Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre II

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CHAPITRE II

Buloz. — Le mari dune étoile. — Un ami dans une armoire.

J’ai nommé tout à l’heure M. Buloz. J’y reviens.

Trois ou quatre mois après mon arrivée à Paris, M. Buloz, qui avait lu quelques-uns de mes vers dans l’Artiste et dans le feuilleton de l’Époque me fit demander par l’imprimeur Gerdès. C’était à l’époque où les bureaux de la Revue des Deux-Mondes étaient situés dans la tranquille rue Saint-Benoît, au fond d’un petit jardin.

M. Buloz me commanda plusieurs articles qui, exécutés, ne lui plurent point. Je me lassai. Nos relations en restèrent là.

À ne pas écrire dans la Revue des Deux-Mondes, j’ai perdu sans doute quelque prestige, mais ma bonne humeur y a peut-être gagné. J’ai pu développer dans d’autres milieux des qualités de gaieté qui auraient été absolument étouffées sous l’uniforme gris qu’on faisait autrefois endosser à tout débutant dans la Revue,

M. Buloz, que j’ai souvent vu depuis, n’avait rien de séduisant au premier aspect, — ni même au second. Il était borgne et sourd. C’était un homme de haute taille, mais voûté, d’une charpente à toute épreuve ; un de ses coups de poing aurait été terrible (il en a donné quelquefois, à ce qu’on raconte dans les imprimeries). L’expression générale de sa physionomie était sombre, rude, inquiète. Sa voix était un grognement perpétuel. Il avait des hein qui faisaient rentrer sous terre les nouveaux venus et qui causaient des tressaillements à son secrétaire sensitive, M. de Mars.

Comment, avec de telles manières et avec une intelligence littéraire qui était loin de se révéler de prime abord, comment un pareil personnage parvint-il à enrégimenter les meilleurs et les plus célèbres écrivains de son époque ? C’est ce que je m’explique difficilement. Il est venu à temps ; il a été le premier et le seul. Il a eu de la ténacité et de l’esprit de suite. Mais il aurait tout aussi bien réussi dans la bonneterie ou dans la quincaillerie.

Quelques-uns de ces écrivains, il est vrai, se sont offusqués au bout de quelque temps. Balzac, le premier, a levé l’étendard de la révolte, — ainsi que je l’ai raconté, — il ne voulait pas être traité à la russe, et il gagna contre Buloz ce procès que Buloz ne devait jamais lui pardonner, — car l’irascibilité était un des principaux défauts de celui qu’on appelait déjà l’autocrate de la Revue des Deux-Mondes.

Plus tard, Alexandre Dumas, Philarète Chasles, Sainte-Beuve, Pontmartin se sont dérobés tour à tour à ce despotisme sans élévation.

Voici l’opinion de l’auteur des Odeurs de Paris sur François Buloz :

M. Buloz inspire, dirige, corrige, rature, modifie les matadors de l’esprit contemporain ; et les plus fiers ne sont ou n’ont été que les truchements de sa pensée. Or, M. Buloz n’a pas de pensée ! Et voilà quarante ans tout à l’heure que cela dure. »

On s’est quelquefois moqué de ce Croquemitaine.

Ecoutez Théodore de Banville, — qui n’a jamais écrit à la Revue des Deux-Mondes — écoutez-le fredonner la Villanelle de Buloz dans un coin des Odes funambulesques :

J’ai perdu mon Limayrac :
Ce coup-là me bouleverse.
Je veux me vêtir d’un sac.

Il va mener en cornac
La Gazette du commerce.
J’ai perdu mou Limayrac.

Mon Limayrac sur Balzac
Savait seul pleuvoir à verse.
Je vais me vêtir d’un sac ……

Limayrac était le plus petit des rédacteurs de Buloz.

Tant qu’on se contentait de le chansonner, Buloz laissait faire ; mais il n’entendait pas raillerie dès qu’on allait plus loin.

Il fit condamner Barhey d’Aurevilly pour deux articles, qui d’ailleurs ne laissaient rien à désirer sous le rapport de l’empoignement. C’était radieux d’impertinence. On sait avec quelle désinvolture l’auteur des Diaboliques, dès qu’il a retroussé ses manchettes, s’entend à administrer une raclée à ses adversaires. Buloz se frotta longtemps les épaules.

Si affaire et si homme du Danube qu’il fit, M. Buloz avait un salon ; il recevait, il donnait des dîners quelquefois. Ces jours-là, il s’essayait à faire le beau.

« J’étais à souper chez Buloz le jour des Rois, — écrivait Alfred de Musset à son frère en 1843 ; — toute la Revue s’y trouvait, plus Rachel. C’était un peu froid ; on aurait dit un dîner diplomatique. Le hasard facétieux a donné la fève à Henri Heine, qui a fait semblant de ne pas savoir ce qu’on lui voulait, de sorte que le gâteau, sur lequel la maîtresse de la maison devait compter pour égayer la soirée, a été pour le roi de Prusse. Heureusement, Chaudes-Aigues s’est grisé, ce qui a rompu la glace. »

Musset était le Benjamin de Buloz, qui lui passait bien des choses.

