Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XXXVII

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CHAPITRE XXXVII

Les fous de mon temps.

« La folie est la mort avec des veines chaudes, » a dit un auteur, et cette définition est encore celle qui satisfait le mieux, quoiqu’on ne puisse l’admettre comme absolue.

Il y a la folie consciente et la folie inconsciente, celle dont on souffre et celle dont on ne souffre pas. Il y a des fous qui engraissent.

Le premier fou qu’il m’a été donné de voir était un fou officiel, pensionnaire de la Société des gens de lettres ; c’était Eugène Briffault, un homme d’esprit, qui avait eu une jolie plume, mais qui avait un plus grand verre. On l’avait mis dans la maison de Charenton, que j’eus un jour la curiosité de visiter, et dont le directeur Barroux m’était très connu. Briffault était dans la classe des fous tranquilles, trop tranquilles, — on dirait des gagas aujourd’hui. Il ne soufflait mot et demeurait le regard fixe, insignifiant, assis dans une chaise, les pieds remontés sur les barreaux.

— Un des plus brillants viveurs de son époque ! me dit le directeur.

Personne n’a moins ressemblé aux autres fous que Gérard de Nerval, et l’on est forcé de s’arrêter devant cette physionomie si sympathique et si charmante. Il était devenu fou tout naturellement, en lisant, en voyageant, en aimant. Il faut dire aussi que les livres qu’il lisait étaient des livres de cabale et d’astrologie, que l’Égypte était le but préféré de ses voyages et que la femme pour laquelle il avait brûlé le plus (car aimer était trop peu pour lui) était une comédienne.

Ainsi loti, Gérard de Nerval avait beaucoup de chances pour exécuter un plongeon dans les espaces imaginaires. Il en exécuta plusieurs, revint du premier et du second, se cramponna, lutta, — tellement qu’il finit par prendre goût à cette lutte et par se mettre tout bonnement à exploiter littéralement sa folie.

La mort, — cette mort tragique que je n’ai jamais pu admettre comme le résultat d’un suicide, — la mort le surprit à cette occupation inouïe. Il avait vendu ses sensations à la Revue de Paris, et, le lendemain de son enterrement, on pouvait lire des confidences du genre de celles-ci, notées par lui heure par heure :

« J’ai été souper cette nuit dans un café du boulevard, et je me suis amusé à jeter en l’air des pièces d’or et d’argent… Ensuite, j’allai à la halle et je me disputai avec un inconnu, à qui je donnai un rude soufflet ; je ne sais comment cela n’eut aucune suite. À une cetaine heure, entendant sonner l’horloge de Saint-Eustache, je me pris à penser aux luttes des Bourguignons et des Armagnacs, et je croyais voir s’élever autour de moi les fantômes des combattants de cette époque… Je me pris de querelle avec un facteur qui portait sur sa poitrine une plaque d’argent, et que je disais être le duc Jean de Bourgogne. »

La folie de Gérard de Nerval est surtout une folie érudite. Mais, à force de conscience, ses divagations finissent par emprunter un caractère de puérilité.

« Dans la rue du Coq, j’achetai un chapeau, et, pendant que Georges recevait la monnaie de la pièce d’or que j’avais jetée sur le comptoir, je continuai ma route et j’arrivai aux galeries du Palais-Royal. Là, il me sembla que tout le monde me regardait. J’entrai au café de Foy, et je crus reconnaître dans un des habitués le père Bertin, des Débats. Ensuite, je traversai le jardin et je pris quelque intérêt à voiries rondes des petites filles.

» De là, je sortis des galeries, et je me dirigeai vers la rue Saint-Honoré. J’entrai dans une boutique pour acheter un cigare, et, quand je sortis, la foule était si compacte que je faillis être étouffé. Trois de mes amis me dégagèrent en répondant de moi et me firent monter dans un fiacre. On me conduisit à l’hospice de la Charité.

Baudelaire doit-il être classé parmi les fous ? Son cas était particulier, du moins : la paralysie avait déterminé chez lui non pas la perte de la parole, mais la perte de la faculté de s’exprimer. En d’autres termes, il avait perdu son dictionnaire. Il ne lui restait plus que le cri, ou plutôt un seul mot, une exclamation vulgaire, — cré nom ! — qui lui servait à tout rendre. Les yeux avaient gardé une certaine partie de leur éclat de leur intelligence, mais il ne fallait pas trop y croire.

Armand Barthet, du même âge environ que Baudelaire, le suivit de peu d’années dans le gouffre. Il avait toujours été bruyant, remuant, piaillant comme un moineau, — son Moineau de Lesbie. Au demeurant, le meilleur garçon du monde. D’où vient que sa folie prit tout à coup un caractère homicide des plus étranges, et qu’il tourna un jour contre lui-même le rasoir du chanoine Fulbert ? — Oh ! Barthet, à quoi pensiez-vous en ce moment ? Et comme cette façon d’accélérer votre trépas vous ressemblait peu !

