Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XVIII

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CHAPITRE XVIII

Le vicomte Alfred de Gaston. — Meissonier.

D’où venait le vicomte Alfred de Caston ? On ne lui a jamais conuu ni père, ni oncle, ni frère, ni cousin. Il s’est toujours promené seul à travers le monde. Sur ses cartes on lisait : Ancien élève de l’École polytechnique.

Je crois que sa famille était de Tonneins, en Guyenne ; du moins, je le lui ai entendu dire. D’un autre côté, je lis dans un de ses ouvrages, Constantinople en 1869 : « Né en Amérique, ce qui me familiarisa tout jeune avec l’idée des grands voyages… »

Au physique, un homme fortement constitué, extraordinairement brun ; de gros yeux noirs, tout ronds, d’une remarquable fixité ; le verbe haut ; une aisance d’élocution qui devenait facilement de la faconde. Il était un de ceux qui, selon une expression populaire, ne se lassent pas de tenir le crachoir.

La première fois qu’il fit parler de lui, ce fut comme capitaine de mobiles, lors de la révolution de 1848. Cette crise passée, il s’essaya obscurément dans le journalisme, jusqu’au moment où, cédant à sa véritable vocation, il se décida à se produire en public sous la double qualité de faiseur de tours de cartes et de professeur de mnémotechnie.

Son succès fut très grand. De l’aveu de tout le monde, il était supérieur dans ses exercices. Encouragé, il visita l’Allemagne, la Russie, l’Angleterre. Il gagna beaucoup d’argent, ce qui lui faisait écrire plus tard :

« Je n’ai pas à me plaindre de mes contemporains ; pendant quinze ans, ma mémoire et mon intelligence m’ont rapporté quelque chose comme un joli million, que j"ai eu, selon le point de vue où l’on se place, la folie ou le bon esprit de semer par les villes et les chemins, ce qui fait que je me trouve aujourd’hui juste aussi riche qu’en 1855, alors que je donnais ma première conférence historique à l’hôtel d’Osmont. »

Alfred de Gaston s’exprimait ainsi à Constantinople, où il séjourna pendant plusieurs années et où, patronné plus ou moins officiellement par le général Ignatieff, il parvint à fonder une revue politique et littéraire. Pour lui, c’était le comble de tous ses vœux, car il détestait son métier d’amuseur, il en rougissait, il ne l’exerçait qu’à la dernière extrémité et sous la pression de la nécessité.

Une autre de ses manies était de faire des vers à tout propos et de les déclamer hors de propos. Méry, qui se plaisait à tous les tours d’esprit et d’adresse, l’avait connu à Bade et lui avait adressé une épître luxueusement rimée, selon son habitude. Ce fut cette épître qui perdit le vicomte de Gaston, en lui donnant le goût de la poésie, à laquelle il était resté étranger jusque-là.

En dépit de ces petits travers, c’était un bon garçon, franc et obligeant. On n’a pu lui reprocher que d’être légèrement raseur. Mais est-ce un crime ?

À l’époque du siège de Paris, on lui donna un grade dans la garde nationale. Je le rencontrai un jour, triste et maigri ; c’était à ce moment de disette extrême où la population manquait de tout, même de pain.

— Ah ! mon pauvre Gaston, est-ce vous ?

— Vous le voyez, dit-il en serrant d’un cran son pantalon.

— Il y a un tour aujourd’hui que vous ne pourriez pas faire, continuai-je en souriant mélancoliquement.

— Il est bien question de tours, ma foi ?… Et pourtant, je vous ferais encore tous ceux que vous voudriez.

— Non, non.

— Mais si ! s’écria-t-il en se révoltant.

— Eh bien !… faites-moi une omelette dans un chapeau.

Il avait gardé, à travers tous ses voyages, la marque parisienne. En vertu de la loi des semblables, il s’était lié avec Timothée Trimm, une autre physionomie de ce temps-là. C’était un spectacle curieux de les voir tous deux, dans une voiture de louage découverte, cheminer vers le bois de Boulogne. L’un, Timothée Trimm, enguirlandé d’une vaste chaîne d’or, avec des pantalons démesurément larges, le cigare aux lèvres, renversé tout entier sur les coussins, le regard perdu, dédaigneux de la rumeur de popularité qu’il soulevait sur son passage…

L’autre, le vicomte Alfred de Gaston, coiffé d’un chapeau à ailes retroussées, engouffré dans une pelisse russe, cadeau d’un prince quelconque, — à ce qu’il répétait. Tous les deux étaient décoratifs, et celui qui leur aurait dit qu’ils n’étaient pas distingués les aurait plongés dans le plus complet abasourdissement.