Théophile Gautier avait aussi le pouvoir de le dérider par ses propos de haute graisse. Ce qui n’empêcha pas Buloz de lui réclamer par voie judiciaire le Capitaine Fracasse, — que l’indolent Théo lui avait promis depuis dix ans et sur lequel il avait touché trois mille francs.

— Rendez l’argent, au moins ! lui criait l’implacable Savoisien.

De Marseille, où il se trouvait alors, le banquier Mires entendit cette grosse voix, et il écrivit immédiatement à son caissier de Paris ce billet, pour lequel il lui sera beaucoup pardonné, et qui mérite de transmettre son nom aux âges les plus lointains :

« Tirez Gautier des griffes de Buloz ! »

Ce qui fut fait.


Lors de mes premières années de séjour à Paris, un ami m’emmena diner dans une table d’hôte d’une maison meublée de l’ancienne me Copeau, aujourd’hui rue Lacépède. Un quartier lointain et pétrifié, où l’herbe poussait, où le roulement d’une voiture était un événement, où les maisons avaient de lourdes portes cochères et pas de magasins, où l’on voyait aux fenêtres de petites vitres d’un ton verdâtre et des rideaux trop courts, — la province au fond de Paris.

La clientèle de cette table d’hôte était souverainement triste et composée de vieilles gens des deux sexes, parmi lesquels s’étaient égarés quelques étudiants en médecine. Celui qui m’avait amené me dit à l’oreille d’examiner, à un bout de la table, un monsieur d’un aspect assez froid et qui gardait le silence.

— Eh bien ! demandai-je, qui est ce personnage ?

— C’est le mari d’une femme illustre, de la première romancière du dix-neuvième siècle.

— George Sand !

— Juste. Il s’appelle le baron Dudevant et vit séparé d’elle depuis quelques années…⋅

Pendant tout le reste du dîner, mes yeux ne quittèrent pas ce taciturne pensionnaire qui semblait être étranger à tout le monde. Depuis, je ne l’ai jamais revu ; mais cette figure soucieuse m’a toujours poursuivi.

L’étrange ménage ! Tant de rayonnement d’un côté et tant de ténèbres de l’autre ! Ce pseudonyme si glorieux et ce nom si bourgeois !

Mademoiselle Aurore Dupin avait à peine dix-huit ans lorsqu’on la maria à François-Casimir Dudevant, fils du baron Dudevant. Elle avait été élevée à garçonnière galopant à cheval seule par la campagne. Le mariage, ce mariage-là du moins, ne devait rien changer à ses habitudes ; son époux était un propriétaire actif, un agriculteur entendu, une nature de fermier. Bel homme, d’ailleurs ; elle dit quelque part, en parlant de son fils Maurice : « Il est leste comme son père. »

M. Dudevant paraît avoir pris à tâche, pendant les premières années, de faire le bonheur de sa jeune femme, et, d’après la Correspondance de George Sand, on peut croire qu’il y a réussi. Ce ne sont que voyages luxueux, excursions dans les Pyrénées, carnaval passé à Bordeaux, etc. etc.

La vie à Nohant avait aussi son attrait et sa poésie. M. Dudevant s’y montre sous un jour qui ne lui est pas défavorable. « Casimir est très occupé de sa moisson. Il a adopté une manière de faire battre le blé qui termine en trois semaines les travaux de cinq à six mois. Aussi il sue sang et eau. Il est en blouse, le râteau à la main, dès le point du jour. »

Aurore avait donné deux enfants à son mari, deux superbes enfants, une fille et un fils, Solange et Maurice. Elle les chérissait ; M. Dudevant ne les adorait pas moins. Par quoi donc devaient être désunis les deux époux ?

Chacun d’eux a reproché à l’autre son caractère.

M’est avis, pour parler le langage des villageois, que la petite dame ne devait point être commode tous les jours, et que ses allures indépendantes étaient un peu faites pour détonner dans une zone départementale.

Pourtant ce ne fut point M. Dudevant qui parla le premier de rupture et de séparation, d’abord amiable. Les premières déclarations de guerre vinrent d’elle. On était en 1830. Elle avait supporté le joug du mariage pendant huit ans.

Elle demanda sa liberté, se réservant le droit d’habiter tantôt Paris et tantôt Nohant ; cela lui constitua une existence en partie double, et doublement désagréable pour l’époux, qui eut le tort d’y consentir.

J’ignore quels ont pu être les torts de M. Dudevant, mais il en a été terriblement puni par la réputation de sa femme, de 1831 à 1835. La petite écuyère qu’il avait épousée était devenue l’auteur excentrique d’Indiana ; tous les jours, on lui apprenait une de ses frasques nouvelles ; elle s’habillait en homme et fumait ; elle vivait dans un milieu de républicains comme Félix Pyat, de pianistes comme Liszt, de prêtres comme Lamennais. Elle partait avec Alfred de Musset pour l’Italie et y demeurait une année entière.

