Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XXIV

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CHAPITRE XXIV

Autre académicien. — Victor-Marie Hugo.

Lorsque M. Victor Hugo se demanda s’il devait se présentera l’Académie, — ce jour-là il dut se livrer en lui un de ces combats qu’il a plus tard définis : une tempête sous un crâne.

Qu’allait-il faire ? Était-ce faiblesse ou sagesse ? concession ou bravade ? témérité ou diplomatie ? Cela répondait-il à quelque chose ou cela ne répondait-il à rien ? Comment cela serait-il interprété dans le public ? Qu’est-ce que ses amis penseraient et qu’est-ce que les journaux écriraient ? L’heure était-elle opportune ? Était-il trop tôt ou trop tard ?

Autant de questions difficiles, délicates, scabreuses, épineuses, hérissées !

Être de l’Académie ; pourquoi ? Avoir un habit brodé de palmes vertes ; à quoi bon ? En quoi ce costume assez maussade pouvait-il le grandir ? En quoi ce titre pouvait-il le rehausser ? Qu’avait-il à gagner à devenir le confrère de M. Brifaut, de M. Jay, de M. Viennet, de M. Dupaty, de M. Campenon, de M. Duval-Pineu ? N’était-on pas fixé depuis longtemps sur la valeur de ce nom d’immortel ? Ne savait-on pas à quoi s’en tenir sur le prestige considérablement diminué de la docte compagnie ? Quel bénéfice retirerait-il à se mettre à la queue de trente-neuf individus, dont il n’estimait littérairement que cinq ou six ? N’était-il pas plus en vue dans son isolement ? Toute son œuvre n’était-elle pas une protestation contre les doctrines académiques ? Qu’avait-il de commun avec de telles gens ? Pourquoi ceci s’inquiéterait-il de cela ? Est-ce qu’il ne comprenait pas que c’était se diminuer que vouloir passer sous cette porte ? N’était-il pas plus haut en dehors qu’en dedans ? Et puis, — autre embarras ! — comment allait-il s’y prendre pour solliciter tous les suffrages indispensables ? Comment se présenterait-il sans rire chez les uns, sans rougir chez les autres ?

À côté de cette voix qui parlait ainsi à M. Victor Hugo, il y avait une seconde voix qui lui tenait un langage tout différent.

Voici ce que lui disait cette seconde voix :

— Être de l’Académie ; et pourquoi pas ? L’Académie est un principe, avant tout. Qu’importent les hommes ? ne voyons que l’idée. L’idée est belle, l’idée est glorieuse ; elle consacre la suprématie de l’intelligence. Pourquoi ferait-il le dégoûté plus que Corneille, plus que Racine, plus que Bossuet, plus que Voltaire ? Comment ! il aurait voulu du combat et il ne voudrait pas de la victoire ? Comment ! il aurait fait pénétrer son œuvre en tous lieux, excepté dans cette forteresse ? Allons donc ! Pas de demi-triomphe. Il faut qu’il plante son drapeau dans les endroits les plus reculés et les plus inaccessibles. S’il y a de l’ombre sous cette coupole, sa mission n’est-clle pas d’y porter la lumière ? Ce serait maladresse et duperie que d’abandonner le moindre coin de terrain à ses adversaires, à plus forte raison un terrain de l’importance de l’Académie !

Telles étaient les pensées qui grondaient et se disputaient sous le crâne de M. Victor Hugo vers 1840.

Le résultat de cette méditation fut que l’auteur des Orientales, de Notre-Dame de Paris, du Dernier Jour d’un condamné, du Roi s’amuse, des Feuilles d’automne, de Marion de Lorme, de Lucrèce Borgia, des Chants du crépuscule, des Voix intérieures, etc. etc., se présenta à l’Académie française.

Sa candidature échoua une première fois contre celle de… M. Flourens. Il se représenta plusieurs fois encore et fut élu. Les purs du romantisme, les féroces de la première représentation d’Hernani, ceux qui avaient voué les genoux à la guillotine, se couvrirent de cendres ; une larme de rage tomba de l’œil de Théophile Gautier sur sa redingote à brandebourgs ; Petrus Borel rabattit son sombrero sur son front désespéré. Toute la nuit, des lamentations se tirent entendre sur la place Royale, devant la maison habitée par le poète.

