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Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XII

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CHAPITRE XII

Un négociant qui a mal tourné. — Coup d’épée avec Théodore Barrière. — Émile Solié.

Je m’imagine aisément la stupéfaction profonde des négociants, lorsqu’un d’entre eux abandonne le négoce pour se livrer entièrement à la littérature. Il est vrai que le cas est peu fréquent. Pourtant il s’est produit dans la personne de Gustave Nadaud, apostat de la tenue des livres et déserteur des étoffes de Roubaix.

M. Nadaud est aujourd’hui un aimable chansonnier, qui continue la tradition de Désaugiers et dont les refrains voltigent sur les lèvres, principalement à l’heure du dessert. Lui-même a dit :

Ma muse a des façons galantes
Qui des prudes feraient l’effroi.
Pardonnez-moi, femmes galantes ;
Pauvre maris, pardonnez-moi.

Sans se distinguer par une extrême originalité, il a su exploiter un petit filon parisien dont il est encore maître et seigneur. Il a célébré (erreur de sa vingtième année !) les Reines du Jardin Mabille, de tristes reines par parenthèse ; il a étudié les mœurs de la Lorette, après Nestor Roqueplan et Gavarni ; il a chanté Monsieur Bourgeois, Bonhomme, le Docteur Grégoire, variations nouvelles sur des thèmes un peu surannés. Il a eu plusieurs succès populaires, tels que les Deux Gendarmes, bouffonnerie naïve, et Carcassonne, cette plainte touchante d’un vieux bonhomme de Limoux.

Il a servi de secrétaire à l’étudiant pour sa Lettre à l’Étudiante, — et cette lettre est, avec la Réponse de l’Étudiante, une des choses les plus réussies qui soient sorties de sa plume.

Toi qui n’as jamais, que je pense,
Dépassé Saint-Cloud ou Pantin,
Tu te figures que la France
N’existe qu’au pays latin.

Détrompe-toi, ma bonne amie ;
La province a des habitants
Qui vivent avec bonhomie,
Et qui sont toujours bien portants.

Ce matin, près de la rivière,
Je marchais, un livre à la main ;
J’ai découvert une chaumière
Où ne conduit aucun chemin.

Une autre chose que j’admire,
Ce sont les moulins, c’est charmant.
Cela tourne à mourir de rire,
On n’a jamais bien su comment…

Il faudrait un peu plus de morceaux comme cela dans l’œuvre de Gustave Nadaud. Habiluellement, il se contente d’une indication trop facile, d’un trait trop fugitif ; ses refrains respirent une aimable philosophie, aurait-on dit autrefois. Cependant, il rencontre parfois un thème ingénieux, comme le Prince indien, comme Mariez-vous, Auguste.

Il faut compter avec ces jolies bluettes. Victor Hugo a dit : « La chanson est une forme ailée et charmante de la pensée ; le couplet est le gracieux frère de la strophe. »

Sainte-Beuve goûtait le talent de Gustave Nadaud. Théophile Gautier, qui ne se plaisait pas pourtant aux concessions, s’est exprimé ainsi sur son compte dans son Rapport sur la Poésie française depuis 1830 :

« Gustave Nadaud a fait une chanson moderne qui reste dans les limites du genre et pourtant contient les qualités nouvelles d’images, de rythme et de style indispensables aujourd’hui… La chanson est une muse bonne fille, qui permet la plaisanterie et laisse un peu chiffonner son fichu, pourvu que la main soit légère ; elle trempe volontiers ses lèvres roses dans le verre du poète où pétille l’écume d’argent du vin de Champagne. À un mot risqué elle répond par un franc éclat de rire, qui montre ses dents blanches et ses gencives vermeilles. Mais sa gaieté n’a rien de malsain, et nos aïeux la faisaient patriarcalement asseoir sur leurs genoux. »

On sait que Gustave Nadaud compose lui-même la musique de ses couplets et qu’il les chante dans les salons, le cas échéant. Un Pierre Dupont du monde. Sa musique est parfaitement à l’avenant de sa poésie, aussi agréable, aussi facile. Elle a le don de mettre en fureur les compositeurs sérieux, qui lui reprochent de manquer de science.

Nadaud a aujourd’hui une bonne pièce de soixante ans. Il est petit, ramassé ; mais l’allure est celle d’un homme dans toute la vigueur de l’âge. La parole est vive, l’œil est franc ; il y a de la bonté dans sa bouche. Rien d’ailleurs qui trahisse la pose ou l’excentricité. Il a des relations partout, il connaît tout le monde ; il est complaisant, affable. En récompense, il a eu beaucoup de petites satisfactions d’amour-propre ; il en aura encore. Je le crois heureux.

Sa ville natale, Roubaix, lui a élevé un buste dans son hôtel de ville.

N’est-ce donc pas quelque chose ?


J’ai échangé en effet un coup d’épée avec Théodore Barrière, à la suite d’une altercation survenue à une première représentation à l’ancienne Gaîté du boulevard du Temple. Tout a été dit sur le caractère de Barrière ; je n’y reviendrai pas. Il croyait avoir à se plaindre de la sévérité d’un compte rendu que j’avais fait d’une de ses pièces les moins réussies, la Maison du pont Notre-Dame, et il prétendait m’interdire mon droit de critique à l’avenir.

Dès les premiers mots, la querelle avait pris un tour tel que le choix des armes devait revenir sans conteste à Théodore Barrière. Il constitua sur-le-champ ses témoins, qui étaient MM. Léon Sari et Cochinat. Moi, je courus dès le lendemain matin chez mes amis Albert de Lasalle et L’Herminier. Ainsi que je l’avais prévu, l’arme réclamée fut l’épée de combat, et le lieu de la rencontre fut fixé au bois de Meudon. J’employai le reste de ma journée à une visite prolongée au bon Grisier et à son prévôt Barrier, lesquels ne me dissimulèrent pas que ma force à l’escrime était au-dessous de la moyenne.

