Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XV

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CHAPITRE XV

Le 4 septembre. — Pipe-en-Bois. — Eugène Razzoua.

Le 4 septembre 1870 est une de ces dates qui prennent de la grandeur à mesure qu’elles s’enfoncent dans le passé et dans l’histoire. C’est le propre des événements importants qui n’ont eu qu’un nombre restreint d’acteurs et de spectateurs. Je me range dans cette seconde catégorie pour essayer de restituer au 4 septembre ses véritables proportions.

Il apparaît très distinctement dans mon souvenir. C’était une admirable journée de dimanche, sur laquelle planait un soleil éclatant. On s’était donné rendez-vous la veille pour renverser le Corps législatif ; on y arriva comme chez soi, ni trop tôt, ni trop tard. Il n’y eut donc pas là une de ces irruptions d’un peuple tout entier, une de ces coulées de lave à travers les rues, une de ces descentes de torrent sur les places.

L’insurrection, si on peut l’appeler ainsi, avait été non pas improvisée, mais sagement convenue. C’était moins une insurrection qu’une formalité. Les visages n’avaient rien de farouche. « Entrez donc ! » dirent ceux qui gardaient le pont. Une fois entrée, l’insurrection se comporta comme en 1848, comme toujours ; il n’y a pas deux manières d’envahir une Assemblée. L’insurrection s’installa sur les banquettes demeurées vides, s’empara de la tribune, monta au fauteuil du président. Je ne répondrais pas que M. Schneider n’ait été reconduit avec plus de renfoncements qu’il n’était nécessaire. Ce sont les petits inconvénients du pouvoir.

Après avoir fait maison nette et proclamé la République, l’insurrection proposa d’aller à l’hôtel de ville, selon la tradition révolutionnaire.

Au sortir du Corps législatif, l’enthousiasme commença seulement à se répandre dans Paris. Ce fut alors comme une traînée de poudre. Éclipse subite et totale des sergents de ville. La République nouvelle n’avait pas coûté un coup de fusil, elle n’avait pas fait tirer un sabre du fourreau. Les pêcheurs à la ligne du quai d’Orsay ne s’étaient aperçus de rien. Le cri de : Vive la République ! fut bientôt général. Vive la République ! criaient les gardes nationaux. Et les familles sorties pour la promenade de s’étonner.

Tandis que les futurs membres du nouveau gouvernement provisoire se dirigeaient vers l’hôtel de ville, hommes anciens et hommes nouveaux, tous dévoués à une idée commune, le général Trochu prenait le chemin du palais des Tuileries, à cheval, et fendant lentement — très lentement — la foule qui l’acclamait. Pourquoi l’acclamait-elle ? Je serais assez embarrassé de le dire.

J’étais sur la place du Carrousel lorsque le général Trochu y arriva, et fort près de lui.

Je cherchais à deviner les émotions qui devaient l’assaillir, — et elles étaient nombreuses et diverses, — mais vainement. Bien fin aurait été celui qui aurait pu se flatter de lire dans la physionomie de ce petit homme énigmatiquc et têtu, de ce Breton mystérieux et sentimental, bavard comme pas un dans l’intimité. Il saluait fréquemment du képi, se demandant sans doute intérieurement, comme moi, comme beaucoup de monde, la raison de ces acclamations.

Au milieu de la place du Carrousel, il eut un moment d’hésitation, qui dut être grave et décisif dans sa vie, et ses regards se tournèrent vers le palais envahi. Envahi, je me trompe ; le palais des Tuileries ne le fut pas au 4 septembre 1870, comme il l’avait été au 24 février 1848 ; il ne le fut pas, grâce à… Victorien Sardou, qui, avec la vivacité qu’il apporte en toute chose, avait organisé une garde de surveillance. C’est à cet homme de lettres qu’on doit de n’avoir pas vu se renouveler les scènes de désordre qui avaient signalé, vingt-deux ans auparavant, le départ de Louis-Philippe et de sa famille.

On peut faire des pièces de théâtre et être un citoyen énergique à ses heures. Victorien Sardou a eu une de ces heures-là au 4 septembre.

Donc, le général Trochu regardait le palais des Tuileries. Il le regardait comme un chien regarde une volaille à la broche. Évidemment, la pensée d’aller l’habiter traversa son cerveau. Je ne le quittais pas des yeux, étant à six pas de lui.