Sa réception en séance publique eut lieu le 3 juin 1841. « Cette séance, disait le Moniteur, occupera une place à part dans les fastes littéraires de l’Académie française ; toutes les classes de la société y étaient représentées : la famille royale, des illustrations politiques, des ambassadeurs… Une autre circonstance mérite de fixer l’attention : c’est que le corps illustre qui, depuis deux cents ans, préside aux destinées de la littérature française, a fait plus que reconnaître et récompenser le talent d’un homme en l’appelant dans son sein ; l’Académie a proclamé, en outre, qu’elle sait accepter ceux mêmes qu’on lui signale comme des novateurs, bien certaine de trouver en elle les éléments de puissance et d’autorité qui savent maîtriser les ardeurs les plus grandes. »

Pourquoi le journal officiel éprouvait-il le besoin de mêler un ton de semonce à sa relation ?

M. Hugo succédait à Népomucène Lemercier. Népomucène ! un beau nom pour un poète tragique, un nom farouche comme l’était un peu le caractère de l’homme qui, après avoir été l’ami du Premier Consul, était devenu l’adversaire de l’Empereur. Lemercier ou un autre, cela était d’ailleurs fort égal à M. Victor Hugo. Son discours débuta par une page gigantesque : le portrait de Napoléon dans une gloire, sur fond d’or ; puis tout à coup, comme contraste, — comme antithèse, — la figure assombrie, revêche, de Népomucène Lemercier, l’auteur d’Agamemnon, de Plaute, de Pinto, de Christophe Colomb, un oseur pour son temps et dans son genre, un romantique avant que le nom lut inventé. Il me semble, à distance, que M. Victor Hugo n’a pas suffisamment insisté sur cette dernière qualité, très évidente pourtant. Il est vrai que, par une de ces contradictions que la vieillesse et la misanthropie se chargent d’expliquer, Lemercier s’était montré fort hostile au mouvement romantique. Ce champion du bon goût, ce défenseur des saines traditions, en même temps qu’il protestait contre les exagérations de la nouvelle école, faisait jouer à la Porte-Saint-Martin (1827) les Deux Filles spectres, un mélodrame de la plus étrange espèce.

L’éloge de Lemercier, — éloge très restreint, — servit de transition à M. Hugo pour arriver à une tentative d’apologie de la Convention nationale. « Soyons justes, Messieurs, — disait-il, — nous le pouvons sans danger aujourd’hui, soyons justes envers ces choses augustes et terribles qui ont passé sur la civilisation humaine et qui ne reviendront plus ! C’est, à mon sens, une volonté de la Providence que la France ait toujours à sa tête quelque chose de grand. Sous les anciens rois, c’était un principe ; sous l’Empire, ce fut un homme ; pendant la Révolution, ce fut une assemblée. Assemblée qui a brisé le trône et qui a sauvé le pays, qui a eu un duel avec la royauté comme Cromwell et un duel avec l’univers comme Annibal, qui a eu à la fois du génie comme tout un peuple et du génie comme un seul homme ; en un mot, qui a commis des attentats et qui a fait des prodiges ; que nous pouvons détester, que nous pouvons maudire, mais que nous devons admirer ! »

Et tout aussitôt, comme s’il craignait de soulever les susceptibilités d’une partie de son auditoire, le récipiendaire ajoutait : « Reconnaissons-le néanmoins, il se fit en France, dans ce temps-là, une diminution de lumière morale… Cette espèce de demi-jour ou de demi-obscurité, qui ressemble à la tombée de la nuit et qui se répand sur de certaines époques, est nécessaire pour que la Providence puisse, dans l’intérêt ultérieur du genre humain, accomplir sur les sociétés vieillies ces effrayantes voies de fait qui, si elles étaient commises par des hommes, seraient des crimes, et qui, venant de Dieu, s’appellent des révolutions. »

Un souffle d’étonnement circula dans la salle. On comptait sur un discours littéraire, on avait un discours politique. Après l’éloge de la Convention vint l’éloge de Louis-Philippe. Du reste, pas un mot relatif aux questions de style, c’est-à-dire à ce qui intéressait tout le monde. Pas une allusion aux conquêtes de la plume, aux luttes soutenues, aux progrès obtenus. M. Victor Hugo mit un soin extrême à éviter ce qui pouvait rappeler ou évoquer le romantisme. La chose fut passée sous silence, le mot ne fut pas prononcé. Il n’y eut pas de drapeau planté. De là, déception générale. Les disciples consternés purent croire à une apostasie.

