Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XXX

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XXX

Autre académicien. — Octave Feuillet.

M. Octave Feuillet, qui devait exceller, à un certain moment, dans la peinture des mœurs de province, est né en pleine terre provinciale, à Saint-Lô, la plus jolie, la plus pittoresque et la plus calme de toutes les petites villes normandes. Je n’y ai passé qu’une fois, et je la revois toujours, vieille et fleurie, avec ses rues escarpées, ses maisons noires, et sa superbe église bâtie sur un rocher qui domine une vaste étendue de pays, toute une campagne fertile, aux lignes harmonieuses.

Ce paysage suffirait, au besoin, à expliquer le tempérament littéraire de M. Feuillet, d’après la théorie des milieux de M. Taine. Qu’on y ajoute la vie de famille dans ce qu’elle a de modeste et de charmant, mais d’un peu froid ; les tableaux reposés qu’il eut tout d’abord sous les yeux ; la vue continuelle d’un horizon agreste ; l’aspect du va-et-vient des femmes du peuple en coiffes ; le son dolent et monotone des cloches ; — et l’on comprendra la formation insensible de cette intelligence discrète, servie par des organes délicats et nerveux.

Il fut envoyé à Paris pour faire ses études, et il y devint le bon collégien qu’on avait espéré. Destiné à être avocat, il apporta au vœu paternel une résistance qu’il mit sur le compte de la timidité et d’un léger défaut de prononciation, mais qui, en réalité, était l’effet d’une vocation littéraire. Il avait mordu en cachette aux fruits de l’arbre de la science du beau et du laid ; la récolte devait y passer tout entière.

On commence comme on peut. M. Octave Feuillet commença par des drames et des vaudevilles. Les drames sont au nombre de trois, tous les trois en cinq actes : Échec et Mat, joué à l’Odéon en 1846, Palma ou la Nuit du vendredi saint, à la Porte-Saint-Martin en 1847, et la Vieillesse de Richelieu, à la Comédie-Française, en 1848. Tous les trois ont été écrits en collaboration avec M. Paul Bocage, un neveu de l’acteur de ce nom, et joués par ce dernier. M. Octave Feuillet n’a rien à répudier de ces ouvrages qui ont parfaitement réussi, et qui, loin de trahir une inexpérience dramatique, dénotent au contraire une entente consommée des ressorts de la scène[1]. Il y a, principalement dans la Vieillesse de Richelieu une aisance d’allures, une variété de situations, un enjouement de dialogue, qui en rendraient la reprise fort agréable.

Tout semblait l’encourager dans ce chemin facile et heureux ; cependant on le vit s’arrêter et tourner court. Que lui était-il donc arrivé ? C’est qu’entre l’Odéon et le Théâtre-Français il avait rencontré une oasis à son gré, la Revue des Deux-Mondes, un refuge de haut lieu, quelque chose comme ces aristocratiques couvents d’où l’on peut sortir à toute heure, sous la condition d’être rentré avant minuit. La Revue des Deux-Mondes demeurait alors rue Saint-Benoît, à un entresol précédé d’un petit jardin que toute la littérature contemporaine a traversé. Il faut croire que ce petit jardin, malgré ses maigres bordures de buis, rappela un peu Saint-Lô à M. Octave Feuillet, puisqu’il s’y installa, non pas pour quelques jours, mais pendant plusieurs années, régulièrement.

Il y commença une série d’esquisses dialoguées, de proverbes, de saynètes ; le dramaturge de la veille se réduisit aux proportions d’un imprésario de paravent.

Les premières de ces compositions n’ont que la valeur de simples essais ; le pastiche s’y affiche avec candeur. Ce sont des puérilités cavalières, des contes d’Espagne et d’Italie, des fantaisies à panaches et à éperons, un romantisme de seconde main. M. Octave Feuillet employa ainsi un an ou deux à se débrouiller ; puis, un beau jour, il apparut modestement triomphant. Il venait de trouver sa voie : il s’était institué le conseiller des ménages, le confident des époux.

Prenez le recueil de ses consultations réunies sous le titre de Scènes et Comédies ; on y voit une étude suivie des phénomènes du mariage. L’analyste se double d’un peintre élégant, que n’abandonne jamais le souci du bon goût. Il n’a pas son pareil pour saisir au vol et retracer les nuages de la vie conjugale. Il va rarement jusqu’à la tempête ; il s’arrête au frémissement du vent dans les arbres, aux premières gouttes d’eau qui frappent les vitres de la chambre à coucher, aux ténèbres passagères de l’horizon. Tout au plus un éclair, rarement la foudre. La Crise et les autres saynètes qui la suivirent se rattachent à cette phase de l’existence des femmes, pendant laquelle le fantôme de l’infidélité se dresse pour la première fois et se dégage confusément au milieu des désenchantements du mariage.

