Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre III

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CHAPITRE III

Le baron Taylor ratant son enterrement. — Méry et le petit bossu. — Une rue de Boulogne-sur-Mer.

Le baron Taylor, je me ferais tuer pour lui ! s’écriait un obscur figurant du théâtre de la Porte-Saint-Martin.

Sa vie est des plus connues ; elle s’est toujours passée au grand jour. S’il a travaillé pour lui dans les premières années, il s’est mis bien vite à travailler pour les autres. Rédacteur des Voyages pittoresques dans l’ancienne France, il a donné de l’ouvrage à Bonnington, à Géricault, à Miclialon, à Dauzats, à Ciceri, qui étaient des jeunes alors, et qui ont exécuté sous sa direction des lithographies remarquables et très recherchées aujourd’hui, — celles de Bonnington particulièrement.

Commissaire royal à la Comédie française, son premier acte a été d’en ouvrir les portes à l’école romantique. De cette période aussi date sa sollicitude pour les comédiens. Il les protégeait, les encourageait et personnellement savait les défendre.

« Pour l’amour de Dieu, écrivait-il à Charles Maurice, le journaliste de théâtre, dites du bien des acteurs, c’est tout ce que je vous demande ! Ils sont déjà assez malheureux d’être jetés hors de la société par des imbéciles, sans encourir encore votre haine ; mais non, ce n’est pas votre haine, ce sont vos traits seulement, je le sais, c’est le trop plein de votre esprit. Eh bien ! oui, ami, j’entends tout cela, mais enfin ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient faire (dans la Reine d’Espagne, de Delatouche) ; soyez un peu aimable pour eux… Revenez le plus tôt que vous pourrez sur Samson, je vous en prie. Je vous le présenterai l’un de ces matins. »

C’est d’un brave homme cette lettre. Lorsqu’il n’eut plus à protéger les comédiens et les auteurs, lorsqu’il ne lui fut plus possible de fournir du travail aux dessinateurs, le baron Taylor s’occupa de les grouper. Il fonda les cinq grandes associations qui feront vivre son nom éternellement.

Une idée bien simple, pourtant !

J’ai connu Taylor dans son appartement de la rue de Bondy. La maison, haute, sévère, solennelle, était digne de lui ; l’escalier rempli de statues, de bustes, de fragments antiques, annonçait le voyageur et l’archéologue. On sonnait. Un domestique vous introduisait dans une antichambre donnant sur une immense bibliothèque, rangée avec un ordre parfait, tenue avec un soin minutieux. Cette bibliothèque, une des plus belles au point de vue de l’art dramatique, une des plus riches en éditions originales, était un de ses orgueils et son luxe unique. On comprend sa douleur lorsque, après la révolution de 1848, il fut forcé d’en vendre la moitié.

Dire que le baron Taylor était accessible à tous, même aux plus petits, ce n’est pas dire assez. Quelque chose qu’on eût à lui demander, on était toujours certain de sortir de chez lui satisfait. Personne n’était plus heureux de rendre un service. Et lorsqu’il y avait urgence, il bondissait de joie. — Je l’ai vu, toute affaire cessante, envoyer chercher un fiacre, y monter avec un visiteur nécessiteux, se faire conduire de ministère en ministère, et ne reprendre haleine qu’après avoir mis trois ou quatre billets de banque de cent francs dans la main de ce visiteur.

Taylor a poussé la philanthropie jusqu’à la furia. Il en a fait son idée lixe, son objectif de toutes les minutes. Vincent de Paul et M. de Montyon ont été dépassés. On n’a pas obligé son prochain avec un entrain plus persistant.

Certains esprits gouailleurs ont dit de lui : « C’est un homme qui veut avoir un bel enterrement ! » Possible. Une telle ambition, d’une étrangeté si exceptionnelle, n’est pas à la portée du premier venu. Pourtant, par une circonstance fortuite (un temps exécrable), il ne l’a pas eu, ce bel enterrement qu’il avait pu rêver, à force d’en suivre et d’en conduire.

