Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XXI

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XXI

Les épreuves de Victor Hugo. — Madame Juliette Drouet.
— Un dîner interrompu, avenue d’Eylau.

Il est dans la destinée de Victor Hugo de voir tomber autour de lui tous ceux qu’il a aimés. Cela a été d’abord son frère, puis sa fille, et successivement sa femme et ses deux fils. Enfin, son amie la meilleure, madame Drouet, l’a quitté à soixante-dix-huit ans.

Ceux qui ont approché Victor Hugo dans ces dernières années connaissaient madame Drouet, qui faisait les honneurs de sa maison avec une grâce et une affabilité exquises. À voir dans leur demeure hospitalière ces deux beaux vieillards, assis chacun à l’un des coins de leur haute cheminée, on ne pouvait s’empêcher de songer à Philémon et Baucis, mais à un Philémon et à une Baucis d’un rang plus relevé. C’était la même douceur de langage, la même délicatesse d’accueil que chez les bons héros de La Fontaine ; mais, hélas !


Tout vieillit ; sur leurs fronls les rides s’étendaient…
L’amitié modéra leurs feux sans les détruire…

Madame Drouet avait été fabuleusement jolie ; elle était devenue souverainement belle. Elle avait été comédienne au temps glorieux du romantisme, et les journalistes d’alors ont gardé un souvenir ébloui de cette princesse Negroni, qui traversait le dernier tableau de Lucrèce Borgia. La princesse Negroni, c’était Juliette Drouet.

Une publication, très rare à présent, intitulée : les Belles Femmes de Paris, ne tarit pas d’éloges sur le rôle et sur l’actrice.

« C’était une vraie princesse italienne au sourire gracieux et mortel, aux yeux pleins d’enivrements perfides ; visage rose et frais qui vient de déposer tout à l’heure le masque de verre, de l’empoisonneuse, — si charmante d’ailleurs qu’on oublie de plaindre les infortunés convives et qu’on les trouve heureux de mourir après lui avoir baisé la main.

» Son costume était d’un caractère et d’un goût ravissants ; une robe de damas rose à ramages d’argent, des plumes et des perles dans les cheveux, tout cela d’un tour capricieux et romanesque, comme un dessin de Tempeste ou de Della Bella. On aurait dit une couleuvre debout sur sa queue, tant elle avait une démarche onduleuse, souple et serpentine. À travers toutes ses grâces, comme elle savait jeter quoique chose de venimeux ! Avec quelle prestesse inquiétante et railleuse elle se dérobait aux adorations prosternées des beaux seigneurs vénitiens !

» Nous avons rarement vu un type dessiné d’une manière si nette et si franche ; et, quoique mademoiselle Juliette ait une plus grande réputation comme jolie femme que comme actrice, nous ne savons pas trop quelle autre comédienne aurait découpé aussi rapidement une silhouette étincelante sur le fond sombre de l’action. »

Pour le public paresseux, — et pour la presse, presque aussi paresseuse que le public, — Juliette Drouet n’a jamais été que la princesse Negroni. Elle avait eu cependant des créations plus importantes, à rOdéon dans le Moine, et à la Porte-Saint-Martin dans Shylock. Victor Hugo lui-même, après Lucrèce Borgia, lui confia un des deux rôles de Marie Tudor ; le premier était celui de mademoiselle Georges. Malheureusement mademoiselle Juliette tomba malade le lendemain de la première représentation, et de ses mains le rôle de Jeanne passa à celles de mademoiselle Ida, qui devait devenir bientôt madame Alexandre Dumas.

Une liaison, sur laquelle nous n’avons pas à nous expliquer, s’en était suivie entre Victor Hugo et mademoiselle Juliette, qui renonça définitivement au théâtre. Cette liaison ne devait jamais être interrompue ; ajoutons qu’à force de distinction et de tact mademoiselle Juliette résolut le difficile problème de la faire accepter. La matière est délicate, je ne m’y appesantirai pas. Je ne veux que reposer mes regards sur le tableau de ces deux vieillesses attendries, tableau qui appartient désormais à l’histoire.

