Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XXXI

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CHAPITRE XXXI

Autre académicien. — Dupanloup.

« Monsieur l’abbé, vous êtes un prêtre ! »

Ainsi l’homme aux éloges laconiques, Rover-Collard, avait salué M. Dupanloup, après avoir été témoin de sa conduite dans l’affaire délicate de la réconciliation de Talleyrand avec l’Église.

Certes, ce ne devait pas être un homme ordinaire, en effet, que cet abbé, jeune encore, que Talleyrand avait fait appeler, en 1838, à son lit de mort, pour recevoir sa confession. La confession de Talleyrand ! S’imagine-t-on bien ce que cela fut, et le temps que cela dura ? Combien de fois s’y reprit le terrible vieillard ? Avec quelle émotion, quel tremblement, quelle horreur secrète, l’abbé Félix Dupanloup dut recevoir ce récit, — si récit il y a eu !

Quel tableau à composer pour un Laurens quelconque ! Ces quatre-vingt-quatre ans et ces trente-six ans, cette tête ossifiée, glacée, mais noble encore par d’incroyables efforts de volonté, — auprès de cette tête vivace, dans tout l’épanouissement de la force et de l’intelligence ! Ces deux pâleurs solennelles : la pâleur de celui qui parle et la pâleur de celui qui écoute ! Et quel cours d’histoire que cette histoire de la dernière heure racontée par Talleyrand ! Toute la Révolution, tout l’Empire, toute la Restauration, tombant goutte à goutte de cette poitrine oppressée dans cette oreille effarée !

Mais l’imagination m’égare peut-être ; peut-être les choses se passèrent-elles plus simplement, plus prosaïquement ; peut-être Talleyrand ne se livra-t-il pas tout entier. Cette dernière opinion fut celle de la société parisienne, à en juger par le quatrain suivant qu’on fit courir :

Il a trompé, du même coup,
(Si ce n’est vrai, c’est vraisemblable,)
Le bon Dieu, le monde et le diable,
Et de Quélen et Dupanloup.

Il y a d’autant plus lieu de s’étonner, — ou du moins de réfléchir, — sur le choix fait par Talleyrand, que M. Dupanloup avait été déjà le confesseur du duc de Bordeaux, l’aumônier de Madame la Dauphine et le catéchiste des jeunes princes d’Orléans (tout cela se conciliait aisément dans ce temps-là). — Qu’était donc cet abbé, jugé digne de tant de faveurs si hautes ? Mon Dieu ! c’était tout simplement un sulpicien distingué, un prédicateur élégant (voire un peu redondant), et principalement un catéchiste supérieur, — ce qu’il est resté toujours.

Notre intention n’est point de le suivre pas à pas dans une carrière étonnamment remplie et agitée comme pas une. Il nous suffira d’en indiquer les points culminants ; ils sont tellement nombreux que nous n’aurons que l’embarras du choix.

Pour commencer, nous trouvons M. Dupanloup, à la date de 1841, en possession d’une chaire d’éloquence sacrée à la Sorbonne, à laquelle ses succès de Notre-Dame comme conférencier en 1834 l’avaient brillamment préparé. On a prétendu qu’en le nommant à ce poste le gouvernement de Juillet avait voulu créer un contre-poids à l’influence des cours de M. Michelet et de M. Edgard Quinet. Je le crois sans peine. On cherchait à utiliser ce zèle impatient et en quête d’une issue. Malheureusement, le contre-poids était d’une lourdeur à ébranler la machine gouvernementale ; on ne fut pas longtemps à s’en apercevoir. Un mot malsonnant sur Voltaire éveilla les susceptibilités de la jeunesse des écoles. — Ah ! ce Voltaire ! c’est le fantôme sans cesse renaissant ! Vous croyez en avoir fini avec lui, et le voilà qui se redresse mieux que jamais. On ne touche pas plus à Voltaire qu’on ne touche à la hache. M. Dupanloup, qui le savait sans doute, mais que le danger eut toujours le don d’exalter, en fit l’expérience à ses dépens.

Le cours d’éloquence sacrée fut suspendu.

Nous touchons au moment caractéristique où allait s’éveiller le polémiste sommeillant sous l’évangéliste. Un projet de loi relatif à l’instruction publique fut l’étincelle qui alluma ce feu. L’abbé Dupanloup adressa à M. de Broglie une lettre, puis une autre, qui émurent vivement le monde religieux et le monde politique. C’en était fait : il avait mordu au fruit de la publicité ; l’arbre tout entier devait être ravagé par lui. — De la brochure au journal, il n’y a qu’un pas ; ce pas fut bientôt franchi par M. Dupanloup, qui devint rédacteur de l’Ami de la religion ; c’est dans cette feuille qu’il faut chercher la date de son antagonisme avec M. Louis Veuillot.