Que de morts, en effet, plus ou moins illustres, il a accompagnés, le pauvre baron Taylor ! La savait-il assez, cette route du Père-Lachaise, et aussi cette route du cimetière Montmartre, et la route du cimetière Montparnasse ! Dès qu’une célébrité de la plume ou du pinceau, du barreau ou de la tribune prenait cette triste route-là, dès que le char funèbre s’ébranlait, le baron Taylor se trouvait tout désigné par l’opinion publique pour obtenir un des glands du cercueil. Et cette même Opinion publique ne le laissait pas quitte à si bon marché ; elle exigeait davantage encore ; elle voulait qu’après avoir escorté le cercueil il prit la parole sur la fosse. Aussi, que d’oraisons funèbres il a prononcées ! On en établirait difficilement le nombre. Douloureuse spécialité, qui aurait fini par donner le vertige à de jnoins robustes que lui, et à laquelle il s’était plié et résigné depuis plus de cinquante ans !

Par une de ces ironies auxquelles se plaît le destin, le baron Taylor était aussi indispensable dans les banquets que dans les funérailles. Le même habit noir lui servait pour les cimetières et pour les restaurants. Les cinq associations festinaient fréquemment, et naturellement la présence de leur fondateur était obligatoire. L’excellent baron en avait pris son parti, comme des obsèques. Là aussi, il était obligé d’y « aller de son discours ». Et il y allait bravement, courageusement, ne ménageant pas sur l’étendue. Une fois lancé, il se prodiguait. Ceux qui l’ont entendu se rappellent cette éloquence familière, cette bienveillance parlée, ce flot d’anecdotes. Il lui arrivait souvent de forcer son organe, et il arrivait à de bizarres effets de voix de tête.

Une de ses péroraisons dont je me souviens fut celle-ci, prononcée à une réunion d’artistes dramatiques.

Il les avait longuement entretenus de leur profession ; puis, comme pour les rehausser à leurs propres yeux, il leur lança sur le mode aigu cette phrase triomphale : « Et surtout, messieurs, n’oubliez pas qu’un dos vôtres, Scaramouche, est enterré à Saint-Eustache !!! »

L’effet fut inouï.


Les joueurs ont toujours été nombreux parmi les gens de lettres, — depuis Rotrou jusqu’à Méry.

Méry passait régulièrement tous ses étés à Bade, au temps de la Maison de Conversation.

On sait ce que conversation voulait dire dans le style allemand d’alors.

C’est là que je Je connus et que nous devînmes amis.

Méry était joueur comme le Valère de Regnard, comme le Béverley de Saurin, comme le Robert le Diable de Meyerbeer.

Et c’était chez lui une passion d’autant plus malheureuse que, de mémoire de joueur, Méry n’avait jamais gagné.

Jamais !

Comme tous les joueurs il était superstitieux et croyait aux fétiches, aux talismans, aux gens qui portent bonheur ou malheur.

Or, il y avait alors à Bade un petit bossu d’une cinquantaine d’années.

C’était un banquier de Francfort qui s’appelait Meyer, autant qu’il m’en souvienne. Mais son nom importe peu. Je ne sais qui est-ce qui avait persuadé à Méry que les bossus étaient d’excellents fétiches, — et qu’il suffisait de toucher leur bosse pour se trouver immédiatement en relations avec la fortune.

Cette idée s’empara tellement de son esprit qu’il se mit à tourner sans relâche auprès du bossu. Il commença par se faire présenter à lui ; mais celui-ci, méfiant comme tous les bossus, le reçut très froidement.

Méry ne se rebuta pas ; il le guettait tous les jours dans les salons de jeu j il essayait de se frotter à lui sous le moindre prétexte ; il le heurtait en s’excusant ; — et, dans ses excuses gesticulées, sa main essayait toujours de s’aventurer sur la bosse aux œufs d’or.

Le petit banquier de Francfort ne tarda pas à s’apercevoir de ce manège, dont la cause lui échappait ; — et dès lors il s’appliqua à éviter Méry avec le même soin que Méry mettait à le rencontrer.

