Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XXXVI

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CHAPITRE XXXVI

Autre académicien. — Camille Rousset.

C’est un historien, et c’est surtout l’historien d’une époque. Il a trouvé une veine, il l’a suivie, il s’y est tenu. Il y a au ministère de la guerre la légende d’un modeste professeur du lycée Bonaparte qui, pendant longtemps, vint régulièrement s’asseoir dans les salles à peu près solitaires de la Bibliothèque ; pendant plusieurs années il ne cessa de fouiller dans les archives du Dépôt. Il s’occupait d’une histoire de Louvois. C’était M. Camille Rousset. Tout le monde avait fini par s’intéresser à lui, depuis les employés jusqu’au ministre lui-même ; tout le monde s’empressait pour lui faciliter ses recherches. Nous aimons, chez nous, les gens qui s’attellent résolument à une tâche et qui la mènent à bout avec simplicité.

Il ne pouvait s’adresser en meilleur lieu pour écrire cette histoire ; il ne pouvait même s’adresser que là. Fondé par Louvois lui-même, le Dépôt de la guerre avait reçu toute sa correspondance de 1661 à 1691, monument de haute franchise, libre exposé de sa conduite devant l’histoire. Sa vie est là jour par jour, heure par heure, pendant trente ans. Cette correspondance ne remplit guère moins de six cents volumes. M. Camille Rousset, qui est la personnification de la conscience, a dû étudier ces six cents volumes. Il ne s’en est pas plaint, d’ailleurs ; au contraire.

« Les années que j’ai passées là, a-t-il dit, sont certainement celles qui m’ont donné le plus de bonheur intellectuel et de jouissances parfaites. Nouer un commerce intime et de tête-à-tête avec les plus grands hommes d’un grand siècle ; tenir entre ses mains les lettres originales de Louis XIV, de Louvois, de Turenne, de Condé, de Vauban, de Luxembourg et de tant d’autres, dont l’écriture semble encore fraîche comme si elle était tracée d’hier ; démêler sans peine tous les secrets de la politique et de la guerre ; assister à la conception, à l’éclosion des événements ; surprendre l’histoire pour ainsi dire à l’état natif, quelle plus heureuse fortune et quelle plus grande joie ! Je vivais au sein même de la vérité ; j’en étais inondé, pénétré, enivré. »

À cette époque, comme je viens de le dire, M. Camille Rousset n’était encore qu’un professeur. Né à Paris le 15 février 1821, élève remarqué au concours général, il avait été tout de suite réclamé par l’Université. Théodose Burette lui avait servi de guide ; M. Mignet avait imposé les mains sur son jeune front. Il se trouva donc dirigé vers l’enseignement comme vers sa voie naturelle ; il y eut pour compagnon et pour ami un jeune homme mort prématurément, Hippolyte Rigault, qui a laissé une agréable trace littéraire au Journal des Débats.

On envoya pendant quelque temps M. Rousset à Grenoble ; puis il fut rappelé à Paris pour occuper la chaire d’histoire au lycée Bonaparte. Jusqu’alors l’écrivain ne s’était manifesté que par un petit Précis de l’histoire de la Révolution et de l’Empire, publié en 1849 (Chamerot et Amyot, libraires) et sur lequel il n’y a pas à s’arrêter. M. Camille Rousset y disait dans quelques lignes d’avant-propos : « Si ce travail, qui n’est pas fait, je le déclare humblement, pour affronter la difficile épreuve du monde, venait à franchir les limites de nos collèges, je m’en alarmerais sans aucun doute pour mon amour-propre d’écrivain, nullement pour ma conscience d’honnête homme… Je n’ai consulté d’autres lois que celle de la morale, supérieure à toutes les constitutions comme à toutes les passions politiques. »

Son second essai date de 1853 ; il est intitulé : La grande Charte ou l’Établissement du régime constitutionnel en Angleterre (Hachette et Cie.) Toujours timide, M. Camille Rousset y avait ajouté cette indication : « Ouvrage revu par M. Guizot. »