C’était M. de Salvandy qui était chargé de répondre à M. Hugo. M. de Salvandy était un bel homme qui avait fait autrefois un roman intitulé : Alonzo, pour lequel il avait eu à subir beaucoup de brocarts. L’Université l’avait consolé ; il était du bois dont on fait les ministres. D’ailleurs, bon homme, avec des prétentions à l’esprit. Il mit un malin plaisir à ramener le récipiendaire sur le terrain exclusif de la littérature, en lui donnant bien à entendre qu’on l’avait surtout admis parce qu’il n’avait aucune nuance politique, parce qu’il ne représentait aucun parti, ce dont il le félicita outre mesure, — et ce qui ne laissait pas que d’être passablement offensant, car enfin on est toujours de son temps et on en partage plus ou moins les passions.

« C’est à nous, lui dit-il, de vous restituer votre cortège naturel, de rassembler autour de vous vos patrons et vos garants véritables : les Odes, Notre-Dame de Paris, les Rayons et les Ombres… Napoléon, Sieyès, Malesherbes, ne sont pas vos ancêtres, monsieur. Vous en avez de non moins illustres : J.-B. Rousseau, Clément Marot, Pindare, le Psalmiste. »

Jean-Baptiste Rousseau ! M. Victor Hugo dut faire une singulière grimace en entendant ce nom. Pourquoi pas Le Franc de Pompignan, tout de suite ?

Mais où M. de Salvandy cessa de se contenir, c’est lorsqu’il en arriva à cette partie du discours de M. Hugo, où celui-ci avait essayé de montrer Lemercier sympathique à l’œuvre de 93. Salvandy eut un effet de toupet irrésistible ; il prit véhémentement la défense de Lemercier et s’exprima en ces termes :

» À aucune époque de sa vie il n’aurait fallu lui parler de la grandeur de cette époque servile et abominable. Il n’aidmettait pas qu’en s’entassant les crimes se grandissent. Il n’eût pas consenti davantage à entendre tout rejeter sur le compte de Dieu, qui ne commande pas tout ce qu’il permet ; argument plein de péril, vous eût-il dit. Enfin, vous l’auriez vu, comme nous, se soulever contre cette excuse, trouvée après coup, que les attentats révolutionnaires fussent provoqués par les périls de la France et justifiés par son salut…

» Non ! non ! n’essayons pas d’attacher à cette funeste année 1793 une auréole de gloire. Elle n’a rien conquis. Elle n’a point vaincu. Dieu n’a pas permis qu’à côté des crimes elle comptât autre chose que des malheurs. Voilà l’histoire. Les lettres qui, dans leur région sereine, n’ont à flatter aucune passion et aucun régime, doivent à ce peuple libre qui nous écoute, la vérité sur une époque où il n’y eut rien de sublime que des victimes, rien d’auguste qu’un échafaud, rien de surnaturel que la férocité ! »

En parlant ainsi, M. de Salvandy crut sans doute avoir foudroyé M. Victor Hugo.

Il ne connaissait pas la ténacité du nouvel élu ; il ne se doutait pas que, — ce vague souvenir académique aidant, — M. Victor Hugo, trente-trois ans plus tard, compléterait son discours de réception par un ouvrage en trois volumes, portant au fronton de ses pages ce titre, audacieux comme un défi, calme comme une conviction : Quatre-vingt-treize !

Le reste du discours de Salvandy ne se maintint pas à ce niveau d’éloquence et s’acheva dans des plaisanteries d’un ordre douteux. C’est ainsi qu’il félicita M. Hugo, à propos de ses drames, du degré d’importance auquel il avait fait parvenir l’art scénique, — mot qui fut relevé immédiatement par l’auditoire et qui défraya pendant quelques jours les petits journaux d’alors. Ce fut un succès pour M. de Salvandy.

II

Je ne répondrais pas que M. Victor Hugo ait été un académicien très assidu aux séances particulières et publiques de l’illustre corps. On le voit cependant, au bout de quelque temps, élevé à la qualité de président, recevoir successivement M. Saint-Marc Girardin et M. Sainte-Beuve. Au premier, il n’épargna pas les épigrammes et se vengea sur lui de ce que lui avait fait endurer M. de Salvandy. Son discours (enfermé dans un éloge de Campenon, juste ciel !) est une merveille d’ironie sereine et d’esprit hautain.

