Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre VII

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CHAPITRE VII

Grandes dames et écrivains. — Une aventure de Léo Lespès.

De toutes les grandes dames du règne de Louis-Philippe, celle qui s’est montrée la plus curieuse de connaître personnellement les hommes de lettres (je parle des illustres), c’est à coup sûr madame la duchesse de Castries.

Connaître personnellement les gens de lettres, les voir face à face, causer avec eux, — chose hardie ! désir imprudent ! source de désillusions… quelquefois !

Si l’on veut un portrait fidèle de madame la duchesse de Castries, née de Maillé, parente des Fitz-James et des Montmorency, alliée à toutes les blancheurs du faubourg Saint-Germain, il faut s’adresser à Philarète Chastes, cette méchante langue, ce peintre devenu si effroyablement sincère après sa mort :

« Rien de plus étonnant dans notre siècle et de plus charmant que de voir, le soir, dans un petit salon des plus simples, meublé à l’antique, avec les tables volantes et les guéridons, cette femme malade, aux reins brisés, étendue sur sa chaise longue, languissamment, mais sans afféterie, la figure noble et chevaleresque, le profil plus romain que grec, les cheveux rouges sur un front très élevé et très blanc.

» C’était la duchesse de Castries. Un jour, en suivant le jeune Metternich à la chasse, elle s’était accrochée à une branche d’arbre, était tombée sur les reins et s’était brisé l’épine dorsale. Un demi-cadavre élégant, voilà ce qu’était devenue cette belle, si éclatante de fraîcheur, qu’au moment où elle mettait le pied dans un salon, à vingt ans, sa robe nacarat sur ses épaules dignes du Titien, elle effaçait littéralement l’éclat des bougies. »

Le portrait est complet.

On conçoit ce que cette infirmité devait produire d’impatience et développer de curiosité chez une femme douée des plus brillantes qualités de l’esprit.

Ne pouvant, comme les autres femmes du monde, rencontrer les littérateurs en renom, les artistes fameux et les étudier sur des terrains neutres, madame la duchesse de Castries employait d’innocents subterfuges : elle leur écrivait de sa plume la plus coquette et la plus fine, le plus souvent sous le masque de l’anonyme, pour commencer ; — mais telle était la tournure supérieure de ces lettres, qu’elles ne restaient jamais sans réponse.

Elle en usa de la sorte avec Balzac, qui s’annonçait déjà comme le romancier des femmes, vers 1831 ; elle le taquina assez vivement sur son gros scandale de la Physiologie du mariage. Il se défendit de son mieux en se plaignant de l’incognito qu’on gardait, et de la triste nécessité qu’on lui faisait de parler de lui-même à une femme dont il ignorait l’âge et la situation.

Madame la duchesse de Castries nee demandait pas mieux que de dénouer les cordons de son masque. Balzac fui ébloui. On l’engagea à venir ; il objecta ses travaux surhumains, enfin il accepta, « J’espère devenir meilleur auprès de vous, dit-il, et je suis persuadé que je ne peux que gagner dans le commerce d’une âme aussi noble, aussi bien douée que l’est la vôtre. »

À partir de ce moment, Balzac eut ses grandes et ses petites entrées dans un monde qui devait fournir des types exquis à sa Comédie humaine.

Il était ce qu’il a toujours été : un causeur entraînant, un charmeur. La duchesse de Castries ne put bientôt plus se passer de lui. Elle l’engagea à venir à Aix-les-Bains où elle se rendait tous les ans. Le duc et la duchesse de Fitz-James, qui étaient du voyage, joignirent leurs instances à celles de madame de Castries.

Il fallait que le charme fût bien puissant pour que Balzac y cédât, lui, le cénobite de la rue Cassini. Aussi est-ce sur un ton singulier, moitié enjoué, moitié ironique, qu’il en écrit h ses amis d’Angoulême :

« Il faut que j’aille grimper à Aix, en Savoie, courir après quelqu’un qui se moque de moi peut-être, une de ces beautés angéliques auxquelles on prête une belle âme, la vraie duchesse, bien dédaigneuse, fine, spirituelle, coquette, rien de ce que j’ai encore vu ! »

Balzac avait fait ses conditions en partant : il ne changerait rien à sa manière de vivre, il serait indépendant. On lui avait tout concédé. Les détails qu’il a donnés sur son genre d’existence pendant celle période sont charmants et font sourire :

« J’ai une petite chambre simple, d’où je vois toute la vallée. Je me lève impitoyablement à cinq heures du matin et travaille devant ma fenêtre jusqu’il cinq heures et demie du soir. Mon déjeuner me vient du cercle : un œuf. Madame de Gastries me fait faire de bon café. À six heures, nous dînons ensemble, et je passe la soirée près d’elle. C’est le type le plus fin de la femme : Madame de Beauséant en mieux. Mais toutes ces jolies manières ne sont-elles pas prises aux dépens de l’àme ? »

On aura remarqué cette phrase : C’est madame de Beauséant en mieux. Il est clair que la duchesse de Castries posait à son insu devant Balzac. Si discret qu’il ait toujours été, il est convenu plus tard lui avoir emprunté quelques traits pour le portrait de la duchesse de Langeais, la principale héroïne des Treize.

