Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XVII

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CHAPITRE XVII

Clément Caraguel. — Le Bougeoir, rien que le Bougeoir. — Les notes d’Édouard Fournier.

Un littérateur de second plan, c’était Clément Caraguel, galant homme d’ailleurs, parfaitement inoffensif, posé, très simple d’habitudes et de manières. Il était venu de là-bas, du Midi (de Mazamet, je crois), et, sans trop de tâtonnements, il avait trouvé sa voie : il était devenu journaliste au Charivari. Il semblait plutôt fait pour la Revue des Deux-Mondes ; mais un fonds naturel de mélancolie le poussait vers les facéties et les coq-à-l’âne. Cela est moins paradoxal qu’on pourrait le croire.

Au Charivari, Clément Caraguel se trouva en compagnie des gens les plus graves du monde ; car il est à remarquer que, de tout temps, ce joyeux petit journal a surtout été rédigé par des misanthropes. Comptez-les : c’étaient Taxile Delord, qui aurait pu entrer dans la diplomatie ; Louis Huart, dont une poignée de main donnait l’onglée ; Arnould Frémy, toujours bougonnant, et l’immuable Altaroche, mystérieux et morose comme un sphinx.

Tous ces personnages, dont la mine compassée et dont la tenue sévère inspiraient le respect, s’occupaient chaque jour d’inventer solennellement de petits articles de soixante-quinze lignes environ, dans le genre suivant :

« LA QUESTION DES DARDANELLES

» Tartempion est en délicatesse avec le tsar.

» L’autre jour, le colosse du Nord l’a fait mander dans son cabinet et, après l’avoir regardé quelques instants d’un air farouche :

» — Tartempion, lui a-t-il dit.

» — Sire ?

» — Je ne suis pas content de toi.

» — Vous m’étonnez, sire.

» — Je le disais tout à l’heure encore au général Cabassol, mon fidèle chef de la police ; je lui disais : Je crois que Tartempion me trahit !

» — Pouvez-vous le penser, auguste Majesté ?

» — Prends garde à ta tête, Tartempion !

» — Mais, sire, qu’est-ce qui peut vous faire supposer… ?

» — Tu avais promis de me livrer la clef du Bosphore.

» — Un peu de patience, mon empereur.

» — Nom d’une gibelotte ! ma correspondance secrète insinue ce matin que tu l’as vendue à Castorine ?

» Tartempion devint pâle à ces mots, etc. etc. »

Tartempion ! Castorine ! Cabassol ! le Charivari a longtemps vécu sur ces fantoches de sa création. Clément Caraguel, à qui on les prêta, les fit mouvoir aussi bien qu’un autre. Mais sa fortune ne devait pas se borner là. Un beau jour, le Journal des Débats, le journal des Bertin, le journal de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, le pria de passer à ses bureaux. Caraguel fit répéter deux fois ces paroles au commissionnaire. Tout chemin mène à Rome ; le Charivari avait conduit Caraguel aux Débats !

Il y fit d’abord de la politique courante ; il la fit consciencieusement, comme il faisait toute chose. Ce n’était là encore pourtant qu’une étape dans sa destinée. Il se considéra comme décidément arrivé lorsque, à son grand étonnement, — et à l’étonnement général, — il fut appelé à la succession du feuilleton théâtral de Jules Janin. Jusqu’alors, Clément Caraguel s’était occupé peu ou prou de la question dramatique ; mais qu’importe ?

C’était Jules Janin lui-même qui, de son vivant, avait désigné son successeur à l’oreille du directeur des Débats. Le secret a été bien gardé jusqu’à la dernière heure. C’était un rusé compère, ce Jules Janin, sous les dehors d’un bonhomme bourdonnant, sans souci, indifférent, joyeux. Il avait principalement cette idée fixe de vouloir être regretté dans son feuilleton des Débats. Pour cela, il ne lui fallait pas un successeur trop brillant, qui le rappelât, même de loin, dans ses tics, dans son allure, dans son vagabondage, dans sa gaieté. Il se serait bien gardé de désigner Paul de Saint-Victor ou Banville, qui l’auraient peut-être fait oublier au bout de huit jours. Oublié, lui, Jules Janin ! Oublié, lui si longtemps le maître, l’arbitre, le juge, le prince, le tyran, le légendaire J. J. ! C’était une pensée à laquelle il ne pouvait s’accoutumer et se soumettre.

Or, il avait remarqué depuis quelque temps, dans son propre Journal des Débats, tout en haut, dans la partie qu’on appelle le « Bulletin politique », un rédacteur selon ses vœux, appliqué à sa besogne, jetant aussi peu d’éclat que possible. C’était Clément Caraguel. Jules Janin l’observa en secret, mystérieusement, silencieusement, jusqu’au jour où il se dit, comme en un mélodrame d’Anicet Bourgeois ou de Dennery : — Voilà l’homme qu’il me faut !

Caraguel était, en effet, le successeur tel qu’il l’avait rêvé, froid, calme, flegmatique, sans ambition. Caraguel ne trompa point l’attente de Janin, qui put se coucher dans la tombe en emportant la douce conviction de n’avoir point été remplacé.