Il n’y réussissait pas toujours, car Méry avait la ténacité et la ruse du chasseur. Rien n’était plus comique pour les initiés que ces deux hommes courant de salon en salon…

Ceux qui se rappellent combien l’auteur d’Heva était myope comprendront qu’il n’apportât aucune discrétion dans sa poursuite.

Un jour que Méry avait perdu au trente-et-quarante une somme plus forte que d’habitude, il vint à moi d’un air abattu, et me dit :

— C’est singulier ! J’ai pourtant touché deux fois ce matin la bosse du banquier.

— Vous en êtes bien sûr ?

— Parbleu !

— Peut-être ne suffit-il pas de la toucher comme vous faites, ajoutai-je.

— Que voulez-vous dire ?

— Il faut sans doute la toucher à nu.

Méry me regarda avec stupeur. J’avais toutes les peines du monde à garder mon sérieux.

— Vous croyez ? dit-il.

— Assurément. Le vêtement est un mauvais conducteur de chance.

— Vous avez peut-être raison, reprit-il en devenant rêveur ; mais comment arriver à ce but que vous m’indiquez ? Cela me parait assez difficile.

— J’en conviens.

— Et très délicat.

— Oh ! fort délicat, en effet.

— Si ce bossu était un pauvre diable, nul doute qu’il ne consentit… Mais un banquier ! murmura Méry.

— Et un banquier de Francfort !

— Il y aurait lieu de s’attendre à un refus.

— Je le crains.

— Il faudrait procéder par surprise, continua Méry, comme en se parlant à lui-même ; oui, j’y réfléchirai… Merci de m’avoir éclairé… Évidemment, le talisman doit être touché à nu pour opérer.

Et il s’éloigna, en proie à une grande préoccupation.

Je ne le revis pas de vingt-quatre heures.

Le surlendemain, à la chute du jour, je me promenais solitairement au bord de l’Oos, — ce Mancanarès badois, — lorsque mes yeux furent attirés par un groupe de gens animés à quelques pas de moi. On venait de retirer de l’eau un individu qui s’y était laissé choir par mégarde, — disait-on, — et qui d’ailleurs ne s’était fait aucun mal. À peine avait-il éprouvé un étourdissement de quelques minutes.

On l’avait déposé fort proprement sur le gazon ; et, pour le faire sécher, on l’avait dépouillé de son habit et de son gilet, comme cela se pratique en pareil cas.

Je jetai un coup d’œil sur ce maladroit ; quelle fut ma surprise en reconnaissant le petit bossu de Francfort !

Revenu à lui, il se débattait au milieu des gens qui lui prodiguaient leurs soins…

Car, parmi ceux-là, auprès de lui, et le plus empressé de tous, était Méry, criant, s’agitant, — Méry, qui lui avait déchiré sa chemise à la hauteur des omoplates, et qui lui frottait énergiquement sa bosse à nu, pour le ranimer, disait-il.

Le lendemain matin, le petit bossu quittait Bade par le premier train du chemin de fer.

Et Méry continua de perdre au jeu, comme par le passé.


La ville de Boulogne-sur-Mer a fait une bonne et juste action : elle a donné à l’une de ses rues le nom de Jules Lecomte, un de ses enfants. Jules Lecomte n’est certainement pas un écrivain du premier ordre, mais il fut un des créateurs de la chronique parisienne, cette chose devenue indispensable aux lecteurs d’aujourd’hui. Il avait une imagination intarissable, une mémoire prodigieuse, un esprit essentiellement français. Il a donné des preuves de tous ces dons dans l’Indépendance belge et dans le Monde illustré, deux journaux à la fortune desquels il a puissamment contribué.

Lors de sa première manière (il avait commencé à écrire de très bonne heure), Jules Lecomte avait donné dans le roman maritime, qu’Eugène Sue et Édouard Corbière venaient de mettre à la mode. Il publia à vingt et un ans l’Abordage, qu’il faisait suivre bientôt de l’Île de la Tortue, de Bras de Fer, du Capitaine Sabord, de la Femme pirate, etc. etc., tous livres qui portent la marque excessivement colorée de la période romantique. Il était en train de faire son chemin parmi les romanciers, et son nom était déjà» célèbre dans les cabinets de lecture, lorsqu’un incident aussi néfaste qu’imprévu vint brusquement interrompre sa carrière.

