Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XXIX

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XXIX

Autre académicien. — Jules Sandeau.

Lorsque Jules Sandeau fut appelé, en 1858, à la succession académique de M. Brifaut, son embarras dut être grand. Il n’avait jamais lu une ligne de M. Brifaut. Qui est-ce qui pouvait se vanter, d’ailleurs, d’avoir ouvert un volume de M. Brifaut ? C’était le plus obscur entre tous les obscurs écrivains de la période impériale. On n’était pas plus effrontément inconnu que M. Brifaut. Auprès de lui, Mollevault était un astre, Droz était une comète.

Cependant, il fallait bien que Jules Sandeau écrivît l’éloge de M. Brifaut. Il se mit résolument en quête de renseignements. On raconte qu’au moment de commencer ses fouilles, il reçut un mot de Méry ainsi conçu : « Méfiez-vous, mon cher ami, on vous tend un piège ; M. Brifaut n’a jamais existé. »

Sandeau était tenté de partager cette opinion ; mais sur des assertions positives, il reprit son travail de mineur. Après un mois de patientes recherches, il avait retrouvé un poème de M. Brifaut et un dithyrambe de M. Brifaut. Le poème chantait le mariage de l’Empereur ; le dithyrambe célébrait la naissance du Roi de Borne. Un dernier coup de pioche fit apparaître la tragédie de Ninus II, miraculeusement embaumée.

Le 26 mai 1859, Jules Sandeau était reçu en séance publique à l’Académie française. Pâle, tremblant, il tenait un mince cahier, qui, si mince qu’il fût, paraissait lui brûler les doigts.

Ce cahier contenait l’éloge de M. Brifaut.

Dire ce que cet éloge lui avait coûté d’huile, d’efforts, de veilles, d’énergie, combien de fois il l’avait laissé et repris, c’est ce que lui seul aurait pu dire.

Il commença par déclarer, pour mettre un peu de sa responsabilité à l’abri, qu’il n’avait jamais vu M. Brifaut, — mais qu’il l’avait religieusement cherché dans ses écrits et dans les souvenirs de ses contemporains, et qu’en conséquence il ne pouvait promettre qu’un crayon bien imparfait.

Comment, après ce début, se laissa-t-il entraîner au point de vanter Ninus II ?

Il faut d’abord que mon lecteur, à moi, sache que Ninus II, dans le principe, n’était pas Ninus II. C’était une tragédie quelconque qui s’appelait Don Sanche et dont le sujet était emprunté à l’histoire moderne. J’ai l’air de raconter une scie dans la manière d’Henry Monnier, mais rien n’est plus vrai. Don Sanche était sur le point d’être représenté, lorsque la censure s’opposa à la représentation. Qu’est-ce que fit l’ingénieux M. Brifaut ? Il transporta la scène, de Castille en Assyrie, et transforma Don Sanche en Ninus II. Le tour n’était pas difficile.

Jules Sandeau trouve cela tout naturel.

« Qu’il s’appelle Ninus ou Don Sanche, — dit-il dans son discours, — l’homme est de tous les temps et de tous les pays. C’est l’homme, avant tout, que le poète dramatique doit étudier et s’appliquer à peindre ; l’exactitude du costume n’importe guère, pourvu que la nature humaine vive et palpite sous l’habit. M. Brifaut s’était moins préoccupé de la couleur locale que des grands mouvements de l’âme ; ses personnages parlaient le langage éternel de la passion ; ils appartenaient à la patrie universelle avant d’appartenir à la Castille ou à l’Assyrie. »

S’il pouvait y avoir quelque chose de sérieux dans cette partie du discours de Jules Sandeau, il serait trop facile de lui répondre que certains faits sont inséparables des lieux où ils se passent, que certains caractères n’ont leur raison d’être que par la date où ils se développent. Il n’y aurait plus de littérature possible du moment que le Cid, Macbeth ou Ruy-Blas pourraient indifféremment aller emprunter leurs costumes à des vestiaires cosmopolites. Est-ce que M. Sandeau lui-même, au cas Jean de Thommeray eût été tracassé par la censure, aurait trouvé tout simple de faire passer sa pièce en Pologne ou en Italie ?

Il y aurait puérilité à insister.

« Malgré les sombres préoccupations du moment (on était en 1813), — continue Jules Sandeau, — le succès de Ninus II fut immense ; il était légitime ; le souvenir en est resté. Un style brillant, plus d’une situation hardie ou pathétique, de beaux élans d’amour maternel, une vive peinture de l’ambition poussée jusqu’au crime et du crime aux prises avec le remords, ont sauvé l’œuvre de l’oubli. »

Mais citez donc un seul vers dans ce cas !

Mais osez donc nous indiquer un de ces beaux élans !