En dehors de ses articles de journaux. Clément Caraguel a laissé peu de traces, quoiqu’il ait beaucoup écrit.

Il a donné sa mesure littéraire dans une petite comédie en un acte, représentée au Théâtre-Francais. Alfred de Musset avait fait le Chandelier, Caraguel fit le Bougeoir. Le bougeoir, c’est-à-dire un ustensile bourgeois, vulgaire, sans cérémonie, utile. Tout le talent de Caraguel tient dans ce Bougeoir, qui a été promené sur la scène un nombre de fois incalculable, et particulièrement bien plus souvent que le Chandelier. Après ce grand effort, on s’attendait à quelque autre manifestation dramatique ; ce succès paraissait appeler une suite. Point. Clément Caraguel n’avait que son Bougeoir dans le ventre. On eut beau le solliciter, il en resta à son Bougeoir.

L’homme avait bien l’estampille de son pays, il en avait gardé l’accent aussi. Les cheveux et la barbe étaient demeurés d’une noirceur invraisemblable. Par où a passé toute cette énergie révélée par son organisation, et si complètement dissimulée par son œuvre ?…


On a dit plaisamment d’Édouard Fournier qu’il savait tout et même davantage. Le fait est que son érudition était effrayante. Il devait être né sous un livre, — événement à la possibilité duquel sa petite taille permettait de croire.

Ce qu’il a publié de préfaces, de notices, d’avant-propos, d’introductions, de commentaires, etc., est incalculable. Ses premiers travaux visèrent Paris, qu’il avait commencé à étudier ; il écrivit tour à tour Paris démoli, les Chroniques des rues de Paris, les Énigmes des rues, l’Histoire du Pont-Neuf. Ce sont des volumes consciencieusement faits et remplis de trouvailles, qui continuent Sauval, Piganiol de la Force, Dulaure, — plutôt que Mercier.

Esprit précis, courant tout de suite aux dates et aux faits, Édouard Fournier ne se nourrit pas de philosophie, non plus que de description à outrance. On est certain d’apprendre quelque chose avec lui, mais ce n’est pas à rêver. Il eût donné le plus bel élan lyrique pour un clou de la mule du médecin Guéneau.

Édouard Fournier a beaucoup pratiqué les grands hommes du dix-septième siècle. Il les a célébrés dans trois pièces d’anniversaires qui ont survécu à la circonstance : Corneille à la gutte Saint-Roch, la Valise de Molière, Racine à Uzès. Il tournait le vers comme un homme qui en a considérablement lu. Mais disons tout : ce qui double la valeur de ces comédies, ce sont les notes extrêmement attachantes dont il les a accompagnées.

Les notes ! voilà le triomphe d’Édouard Fournier ! C’est dans les notes qu’il avait mis sa vie ! C’est pour les notes qu’il se levait si matin et qu’il se couchait si tard ! Qui ne l’a vu courir après ces notes à travers la bibliothèque de la rue Richelieu ? Victor Hugo, dans Notre-Dame de Paris, a dit de Quasimodo : « La cathédrale rugueuse était sa carapace. » On aurait pu dire également que la Bibliothèque était la carapace d’Édouard Fournier.

C’est cet amour des notes qui lui a inspiré l’Esprit des autres, l’Esprit dans l’Histoire, les Variétés historiques et littéraires, le Vieux-Neuf… — Le Vieux-Neuf ! Édouard Fournier est tout entier dans ce titre.

Encore des notes excellentes, ces études sur Regnard, Marivaux, Boileau, Beaumarchais, destinées à des éditions illustrées. Ce sont ses derniers travaux, je crois aussi que ce sont ses préférés.

Dans le classement, dans l’arrangement de ces innombrables matériaux, on lui aurait voulu un peu plus de ce qu’avait Charles Nodier : l’abandon, le tour aimable, un brin de rêverie et de flânerie. Il reste, quelque effort qu’il fasse, entre le journaliste et le professeur.

Avec moins de notes, Édouard Fournier aurait laissé un renom plus brillant. Ce sont les livres qui l’ont perdu, submergé. Il a vécu pour le compte des autres ; il aurait mieux fait de vivre un peu plus pour son propre compte. L’envie lui en prenait par bouffées ; il voulait créer à son tour. Le théâtre ; — en dehors des comédies d’anniversaire — le tentait fortement. Il a fait jouer à l’Odéon un Gutenberg en cinq actes et en vers, mais c’était encore un sujet tiré des livres, un drame de bibliophile.

Malgré quelques beautés de premier ordre, Gutenberg ne se soutint pas à la scène. Édouard Fournier fut très affecté de cet échec, qui le renvoyait tête basse à ses bouquins.

Quelques années plus tard, il arrangea la Farce de maître Pathelin pour le Théâtre Français — et pour Got.

Sa critique dramatique au feuilleton de la Patrie était honnête — et estimée pour ses notes. Toujours les notes !