Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XIII

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XIII

Darcier. — Son maître Delsarte. — Ses élèves : les frères Lionnet, Thérèsa.

Darcier a été pendant longtemps le premier de nos chanteurs populaires. Il aurait pu être mieux, en admettant qu’il y ait mieux. Il avait fait de fortes études musicales sous la direction de Delsarte, un professeur classique par excellence, doublé d’un original et d’un solitaire, qui enseignait dans un coin du faubourg de Chaillot.

Nul n’était meilleur phraseur que Delsarte ; il excellait dans les grands airs de Gluck, et, lorsqu’il voulait descendre, il n’avait pas son pareil pour interpréter les petits chefs-d’œuvre de notre langue, les fables de La Fontaine, par exemple. Il faisait un drame poignant de la Cigale et la Fourmi, et il agrandissait jusqu’aux étoiles les Animaux malades de la peste.

Non pas qu’il employât les procédés de Bouffé, qu’il fit un sort à chaque mot ; il allait au delà, il voyait plus large et plus philosophique. C’était un art absolument élevé dans le naturel. Ramenant sur lui les pans de sa longue redingote noire, la tête blanche, redressée et dominante, le geste sobre, grave, précis, Delsarte rendait saisissante l’action du poète. Car il y a des moments où La Fontaine est plus qu’un fabuliste et atteint aux plus hautes régions de la poésie. Delsarte était monté dans ces régions-là sans effort, par la seule puissance d’un génie fait de réflexion et d’étude.

Darcier ne pouvait avoir un meilleur maître. Jeune alors, il avait déjà quelque chose des habitudes farouches de Delsarte. C’était un mélancolique, un concentré. Le petit art lui était odieux dans ses basses concessions, et, bien que son ambition n’allât pas plus loin qu’à des succès de café-concert, il rêvait d’aborder le public avec des formules nouvelles.

Il réalisa son noble rêve dans les conditions les plus misérables. Un soir, dans un estaminet qui bouchait le fond du passage Jouffroy, à l’entresol, — en 1847 ou 1848, — on vit paraître sur l’estrade enfumée un beau jeune homme, dans le sens le plus artistique du mot, boulonné jusqu’au menton dans un habit noir, cheveux abondants et touffus, brun de peau, l’œil profond. C’était l’élève de Delsarte, c’était Darcier.

De la même façon qu’il ne ressemblait à personne, il chantait des choses qui ne ressemblaient à aucune. Ce n’étaient pas de ces fades romances, de ces sentimentalités qui visent au cœur des grisettes. Il disait des couplets robustes, sincères, tout imprégnés d’une odeur agreste : les Bœufs, de Pierre Dupont, les Vendanges, de Gustave Mathieu. Ce chanteur exceptionnel avait eu l’heur de rencontrer des poètes jeunes comme lui, ardents comme lui, épris de la vraie poésie comme il était épris de la vraie musique.

La révélation fut double. Tout ce que Paris contenait d’intelligences éveillées s’empressa à l’estaminet borgne du passage Jouffroy. Je m’en souviens comme si c’était hier : on y vit accourir Murger, Champfleury, Vitu, Baudelaire, Banville, ce petit clan de journalistes du Corsaire qui dirigeaient alors la mode et le caprice, et qui les dirigeaient littérairement, ceux-là.

Le succès de Darcier fut très grand et date de là ; il s’est toujours soutenu. C’était déjà un maître, un comédien sur de lui-même et de ses effets, un musicien habile et particulièrement séduisant, tel qu’on n’en avait pas entendu depuis longtemps, le Garât du peuple.

Depuis, il est peu de cafés-concerts où Darcier n’ait chanté. Le théâtre l’a tenté aussi ; on l’a vu par aventure aux Bouffes-Parisiens, à la Porte-Saint-Martin, au théâtre Déjazet. Il a colporté en province deux petits opéras comiques faits pour lui : le Violoneux et les Doublons de ma ceinture, et la province lui a prodigué les mêmes applaudissements que Paris.