Mais nous touchons au moment où la volonté sérieuse allait le prendre d’employer ses facultés à une œuvre importante. Il avait jeté ses regards sur le règne de Louis XIV et, dans ce règne, sur la figure complexe de ce ministre actif, guerroyant, brutal, dur, rusé, habile, ambitieux pour deux, pour son maître et pour lui, et même pour trois, en comprenant la France ; homme de tempérament et homme d’étude ; nature richement douée, audacieuse et artificieuse, propre à l’entreprise et à l’organisation ; caractère d’une noblesse particulière, voyant loin plutôt que haut. En soumettant le long ministère de Louvois à un scrupuleux examen, M. Camille Rousset s’était aperçu de nombreuses lacunes dans la tradition officielle. De là son entrée en loge au Dépôt de la guerre ; de là cet ouvrage substantiel, plein de faits et de découvertes, indispensable désormais : Histoire de Louvois et de son administration politique et littéraire.

Les deux premiers volumes, qui conduisent le lecteur jusqu’à la paix de Nimègue, parurent en 1861 ; les deux autres, en 1863. Ces deux derniers volumes ne constituent pas la partie la moins curieuse de ce grand travail. « Louvois, dit M. Rousset, avait une façon d’entendre et de pratiquer la paix qui n’était véritablement qu’à lui. Il avait imaginé une sorte de paix rongeante et envahissante qui devait exclure les risques et les inconvénients de la guerre, pour ne laisser subsister que les avantages qu’elle aurait procurés : beaucoup de profit, sans effusion de sang et sans grosse dépense. »

Le succès de l’Histoire de Louvois fut rapide et est resté durable ; l’Académie française le consacra solennellement en maintenant pendant trois ans à son auteur le grand prix Gobert. L’État, à son tour, ne voulut pas se laisser distancer, et nomma M. Camille Rousset conservateur des archives de la guerre. C’était rentrer en seigneur dans un domaine où il avait été reçu jusqu’alors sur le pied d’un visiteur.

M. Rousset sut reconnaître ces distinctions en se remettant à l’œuvre. Il fit bientôt suivre son Histoire de Louvois de deux volumes intitulés : Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, avec une introduction. La même faveur accueillit cette seconde masse de documents inédits ; on remarqua le ton solide de l’introduction où, à propos de la Vérité, il constate que « si elle a fait descendre Louis XIV de son Olympe, elle a aussi tiré Louis XV de ses bas-fonds. »

Trois ans après, c’est-à-dire en 1868, nouvelle publication : le Comte de Gisors, 1 volume. Il y a des pages émues dans cet ouvrage consacré à la mémoire du fils du maréchal de Belle-Isle, mort en pleine jeunesse et en pleine vertu. Sainte-Beuve, qui avait déjà écrit deux articles de ses Nouveaux Lundis sur Louvois ( « son Louvois est un monument ! » avait-il dit), tailla derechef sa plume pour M. de Gisors. Sainte-Beuve aimait beaucoup la personne et le talent de M. Camille Rousset.

Signalons encore les Volontaires, recueil de recherches sur les volontaires nationaux, les réquisitionnaires, les levées de 1791 à 1794. « Il y a depuis tantôt quatre-vingts ans, — dit M. Camille Rousset dans sa préface, — une légende des Volontaires. Non seulement cette légende a faussé l’histoire, mais elle trouble encore aujourd’hui la question si importante et si débattue du système d’organisation militaire qui convient le mieux à la France. L’auteur a voulu, pour son propre compte, savoir exactement ce qu’il y a de vrai, ce qu’il y a de faux dans la légende… Deux fois, dans de précédents ouvrages, il a essayé de montrer comment se fait une bonne armée et comment elle se défait ; par cette dernière enquête, il s’est affermi dans la conviction, fondée sur l’expérience, que rien ne vaut, que rien ne supplée, même pour la guerre défensive, une armée permanente et régulière. »

Ces travaux plus ou moins considérables, mais tous d’une incontestable utilité, n’avaient pas cessé d’attirer l’attention de l’Académie française. Elle songea à s’attacher définitivement M. Camille Rousset après la guerre et la Commune, aussitôt qu’elle put renouer la chaîne de ses traditions intenompues. Elle avait justement à combler une place laissée vide dans ses rangs par le suicide plus qu’imprévu de M. Prévost-Paradol, remontant déjà à l’été de 1870. L’opinion publique ratifia le choix qu’elle fit de M. Camille Rousset. Sa réception fut hâtée plus que de coutume : elle eut lieu le 2 mai 1872, M. d’Haussonville étant directeur.

