Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XXV

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CHAPITRE XXV

Autre académicien. — M. Victor de Laprade.

Lorsque M. Victor de Laprade a été admis à l’honneur d’occuper le fauteuil d’Alfred de Musset, ses titres poétiques se résumaient, — sauf quelques essais de jeunesse donnés aux revues de Lyon, — dans les ouvrages suivants : Psyché, les Poèmes évangéliques, les Symphonies et les Idylles héroïques, quatre recueils d’une valeur réelle, sérieuse, procédant à la fois de Lamartine et d’Alfred de Vigny. Le public (le public si limité des poètes) avait été frappé de l’aptitude spéciale de M. de Laprade à décrire les grands tableaux de la nature, en véritable fils du Rhône qu’il était.

C’est un chêne qui a conduit M. Victor de Laprade à l’Académie, — comme c’est un bœuf qui y portera tôt ou tard M. Leconte de l’Isle. Chaque poète a un thème où il excelle. Le thème préféré de M. de Laprade, celui auquel il revient le plus souvent, c’est l’Arbre, — l’arbre qu’il connaît, qu’il aime, qu’il a étudié intimement et auquel il a consacré un poème entier.

Heureux si M. Victor de Laprade s’en fût toujours tenu à ses arbres, à ce chêne, — son grand cheval de bataille littéraire ! Mais des amis imprudents, engagés dans la voie militante du journalisme, l’appelèrent à eux et lui conseillèrent d’ajouter une corde d’airain à sa lyre. Il eut le tort de les écouter, et, eu 1861, il commença, dans le Correspondant, une série de satires sociales et politiques, qui devaient être pour lui une source de désagréments non interrompus. Dans la première, dans sa pièce de début, il semble avoir prévu le sort qui l’attendait :

J’ai quitté cette fois mon Alpe solitaire :
Les chênes, dans mes vers, les torrents vont se taire.
Je m’interdis les bois, les sentiers écartés,
Par où je m’enfuyais loin des réalités…
Rentré chez les humains, puisque l’on m’y convie,
Je viens prendre mon poste au combat de la vie.
Je renonce à la paix des sereines hauteurs ;
On dit que le sommeil y gagnait mes lecteurs,
Las de suivre, à travers d’austères paysages,
D’impassibles héros sculptés dans les nuages.

Donc, j’ai trop fait gémir les roseaux et les vents ;
Eh bien ! tirons un cri de l’âme des vivants :
Le clairon va sonner autour des beaux exemples ;
Je viens brandir le fouet sur le parvis des temples,
Et j’accepte, à cette heure où toute lèvre ment,
Les hasards que l’on court à parler fièrement.

Il écrivait cela en 1861 ; en novembre, après avoir roulé insensiblement sur la pente, il ne se sentit plus maître de son Pégase et se laissa aller jusqu’à rimer la satire sur les Muses d’État. On y lisait des vers comme ceux-ci :

Nous n’avons plus le Cirque et les gladiateurs.
Des cochers bleus et verts, des tigres pour acteurs ;
Nous avons le roman, les chroniques, les drames ;
On peut avec cela contenter bien des âmes.
Dans un État réglé, tout sert dorénavant,
Tout, le poète même et le singe savant,
Les dieux sur le retour entrent dans la police.
Ô groupe des Neuf Sœurs, si vieux et si novice,
Qui descendez du Pinde en rêvant d’un héros,

Allez chez l’inspecteur prendre vos numéros.
 
Noble temps, et sur qui mon vers ne saurait mordre,

Où la plume demande au sabre son mot d’ordre.

La licence parut un peu forte aux gouvernants d’alors. On trouva qu’il allait trop loin dans l’indépendance. Le ministre de l’instruction publique, qui était M. Rouland, adressa à l’Empereur le rapport suivant :

« Sire,

» M. Victor de Laprade, membre de l’Académie française et professeur à la faculté des lettres de Lyon, vient de publier dans le Correspondant une pièce de vers que je mets sous les yeux de Votre Majesté. Le poète a peut-être des privilèges qu’on refuserait à tout autre écrivain ; mais, si grands qu’ils soient, ils ne sauraient aller jusqu’à l’impunité d’allusions injurieuses envers le Souverain issu du suffrage universel et envers la nation qu’il gouverne glorieusement.