Mais montrez-nous donc cette hardiesse ! Faites-nous donc toucher une de ces situations pathétiques !

Non, rien n’a sauvé l’œuvre de l’oubli et rien ne méritait de la sauver ! Gomme tout le monde, vous ignoriez Ninus II avant d’être académicien, et maintenant que vous l’êtes, la sueur vous vient au front en songeant que vous êtes obligé d’appeler cela une œuvre !

Cela ne serait rien et cela rentrerait après tout dans les nécessités des concessions académiques si Jules Sandeau, mentant à son âge, à ses relations, à tout ce qu’il y avait en lui de chaud et de vibrant, n’avait cru devoir couronner cet éloge d’une pièce ridicule par une attaque gratuite et prématurément sénile à quelques hommes de son époque : « La jeune génération, infatuée d’elle-même, fait assez bon marché de ces succès refroidis par le temps. Il est bon de lui rappeler que le monde ne date pas du jour où elle est née ; que le talent et l’enthousiasme existaient avant elle ; qu’elle doit vieillir à son tour, et que le dédain du passé est tout à la fois une faute de goût et un manque de prévoyance. »

J’imagine qu’à ce passage bien des fronts chauves ont dû s’incliner en signe d’assentiment, bien des vieilles poitrines ont dû tressaillir d’aise à cette semonce adressée à la jeunesse. Les vieillards aiment si peu à accepter les jugements des jeunes gens, leurs juges naturels cependant ! J’aurais compris cette complaisance de Jules Sandeau à propos d’un Chateaubriand ou même d’un Soumet ; mais elle manque absolument son effet à propos d’une individualité aussi chétive que M. Brifaut. Le temps, pour me servir de son expression, ne refroidit que les succès qui manquent absolument de vitalité, et la jeunesse, dont l’enthousiasme sait où se porter, s’honore justement par le dédain d’un passé qui n’est représenté que par des œuvres aussi misérables que Ninus II.

On ne s’étonnera pas de ce qu’essayant de portraiturer certains académiciens, je m’arrête surtout sur cette phase principale de leur existence : leur entrée à l’Académie. C’est le plus beau jour de leur vie ; c’est aussi celui où leur attitude, leur langage, tout a une signification, tout est un engagement.

Jules Sandeau ne cherche pas à dissimuler les chutes de Jane Gray et de Charles de Navarre. « M. Brifaut n’était pas, dit-il, de ces écrivains opiniâtres qui s’acharnent à vouloir amuser les gens malgré eux ; après deux sommations, il se tint pour averti : il renonça aux hasards du théâtre et se retira dans les salons, où il ne devait compter que des succès. »

Ce mot de salons revient fréquemment dans le discours de M. Sandeau :

« Déjà les salons ne l’attiraient pas moins que le théâtre….

» Les salons se disputaient sa présence….

» Repoussé au théâtre, il se réfugia dans les salons aristocratiques….

» Il produisait sans relâche, cet homme que les salons pensaient posséder tout entier…. »

Que M. Brifaut reste au salon ; je n’hésite pas à croire que là était sa vraie place. Son biographe raconte qu’il avait trouvé dans la maison du duc d’Uzès ce que la Fontaine avait trouvé chez madame de la Sablière. Rien de mieux. Sandeau part de là pour établir un parallèle entre M. Brifaut et…… Voiture, car il n’ose pas le comparer à la Fontaine. Il lui trouve un charme, une grâce, une élégance comme à Voiture. « Ses lettres, ses billets surtout, ses billets du matin sont d’un joli tour, d’une vive allure, et je regrette qu’on ne les ait pas recueillis. » Je le regrette également ; le beau livre que nous aurions eu là : les Billets du matin de M. Brifaut !

J’abrège. Le discours de Jules Sandeau, étroit et gêné, se relève à la fin par un éloge spontané de Balzac, « le romancier le plus profond, un des plus vigoureux génies de notre siècle. »

À la bonne heure !

Les commencements littéraires de Sandeau ont une grâce romanesque. Léonard-Sylvain-Jules Sandeau arriva d’Aubusson à Paris vers 1830, à peine âgé de vingt ans.

On le destinait au droit, il se destina à la littérature. Son premier roman fut écrit en collaboration ; il était intitulé Rose et Blanche, et signé Jules Sand. — Rose et Blanche ne paraît pas avoir eu un grand retentissement, malgré la vignette romantique dont l’éditeur l’avait décoré, et bien que les exemplaires en soient introuvables aujourd’hui. La collaboration fut brisée et elle ne se renoua jamais.