J’ai encore approché d’autres fous qui tenaient une plume et auxquels la plume a glissé des doigts :

Théodore Pelloquet, qui, parti de la place Pigalle, est allé échouer à l’hospice Saint-Pons, aux portes de Nice ;

Jean du Boys, qui a fait jouer une grande comédie en cinq actes et en vers au Théâtre-Français, la Volonté, et à qui sa volonté à lui a insensiblement échappé, — bon petit homme, gentil, inofensif…

De tous les fous de lettres, celui qui a le plus dérouté la science et qui, jusqu’à un certain point, a montré le tableau le plus rassurant, c’est le poète Antoni Deschamps, qui a vécu relativement très vieux, et qui est mort il y a quelques années, sinon guéri, du moins apaisé. Il avait commencé pourtant par la douleur aiguë et criante, et, comme Gérard de Nerval, qu’il précédait, il s’était mis à chercher dans l’analyse de son mal un soulagement intermittent. Les journaux et les revues retentissaient de ses plaintes poétiques :

Depuis longtemps je suis entre deux ennemis :
L’un s’appelle la Mort et l’autre la folie.
L’un m’a pris ma raison, l’autre prendra ma vie ;
Et moi, sans murmurerje suis calme et soumis.

Il s’était réfugié chez le docteur Blanche, qui l’avait pris en affection, et où il demeura jusqu’à sa dernière heure.

Or, maintenant je vis avec des insensés ;
À les étudier mes jours se sont passés,
Et je ne me plains pas du sort qui me menace.
Car je puis sans rougir les regarder en face :
Ils ne comprennent pas que je suis l’un d’entre eux,

Et puisque je le sais un des plus malheureux !
 
Et quand j’ai retourné ma plaie en tous les sens,

Quand j’ai prié, poussé de funèbres accents,
Je compte jusqu’à mille et puis je recommence,
De peur que la raison ne cède à la démence.
Voilà ce que je fais alors que je suis seul.

Cela fait passer un frisson dans le dos.

J’en prends encore de toute main et dans toutes les conditions :

Le riche député Didier, qui sortit un matin de chez lui en costume de mahométan pour s’en aller sonner à la porte du ministre ;

Madame O’Connel, ce peintre du premier ordre battant de son front les grilles d’un cabanon dont la direction des beaux-arts se refuse à payer la dépense ;

Et Montpayroux, dont la tête éclata sous les projets, les chiffres, les combinaisons financières !

J’ai gardé les comédiens pour la fin.

Ils sont nombreux ceux qui ont été touchés de l’impitoyable marotte. Leur défilé commence à Potier, tombé en enfance ; puis se continue avec Monrose père, qui accomplit le tour de force prodigieux de jouer le rôle de Figaro entre deux douches, épié de la coulisse par le docteur Blanche. — Oh ! ce jour-là fut en effet la Folle journée !

Sans quitter le Théâtre-Français, j’aperçois Guyon, le beau Guyon, qui fut un des trois vieillards héroïques des Burgraves et dont Victor Hugo écrivait : « Quand il apparaît au seuil du donjon avec sa belle et noble tête, son habit de fer et sa grande peau de loup sur les épaules, on croirait voir sortir de l’église de Fribourg-en-Brisgau le vieux Berthold de Zœhringen, ou de la collégiale de Francfort le formidable Gunther de Schwarzbourg. » Hélas ! Il a suffi d’un souffle, du premier vent venu pour renverser le géant Guyon.

C’est ordinairement par le manque de mémoire que la folie se fait jour chez les comédiens. Un beau soir, ils ouvrent la bouche, ils s’apprêtent à réciter leur rôle… et ils restent cois. Ils s’obstinent, ils veulent recommencer ; ils butent encore au même endroit. Ainsi est-il arrivé pour Berton père, à l’Odéon. — À la maison de santé, Berton père !

À la maison de santé, Desrieux, cet artiste aux manières si distinguées, cet homme d’une si bonne éducation !

À la maison de santé, Albert, de la Gaîté ! À la maison de santé, Lhérie et Camille Michel ! À la maison de santé Romanville, de l’Odéon ! À la maison de santé, Lacourière, du Palais-Royal ! À la maison de santé, André Hoffmann, le joyeux colosse ! À la maison de santé Lassagne, le roi des pitres ! À la maison de santé, tous ces cerveaux fragiles et fêlés, et usés !

Quand s’arrêtera cette ronde macabre, la plus macabre de toutes les rondes ?