, il mérite son sort.


« Quand le vent du malheur ébranlait leur vertu,
Qui de nous n’a pas vu de ces femmes brisées
S’y cramponner longtemps de leurs mains épuisées
Comme au bout d’une branche on voit étinceler
Une goutte de pluie où le ciel vient briller,
Qu’on secoue avec l’arbre et qui tremble et qui lutte,
Perle avant de tomber et fange après sa chute ! »


Laissons à l’amour sa liberté d’expansion et disons encore avec le poète :


« La faute en est à nous ; à toi, riche ! à ton or !
Cette fange d’ailleurs contient l’eau pure encor.
Pour que la goutte d’eau sorte de la poussière,
Et redevienne perle en sa splendeur première,
Il suffit, c’est ainsi que tout remonte au jour,
D’un rayon de soleil ou d’un rayon d’amour !


FIN.