À dix heures et demie, le lendemain matin, par le plus beau temps du monde, Théodore Barrière et moi nous mettions habit bas dans une jolie clairière de Meudon, à deux pas de la maison de campagne de M. Charles Edmond. Des gendarmes survinrent, qui nous enjoignirent d’avoir à cesser toutes hostilités ; ils promettaient de ne pas dresser procès-verbal si, de notre côté, nous nous engagions à ne pas donner suite à nos projets de combat. Nous promîmes tout ce qu’ils voulurent, en les envoyant au diable.

Certains d’être filés, nous revînmes à Paris, où nous primes deux voitures, qui nous transportèrent à Nogent-sur-Marne. Un canot nous aborda à l’île de Beauté, où M. Léon Sari connaissait un terrain tout à fait propice. Toutes ces allées et venues avaient pris pas mal de temps ; mais nous avions l’horreur d’une rentrée ridicule.

Le soleil manifestait déjà l’intention de se coucher ; on tira les places au sort ; je ne fus pas avantagé. Hâtons-nous de dire que je reçus une blessure à la main. Il ne fut pas le moindrement question d’un rapprochement entre Barrière et moi ; chacun de nous avait le dépit d’avoir perdu à si mauvaise et si inutile besogne cette magnifique journée d’été. Après les saluts, on regagna, avec ses témoins, le chemin de fer. Toutefois, tous les deux nous emportions un peu plus d’estime l’un pour l’autre.

La réconciliation, retardée par tous les hasards de la vie parisienne, n’eut lieu que quatre ans après, à Bade ; elle fut sincère et durable.

J’allais oublier de dire que cette aventure eut son dénouement naturel devant la police correctionnelle. Me Desmarest parla pour Barrière ; l’élégant Carraby s’était chargé de ma défense. J’en eus pour deux cents francs d’amende, sur le délit de coups et blessures ; Théodore Barrière en fut quitte à cent francs seulement, pour cause de duel. Les témoins ne furent pas inquiétés.

Voilà, les détails rigoureusement exacts de cette équipée de jeunesse. On trouvera le reste dans tous les journaux du temps ; il y est question, entre autres choses, d’une paire de bretelles et d’un déjeuner fantaisiste. Je ne vous engage pas à tout accepter aveuglément ; dans le plus mince duel, quoiqu’on raille, il y a toujours la part de l’inconnu ou de la fatalité.


Personne ne s’est trouvé, à un certain moment, plus mêlé au monde des journalistes que ce petit homme rond, court, rougeaud, remuant. Il était de toutes nos fêtes plutôt que de tous nos travaux, — c’est-à-dire que nous le rencontrions principalement aux inaugurations de chemins de fer, aux courses de chevaux, et surtout dans les réunions de villes d’eaux, en Allemagne, en Suisse, en Belgique.

Il avait fini par devenir un courriériste spécialement balnéaire ; il s’était mis au régime de deux ou trois feuilletons par an dans le Siècle pas davantage, sous le règne de Louis Desnoyers, son ami et son contemporain, à quelques années près.

Ce n’était pas qu’Émile Solié n’eût été un écrivain très actif au temps jadis. L’Artiste, l’Entracte, l’Époque et la Presse l’avaient compté au nombre de leurs rédacteurs assidus ; il avait concouru à la fondation et à la collaboration d’une multitude de petites feuilles : Le Musée des Dames et des Demoiselles, les Nouvelles, bien d’autres que j’oublie. Il écrivait correctement, agréablement même ; beaucoup de nos reporters d’à présent ne lui seraient pas allés jusqu’à la cheville, car il savait, — un mérite qui se fait de plus en plus rare.

Deux petites plaquettes recommandent son nom aux bibliophiles : une Histoire de l’Opéra-Comique et une Histoire du Théâtre-Lyrique ; elles sont recherchées. Il faut y ajouter des monographies de Gluck, de Lulli et de Rameau, publiées dans des journaux de départements et tirées à part, à un nombre fort restreint. Émile Solié était autorisé à ces études comme fils et petit-fils d’artistes lyriques.

Sous l’Empire, il accepta de rédiger en province quelques journaux de la couleur la plus douce et de la politique la plus conciliante. Sa plume n’avait rien d’agressif. Autre chose était de l’homme. Émile Solié souffrait de sa petite taille, et ne supportait pas facilement la plaisanterie. Il redoutait Nadar comme la poudre, Nadar qui l’avait affublé de sobriquets plus irrévérencieux les uns que les autres. Cette inquiétude continuelle lui avait donné des manies, des exigences ; à table il lui fallait les meilleurs morceaux ; au théâtre il lui fallait la meilleure place. Ceux qui le connaissaient ne faisaient qu’en rire, et c’était là précisément ce qui le désolait.

À Nice, en 1873, il eut une ou deux attaques d’apoplexie. À partir de ce moment, il déclina ; il devint morose ; il ne put plus sortir. Une religieuse le soigna pendant le mois de mars. Enfin sa sœur, Madame Roger Solié, la comédienne aimée, vint le chercher et le ramena à Paris. La maison Dubois le reçut, comme elle en a reçu tant d’autres qui s’appelaient Gustave Planche, Privat d’Anglemont, Henry Murger, Auguste Supersac, Charles Barbara, etc.

Je regrette de n’avoir pas été appelé au lit de mort d’Émile Solié. Mais a-t-il appelé quelqu’un ? Solié a toujours vécu seul, à toutes les époques de sa vie.

Ne cherchez pas l’explication de cela autre part que dans son nom.