Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XVI

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CHAPITRE XVI

Il manque cinq millions. — M. Blanc. — La création de Monte-Carlo.

Un soir, sous la lampe d’un salon de la rue de Rivoli, plusieurs personnes étaient rassemblées, lisant les journaux.

— Ah ! dit une voix, il manque cinq millions pour achever le nouvel Opéra.

M. Blanc attira à lui une plume et de l’encre, et signa un bon de cinq millions.

Le jour de l’inauguration du nouvel Opéra, il n’y eut qu’une personne d’oubliée dans la distribution des places.

Ce fut M. Blanc.

Cet homme était un financier des plus remarquables.

Balzac ne l’a pas connu, et il n’a pas connu Balzac, quoique tous les deux appartinssent à la même époque. Ils méritaient de se rencontrer, car tous les deux avaient sur l’argent les mêmes idées, — et ils ont fait de l’argent l’un le pivot de sa littérature, l’antre le pivot de son existence.

Quel portrait Balzac aurait fait de M. Blanc ! L’air rusé, tranquille, les lunettes d’or à demi tombantes sur le nez, l’impertinence nichée au coin des lèvres, le menton ferme, le geste rare, la parole trempée dans cet accent provençal qui donne aux moindres paroles un ton de despotisme et de raillerie, et cette démarche toujours pressée qui n’admet aucun importun à sa suite, — tel était M. François Blanc, le directeur du Casino de Monte-Carlo.

Il avait de l’esprit, doublé d’une méfiance acquise au contact de toutes les intelligences européennes, grandes et moyennes. Les petites, il n’a jamais daigné s’en soucier. Accessible comme les Rothschild, M. Blanc avait comme eux cette absence d’illusions qu’engendre une longue habitude administrative.

Il ne croyait qu’aux chiffres, mais il y croyait avec une rare supériorité et avec une lucidité de savant.

M. François Blanc, avant d’être directeur du Casino de Monte-Carlo, était directeur du Casino de Hombourg. Progressivement et sagement, il l’avait mis sur un très beau pied. Si M. Renazet était le Louis XIV de Bade, comme le lui disaient ses flatteurs, M. Blanc, — qui a toujours eu les flatteurs en grippe, — était le Colbert de Hombourg.

Pour moi, je n’ai jamais raffolé de ce lourd Kursaal qui avait quelque chose d’un grand pénitencier.

Cependant, M. Blanc avait su y attirer toute l’Europe. C’est à Hombourg qu’il jeta les assises d’une fortune qu’on a évaluée à près de quatre-vingts millions.

Sans y apporter un entrain qui n’était pas dans son tempérament, il savait déjà bien faire les choses, comme on dit. Il n’hésita pas à engager la Patti, devenue marquise de Caux, pour une série de représentations, au prix de 5,000 francs par soirée.

Mais je ne répondrais pas qu’il ait été l’applaudir.

Aujourd’hui, Hombourg-les-Jeux n’existe plus, et une demi-douzaine de buveurs de tisane se promènent devant la Maison de Conversation de Bade.

Mais Monte-Carlo s’est élevé sur ces deux ruines ; Monte-Carlo, l’œuvre la plus considérable de M. Blanc, sa création favorite enfin.

Là, M. Blanc a donné toute sa mesure et démasqué l’homme d’initiative qu’il était. À coups de millions, il a dégrossi un cap inculte, et d’un désert il a fait surgir le jardin le plus merveilleux du littoral de la Méditerranée.

Il n’y avait que lui qui put rêver et mener à bien un aussi colossal projet.

Croirait-on que cet homme d’une ambition si vaste fût le plus simple des hommes ! La tête bouillonnait, mais le visage restait immobile. On aurait dit, avec sa redingote noisette, un petit rentier, rêvant de construire une petite grotte dans son petit jardin, avec des lapins en plâtre et un jet d’eau.