— Ira-t-il ? dis-je à Sixte Delorme, qui m’accompagnait. (Je cite mes témoins.)

— Eh ! eh !

— Oui… non…

— S’il y va, c’est la dictature ! murmura Sixte Delorme.

Pendant ce temps, le général avait poussé son cheval vers les Tuileries ; il avait même déjà fait quelques pas dans cette direction, — lorsque tout à coup nous le vîmes tourner bride et gagner modestement son logement delà rue de Rivoli, en face du Palais-Royal.

Que s’était-il passé en lui pendant cette minute ?

Aujourd’hui, il y a quelque part, dans un coin de la province, un homme âgé, qui vit obscurément. On le dit bon ; peut-être élève-t-il des poissons rouges dans un bocal. Il a été donné à cet homme d’occuper un des plus hauts postes dans les temps modernes, haut à donner le vertige. La Providence ou la fatalité — comme on voudra — lui avait confié la défense d’une grande cité et le commandement d’un grand peuple, un peuple brave et aventureux à l’excès. Lui-même était un soldat ayant fait ses preuves. Il semblait parfaitement digne de la mission que le sort lui avait imposée.

Eh bien ? cet homme est demeuré inerte. Il n’a pas plus bougé qu’un soliveau. Pendant que les armées étrangères enveloppaient lentement Paris, il discourait paisiblement, debout, devant sa cheminée, car il avait la passion du discours. Lui qui avait su se servir d’une épée, il ne se servait plus que d’une langue. De temps en temps, il passait des grands cordons au cou des généraux ses collègues ; il faisait des grand-croix, des commandeurs. Pendant ce temps-là, le pain allait manquer.

Comme on le suppliait de faire une sortie et qu’il résistait toujours, cet homme fut saisi un jour d’une belle résolution : il alla, non pas sur le champ de bataille, mais chez un notaire. Là, il déposa un plan qui devait pulvériser l’ennemi. On sait la fin de cette lamentable parodie. Paris, fou de rage, dut se rendre. Cet homme tira son épingle du jeu et s’en alla vivre chez lui, à la campagne, comme s’il avait fait de grandes choses, comme un Cincinnatus. Peut-être a-t-il la conscience nette.

Cet homme, qui nourrit aujourd’hui les petits oiseaux sur sa fenêtre, est mon général de la place du Carrousel.


La renommée — bien frivole — de Georges Cavalier date de la première représentation à l’Odéon de Gaëtana, d’orageuse mémoire. C’était dans l’hiver de 1862. Très jeune étudiant, presque enfant, il s’y fit remarquer par son hostilité bruyante.

Une partie de la jeunesse d’alors, celle du quartier latin du moins, en voulait à M. Edmond About pour ses relations avec le haut monde officiel. — Cavalier et son groupe d’amis furent implacables.

Dans des circonstances analogues, on le retrouve trois ans plus tard, au Théâtre-Français. Il s’agissait cette fois d’Henriette Maréchal, une pièce des frères de Concourt, à laquelle on reprochait d’avoir passé par le salon de la princesse Mathilde. Georges Cavalier se mit à la tête d’une cabale formidable ; — c’est alors que son surnom baroque de Pipe-en-Bois commença à arriver au public.

Pourquoi Pipe-en-Bois ? Ces choses-là ne s’expliquent pas. On s’enquit de l’individu : on sut que c’était un élève de l’École des mines, très intelligent, mais dont la construction physique prêtait au sourire. Maigre d’une maigreur idéale, pâle comme Deburau, la lèvre contractée par un rictus continuel, un nez de polichinelle, un menton de galoche, Pipe-en-Bois faisait songer à ces casse-noisettes dont les fabricants de Nuremberg ont la spécialité.

D’ailleurs bon camarade, teinté de littérature, et affilié à la jeunesse républicaine. Le hasard nous fit nous rencontrer à cette époque, je n’en voulus point au hasard.

À ce moment, on abusa de sa célébrité de vingt-quatre heures pour publier une brochure intitulée : « Ce que je pense d’Henriette Maréchal, de sa préface et du Théâtre de mon temps, par Pipe-en-Bois ; 1866, grand in-8° de 27 pages ; Librairie centrale. »

On y lit entre autres sornettes : « Sans que cela paraisse, je suis un homme sérieux, malgré les cris poussés au bal de l’Opéra, où mon nom vient de réveiller les échos mal endormis qui se sont renvoyé le nom de Lambert… »

Il paraît que Pipe-en-Bois avait eu les honneurs d’une ovation carnavalesque. C’est un point biographique de plus à fixer.