On a prétendu que le zèle guerroyant de M. Dupanloup agaçait le vieux roi Louis-Philippe, qui hésitait à lui donner un évêché. Ce fut le pouvoir exécutif de 1848 qui lui offrit le siège épiscopal d’Orléans. À peine y était-il installé et commençait-il à s’occuper de l’organisation de son cher séminaire de Saint-Mesmin, que la « campagne contre les classiques » vint le détourner de son ardeur d’enseignement. Son amour des lettres se ranima ; c’était son beau côté ; il prit parti pour les auteurs profanes, qu’une fraction du clergé voulait exclure des études publiques. Il faut lui savoir gré de cette audace ; elle suffirait à justifier le choix que fit de lui l’Académie française, en 1854, à la place de M. Tissot.

Son discours de réception fut très modeste. Il ne parla point politique ; il ne céda point à son thème favori : les tendances philosophiques de l’époque. Il sut comprendre ce milieu pacifique et harmonieux où il était admis.

Bien que souvent retenu dans son évêché, le nouvel élu ne négligea pas l’Académie : il lui avait promis de travailler à son dictionnaire. « Je vous apporterai de temps en temps, avait-il dit, quelques lumières pour la définition de ces mots qui sont de ma langue avant d’être de la vôtre. » Il tint parole ; on le vit voter assez régulièrement ; mais son acte le plus important d’académicien est l’opposition ouverte et active qu’il fit à la première candidature de M. Littré.

L’antéchrist ne lui aurait pas inspiré plus d’effroi.

Il se donna un mouvement extrême, quitta en toute hâte Orléans, fit visite à des collègues qu’il n’avait pas accoutumé de voir. Bref, le danger fut écarté, mais il ne devait pas l’être pour longtemps. Au bout de quelques années, la candidature de M. Littré revint sur l’eau, et, cette fois, elle triompha. M. Dupanloup, qui en avait fait une affaire personnelle, envoya sa démission, que l’Académie française n’accepta pas. De sorte que sa situation au palais Mazarin fut toujours assez embarrassée et embarrassante.

Je ne suis pas apte à apprécier M. Dupanloup comme orateur chrétien. Je sais seulement qu’un jour il se montra plus révolutionnaire que personne, en prononçant le panégyrique de Jeanne d’Arc dans la cathédrale d’Orléans.

Je prends le passage suivant pour exemple. M. Dupanloup n’hésite pas à flétrir l’évêque Cauchon et les deux rois :

« Rien ne manquera donc à la grandeur de cette pauvre fille ! Oui, elle est grande parce qu’elle souffre !… Elle est grande, non pas seulement parce qu’elle a un évêque pour meurtrier, des juges pour bourreaux ; non pas seulement parce qu’elle a été vendue le prix d’un roi, parce que c’est au nom d’un roi d’Angleterre qu’elle est tuée et sous les yeux d’un roi de France impassible, — en sorte que tout serait royal dans sa mort, si tout n’y était pas abominable… — Elle est grande parce que c’est une puissante action qui la tue, une puissante action qui l’abandonne ! Elle est plus grande, je ne dis pas que l’indigne évêque et que les juges, mais que tous les chevaliers et les hommes d’armes, plus grande que les rois de France et d’Angleterre, plus grande que les deux plus puissantes nations du monde, dont l’une, sauvée par elle, ne la sauve pas, dont l’autre, vaincue par elle, ne sait que la brûler vive ! »

La tâche ne sera pas mince pour celui qui voudra juger l’écrivain. Ses Œuvres choisies comportent une douzaine de volumes. Chose étrange ! Il y a là des pages pleines de mansuétude, quelque chose comme le désir de se modeler sur Fénelon, pour lequel il professait une admiration infinie, — en raison de la loi des contraires, — et dont il a réédité plusieurs ouvrages.

Mais peut-être le talent de M. Dupanloup n’est-il pas là tout entier ; peut-être faut-il le chercher encore dans le torrent de sa polémique au jour le jour. Là, en effet, il se révèle avec des qualités essentiellement personnelles, avec des éclats et des éclairs. Tout lui est motif à brochure : le pouvoir temporel des papes, la crise cotonnière, la fondation des cours laïques pour les jeunes filles, le congrès de Malines, etc. etc. Il adresse des lettres à tout le monde indistinctement : à M. de la Guéronnière, à M. Grandguillot, à M. Edgar Quinet, à M. Gambetta, etc. etc.

Ces brochures ont eu des fortunes diverses ; tantôt vainqueur, tantôt vaincu, M. Dupanloup a vu tour à tour l’opinion publique se rapprocher ou s’éloigner de lui. Tantôt, c’est un ministre qui lui adresse un blâme officiel ; tantôt, ce sont ses confrères les évêques qui le désavouent ; tantôt, c’est la cour de Rome qui l’accueille avec des réserves, la cour de Rome qu’effarouche un dévouement aussi passionné. Que voulez-vous ? On prend du feu au soleil, on ne lui en apporte pas.