M. Blanc eut énormément à lutter pour fonder le Casino de Monte-Carlo. Mais le ciel l’avait doué d’une forte dose de ténacité et d’une provision intarissable d’activité. Joignez à cela le nerf des affaires, — l’argent, — et l’on comprendra qu’il ait aplani les obstacles, comme il avait aplani les terrains. La vérité est qu’il a fait la prospérité des Niçois un peu malgré eux. Chaque fois que les pudibonderies de quelques meneurs se réveillaient, M. Blanc ouvrait son portefeuille, — et ses munificences pleuvaient sous prétexte d’intérêt local.

Je ne parle pas des Monégasques ; ils étaient conquis dès la première heure.

Dans les questions d’art et d’élégance inséparables de ses entreprises, il s’était habitué à prendre pour conseil Mme Blanc, la plus excellente des femmes, qui, par sa grâce et par sa bonté, a souvent complété l’œuvre de son mari.

On comprend qu’avec ses immenses capitaux si parfaitement en vue, M. François Blanc ait passé une partie de sa vie à se défendre contre les convoitises.

Lui-même m’a raconté que chaque jour lui apportait en moyenne une centaine de demandes et d’offres (ce qui est absolument synonyme) : demandes de remboursement de la part des décavés, offres de combinaisons de la part des industriels et des inventeurs, menaces, supplications, tentations, — on reconnaît bien là le beau sexe ! — avertissements de suicides, avec indication exacte de l’heure et de l’endroit ; spécimens de journaux, dithyrambes poétiques, etc. etc.

On se souvient même, à Monte-Carlo, d’une tentative à main armée faite dans la villa Blanc, où deux domestiques furent grièvement blessés.

Si grande que fût la fortune du directeur du Casino, elle n’aurait pu suffire à tant d’exigences fantastiques.

Et cependant, que de misères secourues, réelles ou fictives ! — en argot commercial, on appelle cela du coulage ; en langue de tous les pays, cela s’appelle de la bienfaisance.

M. Blanc, de goûts très modestes pour lui-même, a toujours vécu en famille. À peine, pendant ses séjours à Paris, mettait-il le pied au cercle une fois par semaine. Il acceptait très peu d’invitations, autant dire pas du tout, — se retranchant dans son état maladif. Sa table, servie tous les jours avec abondance et recherche, était son unique apparat ; il était loin cependant d’être un mangeur, mais il l’avait été et il aimait à s’en souvenir. Il lui arrivait, encore de sourire à un verre de bon vin de Château-Laffite.

Sa conversation roulait presque toujours sur les opérations financières, à propos desquelles il n’était pas rare de l’entendre s’animer et s’échauffer. Mais, entre temps, et selon les convives, la plaisanterie ne lui déplaisait pas ; il la pratiquait lui-même et la faisait assez mordante.

Nul ne savait mieux écouter ; il n’était pas de ceux qui croient tout savoir parce qu’ils savent beaucoup. Il espérait encore beaucoup apprendre.

Après le dîner, qu’il faisait suivre d’un cigare, il passait dans la salle de billard pour y jouer une partie. Le billard était le seul jeu qu’il affectionnât, — car il est bon de noter que cet homme, qui a fait tant jouer les autres, avait l’effroi de la roulette et le dédain du trente-et-quarante.

D’une nature plus active et plus alerte que ne l’aurait fait supposer son allure, M. Blanc aimait à changer de place. En une seule année, on le voyait habiter Paris, Avignon, Monaco, Dieppe et Louèche-les-Bains, en Suisse. C’est dans cette dernière localité, où il allait régulièrement faire une saison tous les ans, qu’il a succombé à un asthme rapidement développé.

Il a beaucoup souffert dans ces temps-ci, et naturellement son caractère en avait reçu un peu d’ombre. Les millions, qui font le bonheur, ne refont pas la santé. Sa santé était partie, et il ne se soutenait plus qu’à force d’énergie morale. Un jour, l’énergie tomba.