Il désavoua publiquement ce factum, dont le véritable auteur n’est connu que de très peu de personnes, et que j’ai fait relier à la suite de mon exemplaire d’Henriette Maréchal.

Ici s’arrête la carrière de Georges Cavalier, considéré comme chef de cabale dramatique.

Je n’ai pas à examiner son autre carrière, ni à apprécier les motifs qui le jetèrent dans la politique d’action. Modeste action que la sienne ! Elle s’est bornée à un emploi de deuxième ou troisième secrétaire à la délégation de Tours et à celle de Bordeaux.

Il avait accepté sous la Commune les modestes fonctions d’inspecteur des jardins publics, et jamais, je dois le dire, ces fonctions ne furent remplies avec plus de zèle et de conscience. Jamais nos promenades ne furent mieux entretenues qu’à cette époque bouleversée.

Un jour que, traversant la place du Cairrousel, je venais de me heurter contre les anneaux du serpent en fer d’un arroseur, je me trouvai nez à nez (et quel nez !) avec Cavalier.

— Te voilà, Le Nôtre ! lui dis-je dans un cordial bonjour.

— Eh bien ! prononça-t-il avec une large expression d’orgueil, qu’est-ce que tu penses de cela ?

— Splendide ! Je suis éclaboussé de la tête aux pieds.

— On t’aura pris pour un oranger, me dit-il en riant de son rire de mascaron.

Il n’était pas d’ailleurs, comme beaucoup d’autres, sans inquiétude pour le résultat de cette période de résistance. Il voyait le ciel sombre. Dans la poignée de mains sur laquelle nous nous séparâmes, il y eut cette pression prolongée qui trahit les inquiétudes et les cruautés de l’avenir.

Je ne le revis plus.


Qui voudra le croire ?

Eugène Razzoua, qu’une certaine légende représente constamment environné de nuages de tabac ou traînant un sabre humide de sang, Eugène Razzoua a été pendant quelque temps un des rédacteurs ambrés et musqués de la Vie parisienne.

Invraisemblable, — mais absolument exact.

Razzoua a été un écrivain de high life ; il a mis des manchettes de dentelle à sa plume, il a sable sa copie avec du tabac d’Espagne. Comme un autre, il a joué du Gontran et du Guy ; on l’a surpris commençant un article de cette façon : « Très coquet, le déshabillé de la petite baronne… »

Razzoua a peut-être su, en des temps meilleurs, ce que c’était qu’une petite baronne.

Mais n’allons pas trop loin : ce sont surtout des articles de sport, des souvenirs de voyage, que Razzoua a donnés à la Vie parisienne. La plupart de ces pages ont été réunies en un volume fort intéressant.

La guerre de 1870 mit Razzoua en évidence. Comme il avait servi longtemps en Afrique, on fit de lui un chef de bataillon de la garde nationale. Il commanda le 61e, où il eut sous ses ordres un assez grand nombre d’artistes et de littérateurs du territoire de Montmartre, entre autres Olivier Métra, Émile Bénassit, Tony Révillon, Louis Davyl, Maisonneufve, etc. etc.

Plus tard, nommé député de Paris, il alla siéger à l’Assemblée de Bordeaux. Il donna sa démission, avec le groupe de Victor Hugo, et revint à Paris quelques jours avant le 18 Mars.

On sait le reste.

Les détails de son évasion de Paris, quelques jours après l’entrée des troupes versaillaises, participent du roman. Le moment n’est pas venu de les raconter : ils pourraient compromettre un gentilhomme charmant, très connu et très aimé. Cet excellent baron (ai-je dit que c’est un baron ?) obligea Razzoua à couper sa barbe et le fit monter avec lui dans sa chaise de poste. « Fouette, cocher ! Aux fortifications ! » Razzoua passa comme son domestique. Il était libre.

Le gentilhomme avait sauvé un homme du peuple, qui n’avait pas l’ombre d’un homicide à se reprocher, — quoi qu’on en ait pu dire.

Mais, je le répète, l’heure n’est pas venue de détailler et d’insister.

J’ai revu Eugène Razzoua à Genève, dans le courant du mois d’août 78. L’exil n’avait rien enlevé à la placidité de son humeur et à la simplicité de ses habitudes. J’ignore s’il s’était remis à travailler pour la Vie parisienne.