Balzac parait avoir conservé jusqu’à la fin les meilleures relations avec madame de Castries. Comment aurait-il pu en être autrement ? La dernière lettre qu’il lui ait écrite (du moins d’après sa correspondance imprimée) est de 1838. Il s’y plaint comme toujours de ses travaux accablants. Par bonheur, se dit-il, « j’ai une santé de fer, parce que je ne me suis jamais ébréché qu’au service des muses, ce que vous ne voulez jamais croire. »

Après Balzac, madame de Castries se tourna vers Alfred de Musset.

Mais celui-ci avait plus de sans-façon que Balzac. Je n’en veux pour preuve que ce passage d’une de ses réponses cavalières à la grande dame, qui l’avait probablement interrogé sur son état moral :

« Vous me parlez d’un méchant sujet qui est moi-même. Je crois avoir le droit de dire que je m’ennuie, parce que je sais très bien pourquoi… Je ne me crois pas très difficile à guérir ; cependant je ne serais pas non plus très facile. Je n’ai jamais élé banal. Ce qu’on appelle les femmes du monde, d’une part, me font l’effet de jouer une comédie dont elles ne savent pas même les rôles. D’un autre coté, mes amours perdues m’ont laissé quelques cicatrices qui ne s’effaceraient pas avec de l’onguent miton mitaine. Ce qu’il me faudrait, c’est une femme qui fit quelque chose, n’importe quoi, ou très belle, ou très bonne, ou très méchante, à la rigueur ; ou très spirituelle, ou très bête, mais quelque chose. En connaissez-vous, madame ? Tirez-moi parla manche, je vous en prie, quand vous en rencontrerez une. »

Qu’en dites-vous ?

Cela sent son Rafaël Garucci d’une lieue.

Une autre fois que madame la duchesse de Castries l’invitait à l’accompagner, non pas ta Aix, mais à Dieppe, elle n’en obtint qu’un petit billet, très gentil, mais très court, où il disait qu’il travaillait, et qu’il ne savait rien faire que d’arrache-pied et qu’il fallait l’excuser…

Ainsi, comme avec Balzac, l’aimable femme se heurtait à l’invisible et redoutable ennemi : le travail !

Cela prouve… — Mais non, cela ne prouve rien du tout.


Léo Lespès se préparait à sortir pour aller dîner et achevait une toilette victorieuse, — c’est-à-dire il essayait des cravates rouges et des gilets de velours, — lorsque le tailleur Bilderbeck entra chez lui sur la pointe du pied.

— Ah ! c’est vous, monsieur Bilderbeck ?

— Comme vous voyez, monsieur Lespès.

— Tiens ! on vous a laissé entrer ?…

Le tailleur réprima une grimace et répondit à cette remarque désobligeante par les mots suivants, accompagnés d’un sourire malin :

— Oh ! j’ai pris un prétexte.

— Bah !

— J’ai dit à votre domestique que je vous apportais un vêtement.

— Tant d’astuce, monsieur Bilderbeck !

Et se tournant à demi vers lui :

— Voilà donc pourquoi la plupart des tailleurs ont toujours un paquet sous le bras ?

— Précisément, monsieur Lespès.

— Eh bien ! mon cher, profitez de votre stratagème comme vous l’entendrez… Asseyez-vous ou restez debout… Prenez un cigare sur la cheminée, faites sauter les bandes de mes journaux… Mais permettez-moi de continuer ma toilette devant vous. Vous êtes un homme.

— Ne vous gênez donc pas, monsieur Lespès ! Moi-même, je suis un peu pressé. J’étais venu pour ma facture…

— Cela se voit bien… Vous êtes incapable de venir chez moi mû par un sentiment désintéressé.

— Je ne l’oserais pas.

— Des mots, monsieur Bilderbeck !

— C’est le désespoir, réplique le tailleur… Figurez-vous que depuis midi je suis sorti de chez moi dans l’intention de réaliser quelques fonds parmi ma clientèle…

— Et vous avez fait chou-blanc ? fit Lespès.

— Hélas !

