Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XXXII

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XXXII

Autre académicien. — M. Cuvillier-Fleury.

M. Cuvillier-Fleury a une figure bizarre, contractée, tourmentée, sillonnée, mais pétrie d’intelligence, de vivacité, d’expression, de volonté. On devine un homme occupé, affairé même, aimant à s’enquérir, prêt et prompt à la discussion. La tête est fièrement montée sur une haute cravate ; les sourcils recèlent des éclairs, et le regard deviendrait très dur à l’occasion ; la bouche est à la fois amère et sardonique. En résumé, de la fermeté, mais aussi de la sécheresse.

Pour les précis de l’avenir, — car l’avenir se contentera surtout de précis, — la biographie de M. Cuvillier-Fleury pourra se résumer en deux mots : précepteur du duc d’Aumale et rédacteur au Journal des Débats.

Ce fut quelques années avant 1830 que Louis-Philippe, alors duc d’Orléans, lui confia l’éducation de son quatrième fils. — D’où venait M. Cuvillier-Fleury ? de Florence, où il avait été pendant quelque temps secrétaire de Louis Bonaparte, l’ex-roi de Hollande. C’était un jeune homme nourri de fortes études, un prix d’honneur, et qui sut se montrer sans peine à la hauteur de sa nouvelle tâche. Nul ne lui contestera, en effet, d’avoir formé un brillant élève, si brillant, que l’Académie française, en ces derniers temps, a jugé cet élève digne d’occuper un fauteuil, à côté de son ancien précepteur.

Pendant la première moitié du règne de Louis-Philippe, M. Cuvillier-Fleury eut souvent à partager avec M. Trognon, précepteur du prince de Joinville, les épigrammes dont les petits journaux criblaient sans relâche tout ce qui appartenait plus ou moins au Château, comme on appelait alors les Tuileries ; — épigrammes et jeux de mots d’un goût déplorable, et qui ont peut-être dès lors contribué à jeter quelque aigreur dans l’âme de l’écrivain.

Lorsque M. le duc d’Aumale n’eut plus besoin de précepteur, il conserva auprès de lui M. Cuvillier-Fleury avec le titre et la qualité de secrétaire de ses commandements. Ce n’était pas tout à fait une sinécure : le prince voyageait souvent, et il emmenait M. Cuvillier-Fleury. — C’est dans un de ces voyages, au camp de Saint-Médard, près de Bordeaux, que j’ai eu le plaisir de voir pour la première fois l’auteur des Portraits politiques et révolutionnaires. Il rayonnait au milieu des fêtes qu’il aidait à organiser, et où ses manières pleines de tact lui conciliaient de nombreuses sympathies.

Il était déjà collaborateur du Journal des Débats depuis 1834. Il y avait trouvé sa place toute faite dans ce groupe d’hommes diserts et classiques, admirablement dirigés, — selon les besoins de l’époque, — par MM. Bertin, ces grands maîtres du journalisme. Ses débuts avaient été des articles de fantaisie (dans le sens le plus sage du mot), des lettres datées d’un peu partout, selon les hasards de ses pérégrinations officielles. Sa position particulière dans le monde lui créa bientôt une position particulière dans le journal : il y représenta l’esprit moderne, rôle difficile, qui exige bien des dons et bien des aptitudes ; il fut le trait d’union entre les salons parisiens et les bureaux de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois ; il se tint au courant de tout avec sa curiosité un peu fébrile. Cette prétention à être bien de son temps (en dépit de ses tendresses pour le passé), à vivre de la vie de son époque, à se mêler aux luttes écrites ; ce besoin de jeter son fer, si mince qu’il fût, dans la balance des intelligences ; cette ambition et ce besoin, M. Cuvillier-Fleury les a toujours eus.

La révolution de 1848 lui causa une secousse étrange. L’heureux homme ne l’avait pas prévue. Aussi la stupeur dont il fut saisi ne peut-elle s’imaginer. Il ne pouvait en croire ni ses yeux ni ses oreilles. « Erreur ! malentendu ! surprise ! coup de main ! » allait-il criant. Il ne voulait pas se rendre compte du travail des idées pendant dix-huit ans de conspirations ; il se refusait à admettre toute préméditation sociale. Le monde est un mauvais observatoire pour voir venir les révolutions. De son point de vue, resserré dans le cercle de ses affections et de ses intérêts, M. Cuvillier-Fleury n’avait rien aperçu au-dessus ni au delà du gouvernement de Louis-Philippe. Il le croyait éternel.