Puis, elle s’en revenait tranquillement à Nohant, où elle trouvait son mari faisant sa moisson. Elle se couchait quand il se levait, rentrait après minuit, en revenant de chez le Malgache.

Doit-on s’étonner outre mesure si la patience a pu quelquefois échapper à M. Dudevant ? Quel tempérament, si angélique qu’il fût, aurait résisté à pareil spectacle ?

Bientôt cette vie leur fut intolérable à tous les deux ; les tribunaux furent saisis de leur demande en séparation. Elle fut prononcée en 1836.


Si vous avez visité, en ces dernières années, l’exposition de Gustave Courbet, au palais des Beaux-Arts, vous y aurez remarqué un portrait qui revient plusieurs fois.

C’est celui d’un homme barbu offrant une vague ressemblance avec Michel-Ange. Il figure tantôt dans l’atelier du peintre, immense toile qualifiée d’Allégorie réelle sur le livret ; d’autres fois, seul, lisant un volume ou feuilletant un carton à estampes. Peu de personnes, excepté les premiers amis de Courbet, — dont je faisais partie, — pourraient mettre un nom au-dessous de cet individu.

Ce nom était aussi étrange que l’homme. Il s’appelait Marc Trapadoux et était de très haute taille. Avait-il une profession ? nous l’ignorions. Peut-être jouissait-il de quelques petits revenus ou donnait-il des leçons de quelque chose en ville. Toutefois est-il que nous le voyions assidûment le soir au café Momus, et plus tard au cabaret-restaurant de Perrin, place Saint-Sulpice, et plus tard encore à la brasserie Andler, rue Hautefeuille.

Trapadoux recherchait notre entretien ; mais il était d’un naturel sérieux et allait de préférence à Jean Wallon, notre philosophe, et à Baudelaire. Murger, qui l’avait surnommé le géant vert, lui semblait trop superficiel, et il redoutait les plaisanteries de Champfleury. Charles Barbara (le Barbemuche des Scènes de la Bohême) l’attirait par son mutisme énigmatique ; mais Barbara avait peur de lui et se contentait de l’étudier à distance.

À ces divers contacts, Marc Trapadoux avait gagné une horrible méfiance. Elle était poussée si loin que lorsque je lui demandais :

— Comment vous portez-vous ?

Il me répondait en me regardant fixement :

— Pourquoi me faites-vous cette question ?

Baudelaire seul avait su capter sa confiance ; c’était à ce point qu’une nuit, comme ils se trouvaient engagés tous deux dans une conversation d’esthétique sur le boulevard Montparnasse, un orage étant survenu, Marc Trapadoux offrit à l’auteur des Fleurs du mal l’hospitalité chez lui. Or, jusqu’à ce moment, Trapadoux avait mis un soin extrême à laisser ignorer son domicile.

Si Trapadoux était mystérieux, Baudelaire était curieux. Il accepta avec empressement. Il allait donc savoir où perchait le géant vert !

On s’arrêta devant une maison isolée, sans concierge ; Trapadoux tira de sa poche une clef qui rappelait par ses dimensions les clefs de la Bastille. On monta dans les ténèbres plusieurs étages, au bout desquels on arriva dans une chambre de modeste apparence.

— Tenez, couchez-vous là, dit Trapadoux à Baudelaire en lui désignant un lit en fer.

— Eh bien ! et vous ?

— Oh ! ne vous inquiétez pas de moi… couchez-vous, vous dis-je.

Baudelaire se jeta tout habillé sur l’unique lit, mais il ne s’endormit pas tout de suite. Il guettait du coin de Tœil les mouvements de son hôte, qui allait et venait dans la chambre, tantôt fumait une pipe et tantôt jouait avec des haltères menaçants.

Une heure s’écoula ainsi.

Lorsque Trapadoux crut Baudelaire endormi, il ouvrit une grande et haute armoire, dans laquelle il entra et disparut, et dont il referma la porte sur lui.

Baudelaire était resté stupéfait. Il s’attendait à le voir reparaître d’un instant à l’autre, mais inutilement. Alors, il supposa que cette armoire n’était qu’une porte dissimulée, donnant sur un autre corps de logis.

Il dormit mal et peu. Au point du jour, voulant éclaircir ses doutes, il appela Trapadoux à haute voix.

La porte de l’armoire s’ouvrit et montra Trapadoux assis sur une chaise, grave comme à son habitude. Il avait passé la nuit dans l’attitude d’un marchand de journaux dans son kiosque.

Un mot encore sur cet excentrique :

J’ai dit que nous ignorions son état, mais nous le soupçonnions véhémentement de littérature. Nous ne nous trompions pas.

Un matin, Wallon arriva en brandissant triomphalement un volume qu’il venait de dénicher sur les quais, où il passait les trois quarts de son temps.

Ce volume avait pour titre : « Histoire de Saint-Jean de Dieu, par Marc Trapadoux. »

À partir de ce jour, Trapadoux ne reparut plus parmi nous.