— Même avec votre paquet sous le bras ?

— Ne vous moquez pas, monsieur Lespès… j’ai mis en vous mon dernier espoir.

— Après tout le monde… ce n’est pas gentil, monsieur Bilderbeck. Donnez-moi votre note.

— Je vous l’ai déjà donnée une douzaine de fois, vous le savez… C’est 3,203 francs, sans les intérêts.

— Alors, vous n’avez pas votre note ?

— Si fait ! si fait ! s’écrie le tailleur en surprenant le geste de Lespès… j’en ai toujours un double sur moi… plusieurs doubles… La voici…

— C’est bien. Posez-la sur ce plateau maroquin. Je la ferai examiner.

— Examiner ? Mais vous l’avez maintes fois examinée et consentie.

— Ah ! c’est qu’à présent j’ai un intendant… c’est bien différent… il faut que tout lui passe par les mains.

— Remettez-moi au moins un acompte ; j’attendrai pour le reste.

— Impossible sans le visa de mon intendant.

— Voyons… trois cents francs… deux cents francs, là !… Il y a assez longtemps que je patiente.

Léo Lespès ne l’écoute pas ; il essaie toujours des cravates rouges.

— Cent francs !… je me contenterai de cent francs aujourd’hui ! reprend le tailleur.

— Fantaisiste !

— Je ne peux cependant pas rentrer chez moi comme j’en suis parti, murmure-t-il ; que penserait ma femme ?

— Pourquoi l’avoir accoutumée à penser ? Mauvaise habitude dans un ménage !

— Elle ne doit plus m’attendre pour dîner. Déjà six heures et demie ! Et moi qui demeure boulevard Voltaire… Je trouverai tout froid.

— Eh bien ! dînez avec moi, mon cher monsieur Bilderbeck.

— Oh ! monsieur Lespès, vous plaisantez…

— Non, non… je n’aime pas à diner seul. Nous irons au restaurant.

— La compagnie d’un simple tailleur ?…

— Vous ne vous rendez pasjustice, Bilderbeck. À défaut d’instruction, vous avez du jugement, de l’acquit…

— Oh ! de l’acquit ! si peu !

— Ravissant ! ce sera le plus joli mot de la soirée. Nous ferons un petit dîner délicieux. En marche !

Sur le seuil de l’appartement, le tailleur hésite une dernière fois.

— Tenez, monsieur Lespès, dit-il, je préférerais un acompte de cinquante francs.

— Allons diner !

Avant diner, comme on est dans les plus beaux jours de l’été, le ciel étant bleu et l’air étant tiède, Léo Lespès propose une courte apparition aux Champs-Elysées, en remise découverte.

Nouvel accès de confusion de Bilderbeck !

Enfin on roule dans la grande allée ; de temps en temps, le tailleur désigne à Léo Lespès quelques-uns de ses clients, en accompagnant leurs noms du chiffre de leurs créances chez lui.

M. Ernest, 2,700… le comte Fleurange, 4,000… les frères Della Banca, 8,000

Tout cela ne porte pas à la gaieté ; Lespès fait tourner bride ; on se dirige vers Brébant.

Les voilà tous deux attablés dans la salle du premier étage.

— Aimez-vous la bisque, Bilderbeck ?

— Oui… non…

— Peut-être préférez-vous commencer par une tartine de caviar ?

— Cela m’est égal.

— Bilderbeck, de quel pays êtes-vous ?

— Du duché de Luxembourg.

— Qu’est-ce qu’on mange dans le duché de Luxembourg ?

— Du mouton aux prunes.

— Ils ne connaissent peut-être pas cela ici. Je vais tout simplement faire dire à Brébant de se charger de notre menu… Et qu’est-ce qu’on boit dans le duché du Luxembourg ?

— Du deidesheiner et du niersteiner.

— Nous le remplacerons aujourd’hui par de l’yquem.

— Oh ! monsieur Lespès, si j’avais su, je n’aurais pas accepté votre invitation…

Le dîner est fin. Chaque plat détermine chez le tailleur un soubresaut admiratif. Il perd insensiblement de sa gène ; ses yeux brillent, autant que peuvent briller des yeux d’Allemand. On s’est mis à table à sept heures et demie, il en est neuf lorsqu’on se décide à quitter le restaurant.

Auparavant, Léo Lespès a demandé l’addition. Il la dissimule du mieux qu’il peut aux regards de Bilderbeck, mais celui-ci le voit donner un billet de banque au garçon et l’entend prononcer ces paroles :

— Gardez le reste !

Le tailleur Bilderbeck porte la main à son cœur, comme s’il venait d’y recevoir un coup.