Pauvre Gaston ? C’est le même homme que j’ai revu, à Nice, au café de la Maison-Dorée. Quelle décadence ! Il se traînait, mais il parlait toujours et récitait toujours ses vers. Il a dû passer avec un hémistiche sur les lèvres.

On a de lui plusieurs volumes, en prose heureusement ; les meilleurs sont les Tricheurs et les Marchands de miracles.

Le plus beau jour de sa vie fut celui où il réussit à être nommé membre de la Société des gens de lettres. Ce jour-là, il crut avoir tué l’escamoteur.


Heureux Meissonier ! Doit-il être assez content ! L’Empire l’a comblé d’honneurs et de dignités, la République l’en accable. Comme il doit l’aimer, cette bonne République ! Je suis certain qu’il est prêt à verser pour elle toutes les gouttes de son sang et à lui consacrer toutes les couleurs de sa palette. Car c’est une belle âme, ce Meissonier.

Si petit de taille et si grand de génie ! Et puis, une si belle barbe, une barbe qui lui tombe jusqu’à la ceinture et qui rappelle les anciens sapeurs de l’ancienne garde nationale. Le fantastique Hoffmann, qui dessinait quelque peu, — car il était l’Henri Monnier de son temps, — aurait pris plaisir à tracer un croquis du peintre de la bataille de Solférino.

Courageux, ambitieux, laborieux, on peut le résumer en ces trois mots. Ajoutez : ivre de gloire, et même de gloriole. Que voulez-vous ? Tout le monde n’a pas la réserve faroucbe d’Eugène Delacroix, par exemple. Meissonier a besoin d’habiter un palais ; Delacroix se contentait à meilleur marché ; — mais Delacroix ne faisait pas aussi petit que Meissonier. Faire petit, cela est aussi glorieux que difficile. Le talent se double ici du tour de force.

On a mis sur le compte de M. Meissonier un assez grand nombre d’anecdotes plus ou moins authentiques. La comtesse Dash, entre autres, a raconté la suivante, en la recommandant comme un trait du caractère à la fois énergique et original de notre peintre.

« L’année dernière, il s’en alla à Dresde ; il ne pouvait y rester que vingt-quatre heures pour voir le musée. Il s’y présenta ; les galeries étaient fermées. En vain invoqua-t-il son titre d’étranger, de peintre, on fut impitoyable. Il fallait adresser une demande au directeur des beaux-arts, et cela exigeait plus de temps qu’il n’en avait à sa disposition. S’il se fût nommé, toutes les portes se seraient ouvertes devant cette gloire européenne. Il n’en fit rien, parce que, selon lui, sa qualité d’artiste suffisait, et on ne lui devait pas plus qu’à un autre. Il partit sans avoir admiré les chefs-d’œuvre dont la Saxe est si fière. »

Est-ce que vous croyez beaucoup à ce « trait de caractère » ? Et, si vous y croyez, est-ce que vous l’admirez autant que l’admire cette naïve Madame Dash ? N’y voyez-vous pas plutôt une boutade d’enfant têtu, qui tape du pied parce qu’on lui refuse sa tartine, et qui ne veut pas prononcer les paroles qui la lui feraient obtenir tout de suite ?

Les critiques passent par-dessus la tête de M.  Meissonier ; il veut les ignorer, pour son repos. Je comprends cela. Une seule chose empoisonne réellement sa félicité : c’est la façon inexacte dont on orthographie généralement son nom. La majorité du public et même des amateurs écrit Meissonnier ; — c’est Meissonier qu’il faut écrire. Cet n ajouté fait son désespoir. Théophile Gautier avait des douleurs analogues, et même des fureurs, lorsque les typographes imprimaient son nom : Théophile Gauthier.

Il y a peu de femmes dans l’œuvre de M. Meissonier. Cela est surprenant, et l’on s’est souvent demandé pourquoi. On sait qu’il ne peint absolument que d’après nature. Est-ce que le modèle féminin le troublerait et l’impressionnerait plus que de raison ? Cela ferait dans tous les cas l’éloge de sa sensibilité.

On se perd en conjectures.