Jules Lecomte était jeune, il fut étourdi ; il le fut jusqu’à l’excès, jusqu’à la faute. Je ne suis pas ici pour rien masquer. L’heure est passée des convenances dues à un vivant, qui a d’ailleurs rudement expié une inconcevable minute d’égarement. Une affaire de billet commercial le mena en justice. Il aurait été facile et delà plus simple humanité de ne pas pousser les choses aussi loin ; les intéressés avaient été priés et suppliés avant le procès, et indemnisés, cela va sans dire. Rien n’y fit. Léon Gozlan m’a dit plus tard qu’il y « avait une femme là-dessous ». Cela ne justifie rien, mais cela explique tout. On voulait perdre Jules Lecomte, on le perdit. On le condamna à la prison, lui, le jeune homme ; lui, le littérateur déjà apprécié. On fut impitoyable, plus qu’impitoyable, on fut aveugle. La légalité, qui a d’inexplicables indulgences, a aussi d’inexplicables rigueurs. Jules Lecomte fut victime d’une de ces rigueurs-là.

Il dut s’expatrier pour purger sa contumace. Il alla vivre en Italie. Alors commença pour lui une existence difficile et romanesque dont il n’a jamais livré la clef, même à ses intimes. Il était moins que riche ; on a prétendu qu’il avait chanté l’opéra sous le nom de Volberg ; on s’est basé sur un de ses romans d’alors, devenu très rare aujourd’hui : Aventures galantes d’un ténor italien (Souverain, éditeur ; 2 vol.  in-8).

Ce qui est plus certain, c’est qu’il eut des rapports avec la duchesse de Parme, veuve de Napoléon Ier, dont il a écrit l’histoire. D’autres ouvrages datent de cette époque tourmentée ; je dis tourmentée, parce qu’il bénéficia rarement de son exil. Toujours, au moment où il s’y attendait le moins, se dressait devant lui cette fatale condamnation ; tantôt c’était une gazette locale, informée par ses actifs ennemis de Paris, qui la lui jetait au visage ; ; tantôt même c’était d’un compatriote rencontré (Alexandre Dumas, par exemple) que lui venaient des preuves manifestes d’inimitié ou du moins d’antipathie. À cette existence pénible Jules Lecomle acquit cette fâcheuse allure cassante et nerveuse qui depuis ne le quitta jamais, même en des jours plus heureux, et qui devait ajouter de nouvelles hostilités aux anciennes.

La révolution de 1848 rouvrit à Jules Lecomte les portes de Paris. Il y reprit une place que personne, du reste, ne songea à lui disputer. N’avait-il pas, selon ce mot triste et cruel, « payé sa dette à la société ? » Les salons, dont il recherchait ardemment l’appui, par un sentiment sur lequel je n’ai pas besoin d’insister, ne se fermaient pas trop devant lui. C’était, il est temps de le dire, une nature essentiellement distinguée, un beau cavalier, grand, svelte, d’une mise irréprochablement correcte, avec une physionomie sévère, même chagrine, ce qui n’étonnera personne.

Il appela à son aide, pour s’introduire dans le monde, le feuilleton de l’Indépendance belge, dont il avait pris possession et dont il avait fait une chose très lue, très accréditée, non seulement à Bruxelles et à Paris, mais encore par toute l’Europe. Quelques années encore, et la Société des gens de lettres ne fit pas de difficultés à l’admettre dans ses rangs. C’était un grand pas. Jules Lecomte put croire qu’il avait définit ivement enterré son passé.

Nul ne se montra, d’ailleurs, plus obligeant que lui, dans le courrier de l’Indépendance, comme plus tard, dans la chronique du Monde illustré ; il avait les mains pleines de réclames ingénieuses et souvent renouvelées pour les gens auxquels il croyait devoir de la reconnaissance ou pour ceux dont il voulait acquérir l’amitié. Habile ! dira-t-on ; je n’ai jamais prétendu le contraire ; mais j’en sais beaucoup qui ont largement profité de cette habileté-là, Jules Lecomte fut une puissance ; il aurait pu être une méchanceté, il ne le fut pas.