En même temps que sa voie, il avait trouvé sa manière, entre le soupir et le sourire. Plein d’indulgence pour les demi-fautes, il se mit à tenir un assortiment d’abîmes selon les âges et selon les fortunes. Voulez-vous un précipice bonne mesure, ni trop vaste ni trop étroit, suffisamment orné de fleurs ? prenez la Clef d’or. Préférez-vous un simple fossé, avec un peu d’eau et quelques nénuphars à la surface, sans oublier une main gantée pour vous retenir au bord ? je vous propose le Cheveu blanc.

On pourrait écrire sur tout ce répertoire : Fragile, comme on fait sur les caisses où sont les jolis miroirs, les coquettes porcelaines, les filigranes gentilles. Je sens qu’en parlant ainsi je risque d’assombrir le front de plus d’une lectrice pour laquelle M. Octave Feuillet est une idole. Prenons donc le mot fragile en bonne part dans ce cas. N’est pas fragile qui veut en littérature ; le contraire se rencontre plus fréquemment. La fragilité, poliment entendue, c’est l’émotion à petites doses, l’esprit suspendu à un fil.

Le succès ne se fit pas attendre ; les Scènes et Comédies furent bientôt sur toutes les tables de salon. Les femmes se déclarèrent pour M. Octave Feuillet. Quelques-unes se chargèrent d’organiser une enquête autour de l’homme ; ce fut un ravissement lorsqu’on sut qu’il n’y avait pas à redouter de désillusion, et que le jeune pensionnaire de la Revue des Deux-Mondes ne démentait pas l’idée que ses œuvres donnaient de lui. Voici le résumé des rapports qui furent faits : — Bien de sa personne, mince, de façons distinguées, l’œil doucement voilé sous un pince-nez indispensable, la voix caressante. Ses habitudes étaient non seulement correctes, mais édifiantes ; il vivait autant à Saint-Lô qu’à Paris, par goût ; il fuyait le bruit et l’éclat, une nature de sensitive enfin. La légende allait jusqu’à prétendre qu’il n’avait jamais osé mettre le pied dans un chemin de fer et qu’il s’évanouissait au seul sifflement d’une locomotive.

Sa célébrité toucha de près à la popularité lorsque ses proverbes furent transportés au théâtre. Des régions aristocratiques son œuvre glissa dans les classes bourgeoises, où elle conquit de nouvelles lectrices en nombre considérable. « Faites-nous des romans ! » lui dirent-elles, après que ses proverbes eurent fini de défiler sur les scènes du Gymnase, du Vaudeville et de la Comédie-Française Et M. Octave Feuillet leur fit le Roman d’un Jeune homme pauvre. C’était encore la même chose ou à peu près, un mélange de convention et de réalité ; et justement parce que c’était la même chose, cela réussit d’une manière étourdissante. Le libraire s’est vanté d’en avoir vu « partir » plus de quarante mille exemplaires. Quelle éloquence que celle des chiffres !

Rendons-lui cette justice qu’il essaya d’élever son niveau dans un second roman : l’Histoire de Sibylle. Jusqu’alors il n’avait fait qu’effleurer la question religieuse, incidemment, par hasard. Il n’avait éclairé sa lanterne magique qu’avec des bougies, — des bougies roses ; — cette fois il alluma des cierges. La manière superlativement exquise avec laquelle il trempa le bout de ses doigts dans l’eau bénite acheva de tourner la tête aux belles théologiennes du faubourg Saint-Germain. On ne s’arrêta pas à examiner la dose de dilettantisme qui entrait dans ce catholicisme de roman ; on se laissa pieusement étourdir par l’odeur de patchouli mêlée à l’odeur de l’encens[2].

De ce jour, M. Octave Feuillet eut sa place marcquée à l’Académie française. Il n’y avait plus qu’à attendre la première occasion, c’est-à-dire le premier décès.

Le 26 mars 1863, M. Octave Feuillet venait occuper le fauteuil de Scribe, mort en voiture, au trot, comme il avait toujours vécu. Je laisse à penser si l’élément féminin dominait dans l’auditoire. Il faudrait remonter jusqu’à l’élection de M. Mignet pour se faire une idée d’un semblable « parterre de fleurs ».

Tout à fait à l’aise dans son habit printanier, M. Feuillet prononça un discours que la vérité m’oblige à déclarer d’une extrême faiblesse. Empruntant le plus mauvais style du lieu, il commença par déclarer qu’il fléchissait sous le poids de la couronne qu’il tenait de la bienveillance de ses confrères.