Lorsqu’il fut revenu d’un coup qui modifiait si profondément son existence, il entreprit une campagne en règle contre les idées et les hommes révolutionnaires. Démocrates anciens et récents, Mirabeau et Lamartine, Robespierre et Proudhon, Michelet et Victor Hugo, il les passa tous au fil de sa plume. Il apporta à cette besogne un entrain et une passion qu’on lui soupçonnait, mais qui jusque-là avaient manqué d’occasions, du moins sérieuses, pour se produire. Son talent se doubla de tout son désappointement. La loi sur les signatures aidant, il se trouva tout à coup en pleine lumière. L’ingrat ! il dut à cette révolution méconnue par lui (méconnue lui paraîtra bien faible, même à distance) le commencement de sa vraie réputation, de sa réputation d’écrivain.

À partir de ce moment, sa collaboration au Journal des Débats devint très active. Il remplit le feuilleton de ses articles, facilement inclinés vers la polémique, et lutta jusqu’à la dernière heure, c’est-à-dire jusqu’à l’installation de l’Empire. Alors seulement, l’ancien secrétaire du roi de Hollande se résigna. Par un de ces tours de roue si fréquents dans l’histoire, il voyait revenir au pouvoir ces Bonaparte qu’il avait tous connus dans l’exil et qu’il ne lui était pas permis personnellement de haïr.

Dès lors, M. Cuvillier-Fleury, sans renoncer d’une manière absolue à la discussion politique, se tourna vers les questions littéraires qui, d’ailleurs, sous le nouvel Empire, devaient acquérir une importance assez considérable. Plus que jamais il se tint à l’affût des courants ; et insensiblement, pied à pied, il conquit cette notoriété et cette autorité dont il fut si longtemps en possession.

M. Cuvillier-Fleury a réuni en volumes la plupart de ses travaux critiques.

Une variété infinie préside aux sujets traités. Ce sont de ces livres qui vont de Joseph de Maistre à Piron, de Charles-Quint à lady Russell, de Sobieski au général Athalin, de madame de Longueville à Marie-Antoinette, de Washington à M. Edmond About, du président de Brosses à madame Agénor de Gasparin, de Montaigne à Fouquier-Tinville, de Cambronne à M. Louis Veuillot, du chanoine Maucroix au docteur Véron, de madame de Maintenon au maréchal Soult, etc. etc.

Je ne dirai pas de tous ces volumes quel est le meilleur. Ils se valent tous. Si l’on insiste pour savoir au moins quel est le plus attrayant, le plus jeune, je répondrai que M. Cuvillier-Fleury n’a jamais eu de jeunesse littéraire. Dès ses premières pages il s’est montré ce qu’il devait être. À l’état calme, il cherche la bonhomie, et il y arrive parfois. À l’état orageux, l’amour du pouvoir le ressaisit ; alors il a le ton de la leçon, la sévérité gourmée ; sa critique sent le corrigé presque le pensum, malgré ses efforts pour se retenir, — car il a par instants le flair de ses défauts.

En général, son idéal ne dépasse pas certaines hauteurs. De l’agitation, mais peu d’enthousiasme. Plus d’irritation que de mélancolie. Des sentiers complètement fermés, surtout en poésie, qu’il est bien tenté d’appeler la versification. Dans le roman, il lui suffit d’une fiction agréable. Il ne peut souffrir Stendhal qui avait, dit-il, « une rare facilité et nul talent, » C’est le contraire qui est le vrai. La Chartreuse de Parme est pour lui un « absurde et insipide ouvrage ». Il se crée aussi des illusions à son gré, pour les besoins de ses causes ; c’est ainsi qu’on l’entendra se demander et se répondre : « Qu’est-il resté de tout ce que le romantisme a essayé de fonder ? Rien. Qui songe à invoquer les théories de la préface de Cromwell ? Qu’est-il resté des principes et des modèles qu’une saine critique a défendus ? Tout. »

Voilà qui est bien vite arrangé. Eh ! Monsieur, si personne ne songe plus à invoquer les théories de la préface de Cromwell, c’est que ces théories si naturelles, si simples, sont aujourd’hui parfaitement adoptées.

La citation est le péché mignon de M. Cuvillier-Fleury, la citation sans choix, telle qu’elle lui vient, latine ou française : Ne forçons point notre talent… On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur… Erudimini qui judicatis… Il fallait un calculateur… Panem et circenses, etc. etc. Ce sont là de ces fleurs qui ne poussent guère plus que dans le jardin de M. Prud’homme. Et voyez l’inconvénient : M. Cuvillier-Fleury a la tête tellement remplie de ces malencontreuses citations qu’il lui arrive parfois de prendre la Fontaine pour Voltaire, — ainsi que le lui a fait remarquer un jour M. Alexandre Dumas fils.

Mais qui sait ? les citations conduisent peut-être à l’Académie française. M. Cuvillier-Fleury, chargé de ses douze volumes, s’y présenta et y fut reçu.

Ces choses se passaient, — comme disent ces affreux romanciers, — le 12 avril 1866.

Trois jours auparavant, M. Prosper Mérimée avait écrit à son inconnue : « Avez-vous lu quelque chose de M. Cuvillier-Fleury ? Si oui, donnez-m’en votre avis. »