Le discours de M. Rousset ne roula absolument que sur l’infortuné Prévost-Paradol, l’Eliacin des doctrinaires, le polémiste impatient du pouvoir, le prophète chagrin de la France nouvelle. Il apprécia comme il convenait ce talent brillant, vif, délié, spirituel, qui avait déjà beaucoup donné et de qui l’on attendait beaucoup encore. Ce fut un éloge, rien qu’un éloge, un regret dans une apologie. L’avenir n’aura peut-être pas dos indulgences aussi étendues que M. Camille Rousset.

De lui-même, de ce qu’il avait voulu faire et de ce qu’il voulait faire encore, de sa façon particulière d’envisager l’histoire et de la traiter, M. Camille Rousset ne souffla pas un mot. Ce fut M. d’Haussonville qui se chargea de ce soin : historien lui-même, il eut pour le récipiendaire toutes les aménités auxquelles on devait s’attendre. « Je ne sais si je m’abuse. Monsieur, — lui dit-il, — et si l’amour des mêmes études me rend, à mon insu, partial à votre égard ; mais il me semble que, par une heureuse fortune, il vous a été donné d’exceller dans une branche de littérature qui a fait de nos jours d’incontestables progrès, et qui répond merveilleusement aux secrets penchants de notre société moderne. C’est en effet l’un des mérites de l’histoire qu’elle contribue puissamment à distraire, ne faudrait-il pas dire à consoler, les générations mécontentes de leur sort. »

L’Histoire de Louvois arrête longtemps M. d’Haussonville, qui ne lui marchande pas les compliments.

Il est vrai qu’après cet accès d’une bienveillance qui s’étend aux gouvernants d’alors, M. d’Haussonville se sent assailli par les souvenirs des dragonnades du Poitou et des incendies du Palatinat. Il ne peut s’empêcher de protester et même de conclure en termes inattendus et fort sévères : « Ce sont là de lourds souvenirs à porter devant la postérité. Aussi longtemps que la voix de la justice et de l’humanité trouvera de l’écho dans le cœur de l’homme, ils pèseront cruellement sur la mémoire de Louis XIV et de Louvois. C’est pourquoi les esprits convaincus qui voudraient persuader à la France moderne de renouer le fil tant de fois coupé de ses anciennes traditions agiront sagement en laissant exprès dans l’ombre ces deux personnages, que vos écrits ne contribueront pas à rendre plus populaires, justement parce qu’ils les font mieux connaître. »

N’avais-je pas raison de dire qu’il y avait un accent étrange dans cette conclusion ? Inviter certains partis à laisser dans l’ombre Louis XIV et Louvois, cela est assurément fort bien, mais cela ne manque pas d’étonner sur le moment…

Depuis son entrée dans la docte assemblée, M. Camille Rousset est devenu, comme on l’espérait, un de ses membres les plus assidus, car l’Académie française a des occupations intérieures qui exigent un zèle tout spécial. En même temps, nous savons de source certaine qu’il continue ses travaux, dont l’ensemble, — aujourd’hui démasqué, — embrassera un historique complet de nos institutions militaires depuis deux siècles.

Attendons-nous donc encore à des matériaux précieux. Les matériaux ! Ah ! c’est la passion souveraine de M. Camille Rousset : il ne saurait trop y en avoir pour lui ; il en cherche et il en trouve constamment. Quelquefois même on sent qu’il en est comme étouffé ; l’air lui manque au milieu de ses trésors. Aussi arrive-t-il que l’historien s’efface devant le classificateur. La conscience a parfois son danger ; elle rétrécit le point de vue, elle diminue la personnalité ; elle supprime insensiblement les éclaircies, les échappées sur la vie intime, les portraits développés, tout ce qui est le charme du récit ; elle regarde comme temps perdu tout ce qui n’est pas la marche des faits ; elle se fait sèche et sévère par un sentiment outré de sa mission. Cela est pour arriver à confesser qu’il y a dans les ouvrages de M. Camille Rousset quelques parties à l’état d’écorché ; on se prend à souhaiter un peu plus de chair sur cette admirable anatomie. Rien ne lui serait facile comme d’en mettre, car c’est un écrivain de race qui a renoncé volontairement, dans l’intérêt de son système, à quelques-unes des conquêtes de la moderne école historique.