À partir de ces deux réceptions, je cherche vainement la trace de M. Victor Hugo dans les Rapports de l’Académie française. Il faut croire que ses travaux particuliers le tinrent éloigné de ses collègues.

Sur ces entrefaites, il fut appelé à la pairie.

L’n de ses actes comme pair de France fut de demander la rentrée de la famille Bonaparte ; initiative dont il devait tant se repentir !

Académicien et pair de France, M. Hugo pouvait se croire arrivé, dans le sens que les ambitieux attachent à ce mot. Il l’était, en effet. Le chemin parcouru jusqu’à ce moment environ a été raconté d’une façon exacte et attrayante dans un livre anonyme intitulé : Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. Cela me dispense d’entrer dans des détails biographiques à la portée de tous. D’ailleurs sa vie est une des plus connues, comme son portrait est un des plus populaires. Personne ne s’est autant que lui répandu, livré, mêlé à la foule. Il a continuellement vécu dans des maisons ouvertes, rue Notre-Dame-des-Champs, place Royale, rue d’Isly, rue de la Tour-d’Auvergne, rue de Clichy, et enfin avenue Victor Hugo.

À l’époque de son avènement au fauteuil académique, le catalogue de ses œuvres s’arrêtait aux Rayons et aux Ombres inclusivement. Il y ajouta peu de temps après la trilogie des Burgraves et les lettres sur le Rhin, deux ouvrages qui se tiennent et s’expliquent l’un par l’autre.

Puis, vinrent les événements de 1848. M. Victor Hugo oublia de plus en plus l’Académie. Enfin, le coup d’État de 1851 l’en sépara violemment. Il prit le chemin de l’exil.

Hâtons-nous de dire que l’Académie française sut se comporter dignement et qu’elle maintint toujours sur la liste le nom de Victor Hugo, — à la place d’honneur, la place des absents. De son côté, une institution plus modeste et relevant des gouvernements par leurs bienfaits, la Société des gens de lettres, lui conserva ostensiblement le titre de président qu’il en avait accepté autrefois. Je sais bien que ces deux compagnies ne firent que leur devoir, mais il est des époques où rien n’est plus difficile à faire que le devoir.

Ce n’est qu’une vingtaine d’années plus tard que M. Victor Hugo est revenu occuper son fauteuil, le fauteuil de Corneille ; — et, comme jadis pour Corneille vieilli et blanchi, les assistants se sont levés, pleins d’émotion et de respect…

Ici peut-être devrait se borner ma tâche. Mais il est des sujets qu’on n’effleure pas sans une irrévérence marquée. M. Victor Hugo est du nombre. On peut l’éviter, on n’a pas le droit de le coudoyer. Dès qu’on se prend à l’examiner en face, on se sent arrêté. C’est dire que quelques pages me sont encore nécessaires.

Victor Hugo a subi longtemps la révolte et la négation. Personne n’a été discuté avec plus de passion que lui : ni Corneille, ni Gluck, ni Eugène Delacroix. On s’est armé contre ses vers, on s’est soulevé contre sa prose. On a épuisé contre lui le vocabulaire des invectives, Viennet sur Vadé. On l’a traité de vandale, de brigand, de welche, d’ilote, de fléau, d’iconoclaste, de fou, de sauvage. On l’a comparé à Lucain, à Dubartas, à l’abbé de Saint-Louis, à Scarron, à Gongora. On l’a trouvé absurde, ridicule, rocailleux, tortueux, trivial, excessif, convulsif, ampoulé, emphatique. On l’a bafoué, parodié, chansonné, caricaturé[1].

On l’a même critiqué honnêtement et loyalement.

Rien ne lui a manqué.

Qu’est-il résulté de tout ce bruit ? Un nom universel et une œuvre imposée.

Victor Hugo, en effet, a doté la langue française d’expressions, de formules, qui se retrouvent à chaque instant dans la conversation usuelle et qui sont employés involontairement même par ses adversaires.

Ainsi : « J’en passe et des meilleurs. »

Ainsi : « Ceci tuera cela. »

Les vers-proverbes, on ne les compte plus. Toutes les jeunes fllles murmurent :

Elle aimait trop le bal, c’est ce qui l’a tuée.