— Adieu, monsieur Lespès !

Ils sont sur le trottoir du boulevard.

— Comment, vous me lâchez, Bilderbeck ? Vous êtes encore un joli seigneur, vous !

— Monsieur Lespès, dit le tailleur de sa voix la plus grave, je suis pénétre de l’honnoiir que vous m’avez fait… j’en conserverai le souvenir jusque dans ma plus extrême vieillesse… Pourtant, j’aurais préféré, ainsi que je vous l’ai déjà dit, un acompte, si faible qu’il fût.

— Monomane !

— Eh bien ! oui, nous autres hommes de commerce, nous avons de ces idées fixes… M. Lespès, ne me laissez pas rentrer les mains vides.

— Savez-vous à quoi je pense en ce moment, mon cher Bilderbeck ?

— À me donner…

— À continuer avec vous la soirée au théâtre de la Parte-Saint-Martin, où l’on joue une féerie à sensation.

— Vous n’y pensez pas, il est beaucoup trop tard.

— Nous arriverons juste pour l’heure du ballet… Ah ! quel ballet !… Figurez-vous, mon cher, trois cents jeunes et jolies filles, presque nues.

— C’est que je n’ai pas prévenu chez moi, dit le tailleur ébranlé… Au moins, vous êtes sûr que cela finit à minuit ?

— Parbleu ! la direction ne voudrait pas être frappée d’une amende tout exprès pour vous.

— Nous trouverons peut-être à acheter deux contremarques.

— Fi donc ! mon cher Bilderbeck, vous êtes mon hôte ce soir ; je sais les égards qu’on doit à un fournisseur tel que vous.

Disant cela, Léo Lespès se dirige vers le guichet du théâtre.

— Il ne reste plus qu’une petite loge de balcon, répond la buraliste interrogée.

— Combien ?

— Trente-huit francs.

— Arrêtez ! s’écrie le tailleur ; arrêtez !… Je ne souffrirai pas… Ce serait une folie… J’aime mieux renoncer au ballet. Donnez-moi cinquante francs et je m’en vais.

Mais Lespès est déjà possesseur du coupon de la loge.

— Entrons ! dit-il.

Bilderbeck le suit en marmottant :

— Cinquante francs… rien que cinquante francs ! Puisque vous avez de l’argent !

— Ce n’est pas une raison.

…… Ils seprélassent dans la loge et se repassent une énorme lorgnette louée à l’ouvreuse.

Le ballet est commencé depuis longtemps.

— Bilderbeck, que pensez-vous de cette petite sauteuse ?

— Laquelle ?

— La seconde, de ce côté-ci… celle qui lève…

— Le bras ?

— Non, la jambe.

— Prêtez-moi la lorgnette, fait le tailleur.

— Vous plait-il qu’après le spectacle nous l’invitions à sucer quelques écrevisses et à tremper le bout de son museau rose dans une coupe de Champagne ?

— Qui ?

— Elle, parbleu ! la petite Verdurette.

— Oh ! vous croyez qu’elle accepterait… comme cela ?

— Si je le crois ? j’en suis certain… Rendez-moi la lorgnette.

— En vérité, observe le tailleur Bilderbeck, ces actrices formant une corporation bien séduisante !

— Attendez ! dit Léo Lespès ; je viens de faire un signe à Verdurette… et elle m’a compris.

— C’est merveilleux ! s’écrie le tailleur… Mais voilà bien longtemps que vous avez la lorgnette. À mon tour !

Il est trois heures du matin.

Un fiacre essoufflé suit péniblement l’interminable boulevard Voltaire, transportant dans ses flancs Léo Lespès et son tailleur.

Nous devons à la vérité de dire que celui-ci semble considérablement vanné. Il cache sa tête dans ses mains et pousse, par intervalles, de petits soupirs dont l’expression participe à la fois du ravissement et du remords. C’est à peine si Léo Lespès peut tirer de lui quelques paroles.

— Diable de boulevard ! maugrée Lespès, il n’en finit pas… Mais, Bilderbeck, mon bon, vous demeurez au bout du monde, aux terres australes !… Est-ce bien le numéro 223 que vous avez indiqué au cocher ?

Le tailleur ne répond pas. Lespès le secoue par le bras.

— Verdurette ! soupire le tailleur.

Cependant, à mesure qu’il se rapproche de sa demeure, il parait recouvrer le sens moral.

— C’est égal, dit-il, cette soirée a dû vous coûter assez cher ?

— Trois cents francs environ, répond négligemment Léo Lespès.

— Ah ! si seulement vous m’aviez donné vingt francs ! murmura le tailleur.

— Où aurait été le charme ?…