Mais ce n’est pas tout. Il y avait deux artistes en Darcier : après ou avant le chanteur il y avait le compositeur, — un compositeur délicieux et d’une sensibilité exquise. Certaines de ses chansons ont fait le tour du monde ; une de ses dernières est la Tour-Saint-Jacques, que les amoureux fredonnent encore. J’en pourrais citer une cinquantaine d’aussi charmantes.

Quelques mots sur l’homme compléteront cette esquisse. Il était fort plutôt que gros. La tête avait gardé son expression mélancolique des premières années, expression qui, de jour en jour, s’accusait jusqu’à la dureté. Darcier a toujours été plus ou moins misanthrope. Il n’allait jamais au-devant de personne et rendait peu la main aux avances qu’on lui faisait. Taciturne, ne procédant que par réponses laconiques, il lui arrivait parfois de déconcerter la sympathie.

Comme tous les êtres énigmatiques et froids, il a excité beaucoup d’amitiés autour de lui. On voulait avoir raison de ce tempérament renfermé, qu’on se plaisait à deviner rempli d’étincelles. Entre autres, Durandeau, Alexis Bouvier, Charles Vincent, les frères Lionnet ont fait avec plus ou moins de bonheur le siège de cette citadelle humaine. Un de ceux qui ont le mieux réussi à pénétrer dans son intimité quasi silencieuse était un brave garçon nommé Lavarde, employé au magasin des Trois-Quartiers et mélomane enragé.

Lavarde aimait et admirait Darcier au point d’en perdre la raison. Il le regardait comme un dieu et se serait ouvert le ventre pour lui comme un simple Japonais. Lavarde finit par quitter son magasin, où il avait une belle position, pour se livrer plus exclusivement à la contemplation de Darcier et pour chanter à sa suite dans quelques cafés. Mais il n’avait pas le talent de Darcier ; ce n’était que son clair de lune, et encore très affaibli. À force de déboires, il échoua à l’hôpital Beaujon, d’où il ne devait pas sortir.

Darcier alla l’y voir, cela va sans dire, et ce fut un suprême éblouissement pour le pauvre Lavarde. Il allait mourir heureux. Déjà il ne pouvait plus se mouvoir ni parler. Darcier le regarda longuement. Puis, au bout de quelques minutes, il lui posa cette interrogation, dont je modère l’énergie :

— Ainsi, tu ne… penses plus aux femmes ?

Inutile de dire quel fut le geste significatif et piteux de Lavarde.

Une des prétentions de Darcier, sa principale assurément, était sa prétention très justifiée à la force musculaire. Il a toujours vécu environné d’haltères, de boulets. Sa physionomie se déridait à la fréquentation des fameux lutteurs Rossignol-Rollin, Faouet et moussu Creste. Il ne rêvait que coups de poing triomphaux, et il en a asséné quelques-uns qui lui ont inspiré une grande confiance en lui-même.

Un jour, je le rencontre à l’Alcazar de Marseille ; il venait de signer un engagement pour le théâtre d’Oran.

— Hum ! lui dis-je ; Oran, c’est en Afrique… Hum !

— Oui… Eh bien ?

— Eh bien ! en Afrique il y a des lions.

Darcier eut un superbe mouvement d’épaules.

— Si je trouve un lion… je lui casse la gueule !

D’après ce qu’on vient de voir, le verbe de Darcier n’est pas emprunté précisément à l’hôtel de Rambouillet. Les reporters, qui ne reculent devant rien, reculeraient peut-être à intituler un de leurs articles : Darcier dans le monde. C’est un enfant de la nature et du carrefour ; il a, comme Schaunard, une pipe pour aller dans les salons. Quelques-unes de ses répliques sont demeurées célèbres, mais elles sont d’une énergie et d’une fierté qui eussent mieux trouvé leur place sur le champ de bataille de Waterloo que dans le faubourg Saint-Germain.