Les publicistes à la recherche d’une attitude :

Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !

Je prends au hasard de la mémoire, à la volée.

Ses personnages fictifs se sont changés en personnages réels.

Qui de plus réel, en effet, que Quasimodo ? Victor Hugo a refait un Gringoire plus touchant que celui de l’histoire. Sa Marion de Lorme a détrôné à jamais celle de la légende. Il n’y aura plus dorénavant d’autre Lucrèce Borgia que la sienne ; il n’y aura plus d’autre Triboulet que le sien. Le nom de Gavroche est inséparable de l’image d’un gamin parisien.

Nul plus que Victor Hugo n’a fourni des sujets à la musique et à la peinture. Tous ses drames ont été transformés à l’étranger en opéras et en ballets : la Esméralda, Rigoletto, Ernani, Lucrezia Borgia, Ruy-Blas.

Il faut bien qu’il y ait là l’indice d’une puissance créatrice, — car enfin, de tous les écrivains qu’on a essayé d’opposer à M. Victor Hugo, aucun n’a jamais rien fourni aux arts, pas même Ponsard. Ce pauvre Ponsard n’a rien inspiré du tout, ni un dessin, ni une mélodie, ni une statuette.

On peut faire un livre intitulé : les Femmes de Victor Hugo, comme on a fait les Femmes de Shakspeare et les Femmes de lord Byron.

Comme poète à immense envergure il ne rencontre qu’un rival sur sa route : Lamartine.

Car c’est le poète qui apparaît d’abord en M. Victor Hugo. Il apparaît avant l’auteur dramatique et avant le romancier.

Il possède assurément l’instrument lyrique le plus extraordinaire, le plus riche, le plus complet, qui jamais ait été, un instrument façonné à la chanson comme à l’hymne, mais particulièrement propre à ces morceaux qu’on a justement comparés à des orchestrations militaires. Telles sont les strophes écrites en 1840 à l’occasion du retour des cendres de l’Empereur.

Plus tard, l’opinion ou plutôt le point de vue devait changer chez M. Victor Hugo. Mais sa manière ne changea point. Elle s’éleva et se fortifia dans la Légende des siècles, où l’esprit hésite entre ces chefs-d’œuvre qui s’appellent le Satyre, la Rose de l’infante, les Pauvres Gens, le Sultan Mourad, le Régiment du baron Madruce.

Lorsque le régiment des hallebardiers passe,
L’aigle à deux tètes, l’aigle à la griffe rapace,
L’aigle d’Autriche dit : « Voilà le régiment
De mes hallebardiers qui va superbement.
Leurs plumets font venir les filles aux fenêtres.
Ils marchent droits, tendant la pointe de leurs guêtres,
Leur pas est si correct, sans tarder ni courir,
Qu’on croit voir des ciseaux se fermer et s’ouvrir. »

Il semble que ce soit là le dernier mot de la description animée et colorée. Et cependant M. Victor Hugo a dépassé ce niveau dans son récit de la retraite de Russie.

L’art du peintre ne saurait aller plus loin. La même pièce contient le tableau de la bataille de Waterloo, qui égale le tableau de la retraite de Russie. Qui ne sait par cœur ces vers prodigieux :

Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire.
Il avait l’offensive et presque la victoire :
Il tenait Wellington acculé sur un bois.
Sa lunette à la main, il observait parfois
Le centre du combat, point obscur où tressaille
La mêlée, etfroyable et vivante broussaille,
Et parfois l’horizon, sombre comme la mer.
Soudain, joyeux, il dit : Grouchy !… C’était Blücher.
L’espoir changea de camp, le combat changea d’âme.
La mêlée, en hurlant, grandit comme une flamme.
La batterie anglaise écrasa nos carrés.
La plaine où frissonnaient les drapeaux déchirés
Ne fut plus, dans les cris des mourants qu’on égorge,
Qu’un gouffre flamboyant, rouge comme une forge.

La pièce va crescendo jusqu’à ce qu’elle aboutisse à ce vers devenu légendaire :

La garde impériale entra dans la fournaise.

Pour trouver quelque chose de comparable à cela, il faut remonter jusqu’à Virgile et au deuxième livre de l’Énéide, retraçant la prise et le sac de Troie.