» Je regrette, Sire, que la violence des partis trouve des organes chez des hommes qui devraient, par respect pour eux-mêmes, se défendre de tout excès ; mais M. de Laprade semble aimer la célébrité qu’on acquiert par l’invective politique. Je doute donc que ce professeur puisse désormais enseigner à la jeunesse l’amour du pays qu’il outrage et la fidélité au gouvernement qu’il insulte. Lorsqu’un honnêtu homme a le malheur de nourrir dans son cœur et de manifester publiquement de pareilles haines, il doit, s’il est attaché au service de l’État, rompre les liens d’un serment dont la violation est flagrante et renoncer à des fonctions qu’il reproche si amèrement à autrui.

« M. de Laprade ayant trop oublié ce devoir, je n’hésite pas à lui en rappeler toute la moralité. C’est pourquoi. Sire, j’ai l’honneur de proposer à Votre Majesté le décret ci-joint, qui révoque M. de Laprade de ses fonctions de professeur à la faculté des lettres de Lyon.

Je suis avec le plus profond respect, Sire, etc. »

Une fois libre, M. Victor de Laprade se livra tout à son aise à sa verve satirique. Les occasions de brandir son fouet ne lui manquèrent pas ; il le brandit jusque sur le parvis du Théâtre-Français. Mais c’est toute une aventure, qui mérite d’être racontée en détail.

C’était à l’époque du Fils de Giboyer, cette comédie de M. Émile Augier qui fit tant de train, et dans laquelle le ridicule était versé à pleines mains sur les vieux partis politiques, sur les chouans de salon, sur « les Montmorency, les La Trémouille et les La Frétintaille », sur les cléricaux aussi. La pièce, remplie de violences et de personnalités, se produisit au moment où le pouvoir se montrait le plus rigoureux envers la presse et où quelques journaux venaient même d’être supprimés. On reprocha vivement à M. Augier de s’en prendre à des gens hors d’état de lui répondre. M. Victor de Laprade ne fut pas le dernier à s’émouvoir ; il fulmina dans le Correspondant une nouvelle satire qu’il intitula : la Chasse aux vaincus. Personne n’y est nommé, ni l’auteur de la pièce, ni la pièce, ni Giboyer ; mais l’allusion est transparente ; cela se passe entre gens qui sont au courant de l’actualité.

Heureux cet esprit fort qui chatouille à la fois
Le gros cuir des manants, la fine peau des rois !
Rien n’étant plus permis, il peut tout se permettre ;
On est très libéral, même en flattant le maître,
Quand du nom de progrès on se fait un appeau
Et qu’on a démocrate écrit sur son chapeau.
Je sais ce qu’en vaut l’aune et le fond de boutique,
De ces gens vernissés du mot démocratique !
Le même lambeau rouge, un peu raccommodé.

Après la carmagnole a fait l’habit brodé.
 

De ces temps si divers vous avez les mérites.
L’avenir saura bien où sont les hypocrites.
Molière eût renoncé, s’il vous avait pu voir,
Pour un Tartuffe rouge à son Tartuffe noir.

M. Émile Augier tressaillit sous l’attaque ; elle lui fut d’autant plus sensible qu’elle lui venait d’un de ses confrères à l’Académie française. Vite il écrivit à M. Guéroult, directeur du journal l’Opinion nationale :

« Mon confrère à l’Académie, M. de Laprade m’invective d’une manière toute guillerette dans une revue mensuelle ; comme je ne veux pas ajourner ma réponse à un mois, je vous demande l’hospitalité pour la lettre suivante que j’écris à ce poète. Agréez, etc. »

Ce poète est d’un ton bien dégagé !

Voici maintenant la lettre de M. Émile Augier à M. de Laprade, ou au moins le commencement de cette lettre :


« Monsieur,

» Je serais bien confus si je m’étais permis d’adresser — je ne dis pas à un de mes confrères à l’Académie, — mais seulement à l’être collectif qu’attaque ma comédie, la centième partie des injures dont vous m’honorez, sous prétexte que vous êtes un ancien vaincu et ne pouvez pas me répondre.