À cet exorde succéda une apologie du roman, morceau sans nouveauté et sans couleur, où il ne se montre occupé qu’à taire des noms. Ensuite vint l’éloge de Scribe, éloge inconsidéré, où les épithètes de rares, d’exquises, d’originales accompagnent l’énumération des qualités du laborieux défunt ; ses vaudevilles sont les perles d’un écrin ; il traite de chefs-d’œuvre les livrets de la Dame blanche et du Chalet.

À l’éloge de Scribe, le nouvel élu ajouta l’éloge du travail sans mesure (qui ne peut être considéré que comme maladie ou comme trafic) et l’éloge de la bourgeoisie. Il alla jusqu’à célébrer son prédécesseur comme conseiller municipal.

Les femmes applaudirent, tant était complet leur aveuglement.

La réponse de M. Vitet, pour valoir un peu plus que le discours de M. Octave Feuillet, ne brilla pas davantage par la légèreté. Il reprit en sous-œuvre, selon l’usage, l’éloge de Scribe et trouva le moyen de surenchérir. Il s’appliqua surtout à excuser le méchant style de l’auteur des Premières amours : « Cette façon d’écrire, dit-il, qui pour la durée de son œuvre ne sera pas, j’en conviens, sans danger (oh ! non !), n’a pas nui, que je sache, à l’étendue de ses succès. Sa renommée cosmopolite n’en a certes pas souffert. À l’étranger surtout, c’est presque un passeport qu’un style im peu effacé. Si Molière eût écrit moins admirablement, s’il était moins artiste en notre langue, qui sait ? peut-être on le comprendrait mieux au delà des Alpes et du Rhin. »

Alors, c’est un regret ? Et Scribe a bien fait d’écrire pour l’étranger ? — Conçoit-on que de pareilles énormités aient retenti en pleine Académie !

M. Vitet, arrivant à M. Feuillet, apprécia son œuvre dans les termes prévus : « petits cadres dramatiques… élégantes fictions… théâtre de château. » Il le remercia de s’être tant et si heureusement employé pour maintenir florissante l’institution du mariage. « S’il reste encore de mauvais ménages, la faute n’en est pas à vous, » lui dit-il.

Une seule pointe d’ironie, qui pourrait bien avoir été inspirée par l’Histoire de Sibylle, perce sous ce discours. La voici : « Vous faites pénétrer la morale jusque dans les boudoirs, vous l’incrustez même dans les bijoux ; et c’est merveille de voir sortir de vos petits écrins de velours et de soie les enseignements les plus solides et les plus hautes vérités. Il n’est pas jusqu’aux choses saintes qui ne reçoivent ainsi, çà et là, comme en passant, le secours imprévu d’un mot heureux, d’une réponse habile, quelquefois même d’un sourire opportun. »

M. Vitet termina en félicitant M. Octave Feuillet des « gracieux applaudissements » dont il venait d’être l’objet.

Un phénomène qui ne se reproduit que bien rarement devait signaler l’entrée de M. Feuillet à l’Académie. L’auteur de tant de jolies bulles irisées se transforma tout à coup. Sa littérature avait été trop souvent une littérature de convalescent ; les idées ne s’y montraient qu’avec un abat-jour ; les phrases marchaient sur le bout du pied, afin de ne pas éveiller le bruit. On aurait entendu voler Alfred de Musset.

Dès qu"il fut académicien, M. Octave redressa la tête, enfla la voix. Le premier résultat de cette transformation fut la pièce de Montjoye. Il a touché là de bien près à la grande comédie. Montjoye est l’étude hardie et vigoureuse d’un de ces personnages qu’on appelle hommes forts. Être fort, selon la langue moderne, c’est être égoïste, sceptique, pratique, « bronzé, » comme disait Chamfort ; c’est ne tenir à rien, pas même aux siens ; c’est surtout avoir mis le remords sous ses pieds. Le théâtre et le roman abondent en hommes forts, tels que Tartuffe et Don Juan. De nos jours, Balzac a passé sa vie à faire des hommes forts ; — je crois même que le mot est de lui ; — et, à côté de Balzac, Eugène Sue s’est complu dans la création d’un assez grand nombre de ces endurcis. Le d’Alvimar d’Angèle, d’Alexandre Dumas, est aussi un homme fort, ainsi que le Vernouillet des Effrontés et le Jean Giraud de la Question d’argent.

Ce n’est donc pas un type nouveau que M. Feuillet a pu songer à produire dans son personnage de Montjoye. Mais, comme tous les auteurs qui s’emparent d’une figure déjà connue, il a eu probablement l’ambition de la fixer pour toujours, en en résumant les traits épars. Moins que personne il paraissait l’homme de cette tentative ; il a donné tort aux préventions. Il y a des parties fort belles et même énergiques dans cette comédie, que n’est point parvenu à gâter un dénouement ridicule.