Il y a une dizaine d’années, madame Drouet, qui a toujours été chargée, dans la maison du maître, du département des invitations, m’écrivit pour m’engager à dîner, avenue d’Eylau. Je lus un vendredi là où il y avait un jeudi. De sorte que, ce vendredi, je sonnais gaillardemeent à la porte du numéro 50. C’était en été.

— Ah ! Monsieur, s’écria la bonne en m’ouvrant, on vous a attendu hier une demi-heure, et votre couvert est resté inoccupé pendant tout le dîner !

— Alors, c’était donc hier ?… fis-je, abasourdi.

— Oui, Monsieur.

— Et aujourd’hui ?

— Aujourd’hui, il n’y a personne d’invité.

— Et M. Hugo ? et Madame Drouet ? demandai-je.

— Tous deux sont sortis en voiture pour leur promenade accoutumée ; mais ils ne peuvent tarder à rentrer… et, si vous voulez les attendre…

— Oh ! non, murmurai-je d’un air déconfit et additionné de discrétion.

— Que faudra-t-il leur dire ? fit la bonne.

— Rien, répondis-je.

— Rien ?

— Je me réserve de leur écrire pour leur présenter mes humbles excuses… bien humbles, je l’atteste !

— Ah ! Monsieur, il y avait une crème au caramel qu’on avait faite exprès pour vous !

Et, comme je gagnais la porte avec un soupir, la bonne s’écria tout à coup en frappant des mains :

— Ah ! Monsieur !

— Quoi ?

— Voici Monsieur et Madame qui reviennent !

Ils revenaient, en effet, et s’arrêtaient devant moi qui étais resté immobile, médusé.

— Ah ! oui, vous êtes un joli monsieur ! me dit madame Drouet.

Victor Hugo riait de son bon rire, tandis que je balbutiais :

— Une erreur de jour… je croyais… j’avais cru lire…

— Dites tout de suite que j’écris comme un chat ! fit madame Drouet.

Et tous deux :

— Allons, rentrez donc… Qu’est-ce que vous comptez faire là sur notre seuil ? Vous êtes encombrant.

— Eh ! mais… j’allais m’en aller.

— Et vous croyez que nous le souffrirons ?… Oh ! piteux, mon cher Monselet, piteux !

— Cependant…

— Vous deviez dîner hier avec nous, vous dînerez avec nous aujourd’hui, dit le maître… par exemple, à vos risques et périls… à la fortune du pot… Ce sera votre punition.

Une fois dans l’intérieur, Victor Hugo, avec une pointe d’inquiétude qu’il cherchait à dissimuler sous un accent narquois, dit à la bonne :

— Voyons, Mary, qu’est-ce que nous avons pour dîner aujourd’hui ?

— Monsieur le sait bien… Je ne comptais sur personne… Nous n’avons qu’une poule au riz.

Le visage de Mary, en proférant ces paroles, reflétait comme une teinte d’humiliation, que je fis cesser aussitôt en m’écriant avec enthousiasme :

— Une poule au riz ?… ce que j’aime le plus au monde !

— Vrai ? dit madame Drouet.

— Parole d’honneur !

— Alors, tout est pour le mieux, fit le bon grand homme ; la cuisinière y ajoutera une omelette aux fines herbes.

— Bravo ! exclamai-je.

— Et nous déboucherons une bouteille de vin du Cap qui nous vient de Schœlcher.

La table était mise ; trois couverts.

Détail touchant et absolument dépourvu de lyrisme : Philémon et Baucis avaient chacun son rond de serviette.

Ah ! ce dîner, quel souvenir j’en ai gardé, et comme j’ai béni mon étourderie qui m’avait fait manquer celui de la veille !

Dîner là dans une intimité inespérée, les tenir là tous les deux, l’homme de génie et la femme extra-aimable ; jouir de leur causerie, et quelle causerie ! Surprendre des lambeaux de souvenirs, des fragments de confidences ; sentir sur moi leur regard expansif et leur sourire abandonné ; les croire un instant mes amis, vivre de leur vie de tous les jours !

J’ai fait dans ma vie bien d’excellents dîners, mais je n’en ai jamais fait aucun qui valût celui-là.