« Que vous vous soyez exercé à mettre en vers ce thème déjà usé de votre parti, je ne m’en émeus guère ; j’ai sur ma table une pile de journaux remplis de vociférations de ces prétendus muets, et elles n’ont pas réussi à donner le change au public ; la foule compacte qui applaudit tous les soirs ma pièce sait bien que ceux que j’attaque ne sont pas des vaincus.

Que vous me traitiez de chenille… que vous preniez la grossièreté pour de l’énergie, que vous cherchiez dans vos petits poumons le souffle d’un Juvénal, je n’y vois nul inconvénient ; je vous approuve même de renoncer à votre première manière, et je ne suis pas assez votre ami pour vous détourner d’en prendre une seconde. »

Les convenances m’enjoignent d’interrompre cette citation. M. Émile Augier, profondément vexé, porte la discussion sur la destitution de son antagoniste et lui refuse le droit de se délivrer un certificat d’héroïsme.

« Croyez-moi, Monsieur, — lui dit-il en terminant, — soyez simple et doux ; ne cherchez pas noise aux gens dont la situation est plus nette que la vôtre, et revenez modestement à cette lyre sourde qui a si longtemps célébré le panthéisme, monsieur le clérical.

» Veuillez d’ailleurs agréer l’hommage de ma parfaite considération. »

Lyre sourde ! lyre sourde ! Pas si sourde que cela. Voilà bien ces écrivains de théâtre, qui voudraient résumer et enfermer toute la littérature dans le cercle dramatique, grisés par les applaudissements d’un tas de curieux qu’ils prennent naïvement et orgueilleusement pour des admirateurs ! Se peut-il qu’ils s’abusent à ce point sur la valeur de ces succès faits de bruit et de mode, dont se sont passés si aisément tant de grands esprits, et qu’ils partagent avec tant de petits esprits ?

On voit que tous les dissentiments ne s’en viennent pas expirer sur le seuil de l’Académie, ainsi qu’on se plaît à le répéter, et que cet asile de la paix est quelquefois troublé par des factions intestines.

Les satires de M. Victor de Laprade ont été réunies en un volume intitulé : Poèmes civiques. On a de lui encore la Voix du silence, Harmodius et Pernette.

Pernette est un récit plein de fraîcheur et d’émotion qui fait songer aux poèmes de Frédéric Mistral ; cinq ou six éditions ont attesté le succès de Pernette.

Quant à Harmodius, c’est tout simplement… une tragédie. Elle a été composée aux derniers jours de l’Empire. « La conjuration d’Harmodius et d’Aristogiton — dit M. de Laprade dans sa préface — ouvre cette admirable période du triomphe de la liberté hellénique. La mémoire de ces deux héros resta, comme on sait, vivante jusqu’au dernier jour d’Athènes. On les célébrait comme les fondateurs de la République. La fameuse chanson de Callistrate, consacrée à leur mémoire, était religieusement chantée dans toutes les cérémonies nationales et dans tous les festins. C’était à la fois le Vive Henri IV (oh !) et la Marseillaise d’Athènes. Nous en donnons une traduction libre dans les dernières scènes de ce poème. Beau poème, en effet ; strophes toutes frémissantes des plus nobles aspirations ; alexandrins taillés dans le plus pur marbre ! Il n’y aurait que peu de chose à faire pour rendre possible au théâtre la représentation d’Harmodius, et l’on aurait un superbe spécimen de la littérature grecque.

M. de Laprade, lors de nos désastres, a, comme presque tous les écrivains, pavé son tribut à la muse patriotique ; Pendant la guerre est une série de pièces imprimées et parues à Lyon.

La ville de Lyon ne s’est pas montrée ingrate envers son poète : elle l’a envoyé, en 1871, à l’assemblée nationale. Le collaborateur du Correspondant était peut-être là à sa place, mais non le poète de Psyché. Il n’y fit pas grand bruit d’ailleurs, et y parut vêtu d’ombre, selon son expression, et bientôt il donna sa démission pour raisons de santé.