Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XX
CHAPITRE XX
— Les naïvetés de Cabaner.
C’était un homme aimable et doux, généralement aimé, que M. Cabaner, bon musicien, poète étrange, doué d’un accent très individuel. On en jugera par ce morceau, qui respire un réel enthousiasme :
Décidément ce pâté
Est délicieux. De ma vie
Je n’en ai, je le certifie,
Mangé de mieux apprêté !
J’en veux faire à la pâtissière
Mon sincère
Compliment.
Excellent ! excellent !!
Celui que l’on m’apporta
L’autre jour était bon, sans doute ;
Très bon… et surtout la croûte….
Mais j’aime mieux celui-là.
Allons faire à la pâtissière
Mon sincère
Compliment.
Excellent ! excellent !!
Mais je voudrais pouvoir donner une idée de la musique qui accompagne ces vers, — musique docte, large, imposante.
M. Cabaner n’était pas un plaisantin, un frivolin ; il prenait tout au sérieux dans la vie. Écoutez plutôt les galantes propositions qu’il adresse, en un sonnet, à une dame non moins sérieuse que lui. Cela se chante comme l’Éloge du Pâté, mais sur de graves accords de plain-chant.
Dans notre chambre, un jour, les fenêtres bien closes,
Si tu veux, tous les deux, seuls, nous allumerons
Deux longs cierges de cire, et nous reposerons
Sur un riche oreiller mol et blanc nos deux fronts…
Voilà de ces façons de s’amuser qui n’ont rien de banal.
Et sans avoir recours au parfum lourd des roses,
Rien qu’avec les senteurs funèbres que ton corps
Répand lorsque, la nuit, il livre ses trésors,
Nous nous endormirons, et nous resterons morts.
Les senteurs funèbres du corps de la dame peuvent surprendre des esprits bourgeois, mais ce n’est pas pour eux que rime et chante M. Cabaner.
Ainsi donc, les deux amants sont morts, entre deux longs cierges de cire. On trouvera peut-être que cette mort est venue bien rapidement. M. Cabaner n’a de compte à rendre à personne ; il ne relève que de son caprice.
Et nous resterons morts, ayant de chastes poses.
Afin qu’on puisse, dans les plus pudiques temps,
Raconter cette mort, même aux petits enfants…
« Oui, chers petits, leur dira-t-on dans ces temps pudiques, il y avait une fois un monsieur et une dame qui firent cette partie de plaisir de tout fermer chez eux et de se mettre au lit.
« — Et puis, ensuite, mère grand ?
» — Et puis… ils restèrent morts. »
Et les enfants songeront.
Le poète termine ainsi son sonnet :
Et nous représenter, en des apothéoses,
Couchés l’un près de l’autre et sans être enlacés,
Comme une épouse et sou doux seigneur trépassés.
On voit combien de pareils sentiments sont au-dessus des idées courantes. La raillerie ne saurait les atteindre.
M. Cabaner avait toutes les croyances et toutes les illusions. Il suffisait de l’avoir rencontré, maigre et distrait, pour ne plus oublier cette physionomie. Vivant au milieu des plus féroces et des plus spirituels sceptiques, il ne se nourrissait que de lait et portait des chemises de soie. Comme beaucoup de candides, il était affecté d’un vice de prononciation, une sorte de zézaiement.
À l’exemple du Colline de la Vie de Bohème, il avait fait pratiquer une vingtaine de poches à son paletot, dans lesquelles il portait la presque totalité de ses œuvres. De plus, il se promenait toujours avec un énorme rouleau de papier à la main. — Il ne mettait pas en musique ses œuvres seulement, mais aussi celles de ses camarades : Charles Cros, Jean Richepin, Maurice Bouchor, etc. etc.
Dernièrement, ayant hérité de quelques milliers de francs, M. Cabaner les consacra à l’achat d’un piano-tonnerre, qui imitait le vent, la pluie, la tempête, — et d’un harmonium-orchestre muni de trompettes et de tambours. Ainsi, le plus doux des hommes se métamorphosait parfois en dieu Thor des Scandinaves.
Distrait, il l’était à tous les degrés. Un matin, il entre dans un restaurant et demande à déjeuner.
— Donnez-moi une côtelette, dit-il au garçon.
— Côtelette… de quoi ? interroge celui-ci.
Cabaner demeure bouche béante. C’est vrai, il y a plusieurs espèces de côtelettes ; il n’avait pas songé à cela.
Le garçon vient à son aide.
— Voulez-vous une côtelette de mouton ?
— De mouton… oui, de mouton… répond Cabaner ; ah ! non, cependant… non !
— De porc ?
— Vous dites : de porc ?… de cochon… ma foi, oui… une côtelette de porc !
Le garçon était déjà loin que Cabaner le rappelle.
— Non… pas de côtelette de porc… donnez-m’en une de bœuf.
Je n’avais d’abord d’autre intention que de raconter une aventure arrivée à M. Cabaner dans un salon littéraire. J’y arrive.
— Monsieur Cabaner, j’espère que vous allez nous faire le plaisir de nous dire quelque chose au piano.
Ainsi s’exprime la gracieuse maîtresse de céans.
Cabaner est déjà troublé.
— Certainement… madame… au piano… quelque chose… Mais je crois avoir oublié mon rouleau.
— Non, monsieur Cabaner, vous l’avez sur les genoux.
— Sur les genoux… ah ! c’est vrai !
Et, tout en se dirigeant vers le piano, il se demande quelle est celle de ses compositions qu’il fera entendre. Il se décide pour le Merle, de M. Jean Richepin, une charmante chanson dont voici le début :
Merle, merle, joyeux merle,
Ton bec jaune est une fleur,
Ton œil blanc est une perle,
Merle, merle, oiseau siffleur !
Cabaner déplie son rouleau, y prend un morceau de musique, le roule en sens contraire, le laisse tomber, le ramasse ; enfin, il l’assujettit sur le pupitre du piano.
Il prélude. Sa bouche s’ouvre :
Merle, merle….
J’ai dit qu’il avait un défaut de prononciation. Il faut croire que ce défaut était plus accentué ce jour-là que les autres jours, car la maîtresse de maison ne le laissa pas continuer. Accourant à lui, elle lui ferma presque le piano sur les doigts, en lui disant :
— C’est bien, monsieur Cabaner, nous vous faisons grâce du reste… Nous savons que vous êtes un agréable plaisant
Une anecdote encore, — la dernière, — pour compléter cette physionomie qui n’avait pas encore été esquissée.
Un ami rencontre Cabaner coiffé d’un chapeau neuf et s’étonne.
— Ah ! oui, dit Cabaner, c’est le gibus que mon père m’a prêté pour aller à son enterrement.