En 1858, il fit accepter et jouer au Théâtre-Français une comédie en quatre actes, le Luxe, un peu naïve de moyens, mais pavée d’intentions morales, et qui réussit sans la moindre opposition. D’un autre côté, l’Académie française lui accorda un de ses prix pour un livre intitulé : La Charité à Paris. Je crois bien que c’était un prix Montyon. Pour le coup, sa réhabilitation était complète. Il n’avait plus qu’à se laisser vivre et à être heureux.

Mais la fatalité ne l’entendait pas ainsi. Jules Lecomte souffrait sourdement depuis longtemps. Un jour, la maladie —une phtisie pulmonaire — se déclara impérieusement, réclamant sa proie. Dès lors ce ne fut plus qu’une agonie, dont on peut suivre les progrès dans sa correspondance avec Albéric Second.

« Imagine-toi, lui écrit-il, une insupportable complication de mon état : chaque soir, vers huit heures, il me prend un gros accès de fièvre, qui me fait à la fois frissonner et brûler, me met dans une moiteur qui amène un peu de délire ou tout au moins de déplacement dans les idées, et ne me quitte que vers quatre heures du matin. Le médecin me donne cette jolie perspective, si bien d’accord avec ma vie et mon état, de passer une forte partie de l’été au bord de l’Océan. Autant parler du Styx ! »

Trois jours après, nouvelle lettre.

« Depuis lundi, je lutte contre une bronchite aiguë, rupture de vaisseaux sanguins, trois saignées, fièvre de 105 à 120 pulsations, le tout sur le malheureux corps que tu sais. »

Le surlendemain : « Le docteur sort de chez moi et me navre ; il craint une fluxion de poitrine. Déjà j’ai un poumon pris. »

Encore : « Viens de bonne heure, à ta première sortie. Le poumon gauche ne se prend pas ; le temps s’adoucit, je suismoins inquiet ; mais quelle maigreur ! Il m’est interdit de parler, mais le peu que je parlerai ce sera pour toi. »

Toute cette correspondance est d’un accent profondément douloureux, Jules Lecomte insiste sur ce silence qui lui est recommandé. « Si tu as besoin de me parler, quand même je ne pourrais pas te répondre, viens toujours. »

Il apprend que c’est le docteur qui empêche les visites trop fréquentes d’Albéric. « Ne l’écoute pas, viens, tu parleras seul. »

Les jours du pauvre chroniqueur étaient comptés. La dernière fois que devait le voir Albéric Second (il était accompagné d’Arsène Houssaye), il le trouva étendu sur son canapé, comme d’habitude, tout habillé. Les paroles expiraient sur ses lèvres décolorées ; un sifflement aigu soulevait sa poitrine haletante. Les deux amis, en pressant sa main, crurent presser un fer rouge.

Il avait pu, du moins, écrire jusqu’à la fin. Quatre heures avant sa mort, qui eut lieu le 22 avril 1864, il murmurait :

— Yriarte est-il venu chercher ma copie pour le Monde illustré ?… elle est prête.

Ainsi tomba, jeune encore (il avait cinquante ans), cet homme qui a tenu une place très particulière dans la littérature. Il eut à ses obsèques non pas la foule, mais un groupe de confrères recueillis et silencieux. Quand on ouvrit son testament, ou y lut cette phrase touchante : Mon âme à Dieu qui sait tout ce que j’ai souffert !

La ville de Boulogne aura été compatissante pour Jules Lecomte ; en bonne mère, elle a oublié l’unique faute de sa jeunesse et n’a voulu voir en lui que l’auteur couronné par l’Académie et joué par le Théâtre-Français. Peut-être aussi lui a-t-on dit que cet homme si déchiré, si en butte à des haines mystérieuses, avait fait dans sa vie le plus de bien qu’il lui avait été possible, que sa bourse avait été constamment ouverte aux infortunes sincères, qu’il avait été ami fidèle et dévoué. En pourrait-on dire autant de tous ceux qui ont leur nom inscrit sur une plaque au coin d’une rue ?