III

L’auteur dramatique a jeté huit grands drames à la foule, tous les huit profondément saturés de poésie. Leurs fortunes ont été diverses, mais leur influence a été considérable. Le champ tragique en a été bouleversé de fond en comble ; l’art du théâtre en a été complètement remanié. Là, comme partout, M. Victor Hugo a fait jouer la sape et il est monté au succès comme on monte à l’assaut.

Il a eu moins d’efforts à faire dans le roman, où d’importants progrès avaient été réalisés avant lui. Il s’est contenté de développer quelques-unes de ses qualités d’observation dans des proportions tour à tour colossales et familiéres. Mais il se substitue trop souvent au conteur.

La première qualité d’un romancier doit être l’impersonnalité. Cela n’a pas besoin d’être démontré. Malheureusement, la plupart des romanciers de notre époque ne possèdent pas cette qualité. Tous les personnages de Balzac parlent comme Balzac. Vautrin parle comme Balzac. Mercadet parle comme Balzac. Gaudissart parle comme Balzac. Rastignac parle comme Balzac. Quinola parle comme Balzac. Le Cousin Pons parle comme Balzac.

Il en est de même de Victor Hugo romancier. J’excepte cette brillante Notre-Dame de Paris, composition de jeunesse, écrite sous l’influence de Walter Scott et égale aux meilleurs romans du grand Écossais. Mais les Misérables mais les Travailleurs de la mer, mais l’Homme qui rit, tout le monde y parle comme Victor Hugo. Jean Valjean parle comme Victor Hugo. Mgr Myriel parle comme Victor Hugo. Javert parle comme Victor Hugo. M. Gillenormand parle comme Victor Hugo. Thénardier parle comme Victor Hugo. Courfeyrac, Enjolras et Laigle de Meaux parlent comme Victor Hugo. Ce sont les mêmes cliquetis de mots, les mêmes tirades, éperdues, affolées, magnifiques, vertigineuses.

Et dans Quatre-vingt-treize, qui fourmille de tant de splendeurs, se retrouve le même système. Dantou, Robespierre et Marat sont réunis dans un cabaret de la rue du Paon ; ils causent entre eux, mais c’est Victor Hugo qui parle par leur bouche.

Voici ce que dit Robespierre-Hugo :

— « La guerre étrangère n’est rien, la guerre civile est tout. La guerre étrangère, c’est une écorchure qu’on a au coude ; la guerre civile, c’est l’ulcère qui vous mange le foie. »

Voici ce que dit Marat-Hugo :

— « Je suis l’œil énorme du peuple, et du fond de ma cave, je regarde. »

Voici comment s’exprime Danton-Hugo :

« Je suis comme l’Océan ; j’ai mon flux et mon reflux ; à mer basse on voit mes bas-fonds, à mer haute on voit mes flots. »

Il a été beaucoup écrit sur Victor Hugo. On a plusieurs fois essayé de donner la mesure de son génie ; mais l’heure de l’impartialité absolue n’est pas encore venue. Ce que j’ai lu de plus satisfaisant dans le succinct vient d’un écrivain très raffiné, très aigu, de Charles Baudelaire. Dans ses Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, il a essayé d’analyser l’atmosphère morale de cette œuvre abondante et complexe, atmosphère qui lui parait participer très sensiblement du tempérament propre de l’auteur.

« Elle me parait, dit-il, porter un caractère très manifeste d’amour égal pour ce qui est très fort comme pour ce qui est très faible, et l’attraction exercée sur le poète par ces deux extrêmes dérive d’une source unique, qui est la force même, la vigueur originelle dont il est doué. La force l’enchante et l’enivre ; il va vers elle comme vers une parente : attraction fraternelle. Ainsi est-il irrésistiblement emporté vers tout symbole de l’infini, la mer, le ciel ; vers tous les représentants anciens de la force, géants homériques ou bibliques, paladins, chevaliers ; vers les bêtes énormes et redoutables. Il caresse en se jouant ce qui ferait peur à des mains débiles ; il se meut dans l’immense, sans vertige. En revanche, le poète se montre toujours l’ami attendri de tout ce qui est faible, solitaire, contristé ; de tout ce qui est orphelin : attraction paternelle. Le fort devine un frère dans tout ce qui est fort, mais voit ses enfants dans tout ce qui a besoin d’être protégé ou consolé. C’est de la force même et de la certitude qu’elle donne à celui qui la possède que dérive l’esprit de justice et de charité. Ainsi se produisent sans cesse dans les poèmes de Victor Hugo ces accents d’amour pour les femmes tombées, pour les pauvres gens broyés dans les engrenages de nos sociétés, pour les animaux martyrs de notre gloutonnerie et de notre despotisme. Même dans ses petits poèmes consacrés à l’amour sensuel, dans ses strophes d’une mélancolie si voluptueuse et si mélodieuse, on entend, comme l’accompagnement d’un orchestre, la voix profonde de la charité. Sous l’amant, on sent un père et, un protecteur. La morale n’entre pas dans cet art à titre de but ; elle s’y mêle et s’y confond comme dans la vie elle-même. Le poète est moraliste sans le vouloir, par abondance et plénitude de nature. »