Le drame de Julie, joué au Théâtre-Français, en 1869, appartient à la même veine. Il y a plusieurs Julie célèbres ; il y a d’abord Julie ou la Nouvelle Héloïse du citoyen de Genève ; il y a aussi cette « Parisienne » pour qui Alfred de Musset a rimé de si adorables conseils :

Oui, si j’étais femme, aimable et jolie,
Je voudrais, Julie,
Faire comme vous ;
Sans peur ni pitié, sans choix ni mystère,
À toute la terre
Faire les yeux doux.

La Julie de M. Octave Feuillet avait-elle l’ambition de s’ajouter à ces deux Julie et à toutes les autres ? Cette fois encore, il a mis résolument les pieds dans le drame ; même les éléments comiques qu’il y avait dans Montjoye ont été sévèrement exclus de Julie. Il est évident que M. Feuillet a été très préoccupé par le Supplice d’une femme, cette œuvre d’une facture télégrammique. Il a fait, à son tour, une pièce brutale, hachée, avec la mort pour dénouement et pour moralité. Vieille histoire d’ailleurs : toujours la femme, le mari et l’amant ; puis, comme personnages accessoires, la petite fille et l’éternelle caillette, l’évaporée, la toquée de toutes les pièces modernes. Les trois actes de Julie, comme les trois actes du Supplice d’une femme, se passent dans le même décor. Au premier acte, Julie médite de tromper son mari ; — au deuxième, elle l’a trompé ; — au troisième, le mari, en qui s’éveille tardivement le soupçon, la presse tellement qu’elle avoue sa faute. Mais la secousse a été trop forte, elle meurt de son aveu. L’amant et le mari restent seuls en présence de ce cadavre, qui les accuse tous les deux, car l’auteur a su répartir un bon nombre de torts sur la tête du mari.

Julie, sans être une œuvre supérieure, sans même valoir Montjoye, renferme d’excellentes scènes. Le Sphinx également. Entre ces deux pièces, M. Octave Feuillet a écrit le roman intitulé : Monsieur de Camors, encore une rupture avec sa première facture ; encore une étude prise dans un milieu malsain dont jusque-là il avait su se garer.

Quoi qu’il en soit, et malgré ses coups de tête inattendus, ses clientes n’ont pas pu se décider à se détacher de lui. Elles excusent tout, elles pardonnent tout. Il reste leur auteur chéri.

Dans ces dernières années, M. Octave Feuillet avait réussi à se débarrasser de sa timidité native. De hautes et charmantes instances avaient eu raison de son isolement et l’avaient attiré jusqu’à la cour, où il partagea avec Mérimée la faveur de celle qui fut pendant longtemps la première grande dame de l’Empire. Son affection pour Saint-Lô s’en trouva un peu diminuée et ne tint pas contre une place de bibliothécaire à Fontainebleau. Ainsi finissent les Normands.

  1. N’est-il pas juste de faire en grande partie honneur de cette habileté, — que M. Feuillet n’a pas toujours ressaisie depuis, — à ce collaborateur doué très particulièrement, élevé en plein milieu théâtral, et qui méritait une chance meilleure ? Nature ouverte et pleine d’effusion, figure éclairée et riante, M. Paul Bocage, sympathique à tous, aimé de Gérard de Nerval et de George Sand, semblait appelé à un bel avenir littéraire. Au sortir de sa collaboration avec M. Octave Feuillet, il subit la fascination d’Alexandre Dumas, comme plusieurs autres, et il entra dans son officine en qualité de prérateur. Il ne s’est jamais retrouvé complètement. Que de dons gaspillés ! — Il a pourtant écrit et signé seul les Puritains de Paris, un roman en 20 volumes. Vingt volumes ! pas un de moins. — Je m’en serais voulu, et M. Octave Feuillet aurait été le premier à m’en vouloir également, de n’avoir pas restitué à M. Paul Bocage la part de lumière qui lui revient, si fugitive qu’elle ait été.
    ch. m.
  2. En dehors de l’admiration de parti, l’Histoire de Sibylle a soulevé de nombreuses controverses. Madame George Sand en a entrepris la réfutation dans son ouvrage intitulé : Mademoiselle de la Quintinie.
    Il est à remarquer que Madame Sand s’est toujours montrée préoccupée de l’influence (et du succès) de M. Octave Feuillet. Déjà, le Roman d’un Jeune homme pauvre lui avait fourni le sujet du Marquis de Villemer, lequel n’est autre, en effet, que le roman d’une jeune fille pauvre.
    ch. m.