Seul désormais, Sandeau s’achemina vers les revues qui lui furent hospitalières. C’était un jeune homme très doux et suffisamment paresseux pour ne point alarmer ses confrères. Il rencontra sur le seuil de la Revue de Paris un autre jeune homme aussi doux que lui, M. Arsène Houssaye, avec qui il se lia d’amitié, — et avec qui il publia un livre de nouvelles blondes.

Jules Sandeau était déjà ce talent délicat et ému que l’on connaît. Ses petites compositions d’un accent juste et fin, entrant dans le cercle intime des sensations du foyer, plurent sur-le-champ aux femmes. Encouragé, il élargit son cadre et écrivit un roman en deux volumes : Marianna.

On trouva que cela rimait furieusement avec Indiana. Du moins, c’en était une espèce de contrepartie. Jules Sandeau y exposait, avec les couleurs particulières à son tempérament élégiaque, les inconvénients et les mélancolies de l’adultère. On y voyait une femme exaltée quitter son mari et sa famille pour suivre un amant ; puis, abandonnée par cet amant, en prendre un second et faire souffrir à celui-ci tout ce qu’elle avait souffert par celui-là.

Il y eut des gens pour voir là-dedans plus que ce que l’auteur avait voulu y mettre. Ajoutez les paysages du Berry comme toiles de fond, et vous conviendrez que la curiosité avait quelques motifs d’être en éveil.

Marianna réussit beaucoup. Un feuilleton tout entier des Débats, signé J. J. (et recueilli plus tard dans les six petits volumes des Catacombes), vint consacrer ce succès. « Ce livre — disait le feuilleton en terminant — a été inspiré à son auteur par une de ces douleurs profondes et sincères qui remplacent et au delà l’inspiration la plus puissante. C’est le plus net, le plus chaleureux panégyrique qui se puisse faire du mariage si cruellement attaqué, insulté de nos jours. Lisez donc cette hisloire de Marianna ! L’auteur vous est connu à plus d’un titre : il s’appelle Jules Sandeau. Avec la moitié de son nom a été composé le nom le plus célèbre, le plus mystérieux et le plus terrible de ce temps-ci. »

Le succès de Marianna le tira entièrement de page. De la Revue de Paris, il passa à la Revue des Deux- Mondes, où il s’est maintenu pendant trente ans environ et où il a publié la plupart de ses ouvrages, — sauf quelques excursions à la Mode, à la Presse, au Moniteur et au Musée des Familles.

Je ne rappellerai pas tous ses ouvrages ; ils sont connus et très goûtés. M. Sandeau excellait particulièrement dans la peinture des vieux intérieurs de province, des appartements solennels, des parcs dévastés. Il savait donner un charme pénétrant aux développements d’une passion combattue. Son style avait de la race et de la poésie.

Balzac faisait grand cas de Jules Sandeau.

Celui-ci n’a pas attendu la mort du maître pour se montrer reconnaissant : lors de la réimpression des romans de jeunesse de Balzac, il lui consacra une notice assez étendue qui se trouve en tête du premier volume de la Dernière Fée, et que je recommande aux curieux.

Ce n’est que sur le tard que Jules Sandeau s’est avisé d’aborder le théâtre. On avait déjà fait des drames avec Fernand, des vaudevilles avec Vaillance et le docteur Herbeau, jusqu’au jour où, moins insouciant, il essaya de transporter lui-même ses livres à la scène. Il y fut poussé par quelqu’un, j’imagine ; on a prétendu que cela avait été par l’acteur Régnier. Tirée d’un de ses romans, Mademoiselle de la Seiglière a été une des comédies les plus jouées du Théâtre-Français.

Cette heureuse chance le porta à extraire d’autres pièces de ses autres livres ; il fut aidé dans cette besogne de carrier dramatique par M. Émile Augier ; le meilleur fruit de cette collaboration est resté le Gendre de M. Poirier.

Jules Sandeau est un des hommes qui ont eu le moins à se plaindre de la critique[1]. On lui a fait le chemin aisé.

  1. Une seule fois, Jules Sandeau s’est vu en butte aux railleries un peu lourdes d’un ancien ami, et caricaturé plutôt que peint sous le nom d’Eutidème dans les Jeudis de madame Charbonneau, — un pamphlet provincial écrit avec la plume de Jérôme Paturot. La plaisanterie dépassait le but ; elle manqua son effet et se retourna contre l’auteur. Il n’est pas défendu de rire, même à un gentilhomme du comtat Venaissin ; il n’est pas défendu de s’essayer dans la satire, même à un grave écrivain de revues, — mais à la condition d’apporter de la légèreté, de l’atticisme, de la vraisemblance. Rien de tout cela dans les Jeudis, qui demeureront une des grosses erreurs, la plus inattendue, la plus complète, d’un esprit qui, jusqu’alors, avait passé son temps à prêcher les convenances et la dignité dans les mœurs littéraires.