Ces lignes de Baudelaire, et les deux ou trois chapitres de l’Histoire du romantisme, de Théophile Gautier, représentent ce qui a été écrit de plus raisonnable jusqu’à présent sur Victor Hugo. Il n’y a décidément que les poètes pour parler des poètes.

  1. Pourquoi ne nous égayerions-nous pas un peu maintenant au sujet des critiques furibondes et écumantes que déchaînèrent les premières œuvres de Victor Hugo ? Pourquoi, entre cent autres, ne rappellerions-nous pas la Conversion d’un romantique, par M. Jay, un pamphlet en un gros volume in-octavo de 431 pages. (Paris, 1830, chez Moutardier, rue Gît-le-Cœur), où se trahissent les mortelles angoisses des derniers et insuffisants représentants de la tradition classique ? M. Jay (qui est-ce qui a jamais su ce que c’était que M. Jay, et ce qu’avait écrit M. Jay ?) a découvert, entre autres belles choses, que Hernani était entièrement pillé d’un poème anglais intitulé : Henry et Emma. Mais en cette occasion, il faut citer, pour laisser au rire une plus libre place :
    « Je n’hésite plus maintenant à le déclarer : Hernani et les pièces qui lui ressemblent ne sont que des mélodrames beaucoup moins intéressants que ceux qui se jouent sur les boulevards ; ils auront la même destinée : la foule y viendra, comme s’il s’agissait de voir un monstre, un jeu capricieux de la nature, tel, par exemple, que l’enfant bicéphale, Ritta-Christina ; mais, la curiosité satisfaite, ces informes productions d’une imagination déréglée tomberont dans un insultant oubli ; les maîtres de la scène ue seront point détrônés.
    » Il n’y a de nouveau dans Hernani qu’un langage qui n’a pas de nom… L’idée première de ce drame appartient à Prior, auteur d’un charmant poème intitulé : Henry and Emma. Le sentiment passionné d’Emma pour un inconnu n’a rien qui blesse les convenances et paraisse invraisemblable. Le poète anglais a pris soin d’en marquer la naissance et les progrès ; le lecteur est préparé à l’énergique résolution que prend la jeune fille d’unir sa destinée à celle d’un homme rejeté par la société et en guerre avec elle. Après un dialogue admirable de naturel et de poésie, Henry, touché de tant de sacrifices et de dévouement, se fait connaître pour le noble héritier du comte Edgard ; alors, la voix du poète s’élève, et le souvenir d’un illustre et puissant guerrier lui inspire un chant de gloire et de patriotisme. »
    Je m’imagine aisément la confusion de M. Victor Hugo lorsqu’il a vu son plagiat découvert. S’être laissé acclamer comme un novateur, lorsqu’on n’est que le détrousseur de Prior ! Dire effrontément qu’on a inventé Hernani lorsqu’on a simplement retrouvé Henry ! Affirmer qu’on a créé Dona Sol lorsqu’on n’a fait tout bonnement que mettre une mantille à Emma !
    Je me repens d’avoir tout à l’heure posé à mes lecturs avec tant de légèreté cette question : « Qui est-ce qui a jamais su ce que c’était que M. Jay ? » M. Jay est l’auteur de la Conversion d’un romantique, et cet ouvrage, d’un comique inénarrable, lui ouvrait en 1832 les portes de l’Académie française. On était comme cela alors. Voilà les excès profondément grotesques auxquels menaient les dernières convulsions de la réaction classique. — Quels classiques !