Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XXXVIII

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CHAPITRE XXXVIII

Suite du précédent.

Quelques jours après la publication de ces lignes dans un journal, je recevais la lettre suivante :

« Monsieur,

» Permettez-moi quelques mots au sujet de votre article sur les Fous.

« Cette mort tragique, dites-vous à propos de Gérard de Nerval, que je n’ai jamais pu admettre comme le résultat d’un suicide… »

» Beaucoup de personnes avec qui l’on en parle sont très affirmatives sur le suicide et ne semblent même pas tolérer le doute. Qu’en savent-elles pourtant ?

» Les paroles de votre récent article ont donc quelque chose de frappant, quelque chose sans doute aussi de très plausible.

» J’ai notablement connu et pratiqué Antoni Deschamps ; et quant à Gérard, je me trouve avoir causé quelque peu avec lui quand il était enfermé à Montmartre. On ne l’oubliait plus, ni ses grâces d’écureuil en cage.

» J’étais en Belgique quand arriva la lugubre aventure qui mit fin aux jours de ce galant homme et de ce gentil poète. Je ne pouvais pas ne pas en être affligé et stupéfié.

» Depuis lors, j’ai causé de Gérard avec un de mes amis d’enfance, employé à la mairie Saint-Sulpice. La conviction de ce garçon, à qui on pouvait légitimement se fier, semblait nette. Selon certaines assurances, certaines révélations qu’il tenait de bon lieu, Gérard aurait été assassiné par des escarpes auxquels il se mêlait pour les analyser et les peindre.

» J’ai donc tressailli, Monsieur, en lisant votre phrase intuitive, sage probablement, et qui semble une nouvelle traînée de feu, un nouvel appel à ce qu’il y a de douloureux dans les consciences fidèles et perplexes. J’ai tressailli, et cela menait à ne pouvoir me taire. C’est une façon d’honorer nos morts que d’approcher pieusement le flambeau, de vouloir bien comprendre et bien savoir la dernière lutte d’un être de choix.

» Agréez, je vous prie, l’assurance, etc. etc.

» Ch. Fournier. »

Puisque je suis mis en demeure de m’expliquer, je vais dire sans ambages ce que je sais et ce que je crois.

Un matin d’hiver, au petit jour, Gérard de Nerval fut trouvé pendu à la grille d’un égout de la rue de la Vieille-Lanterne.

La rue de la Vieille-Lanterne était une des ruelles les plus horribles de l’ancien Paris ; elle roulait son ruisseau fangeux sur l’emplacement où est située aujourd’hui la rue Adolphe Adam, derrière le théâtre des Nations.

Gérard s’était-il pendu ? ou avait-il été pendu ?

Il avait été pendu, — j’oserais l’affirmer.

Voici pour les preuves matérielles :

La strangulation avait eu lieu non pas à l’aide de sa cravate, mais avec un cordon de tablier de femme.

Que venait faire là ce cordon, et comment en justifier la possession entre les mains de Gérard de Nerval ?

Un commencement d’enquête, qui a été presque aussitôt abandonné (pourquoi ?), l’explique autrement.

Il y avait dans la rue de la Vieille-Lanterne, de l’autre côté et non loin de cette grille fatale, une maison mal famée, tranchons le mot, un bouge.

L’enquête a constaté qu’à un moment donné de la nuit Gérard était entré dans ce bouge.

J’ai déjà exprimé mon sentiment sur les pérégrinations nocturnes de Gérard de Nerval. Il entrait beaucoup plus de littérature que d’autre chose dans cet amour du cabaret et des mœurs des halles. C’était l’influence d’Hoffmann, le ressouvenir des Porcherons, la lecture de Rétif de la Bretonne. Comme tous les promoteurs de la renaissance de 1830, Gérard voyait avec les yeux des peintres ; il aimait les intérieurs populaires pour leurs couleurs étranges et leur énergique harmonie. C’était un petit-fils de Jean Steen. »

À cette époque, il travaillait précisément à ses Nuits d’octobre, qui sont un résumé de ses excursions passé minuit à travers les tavernes parisiennes, — excursions entreprises, la plupart du temps, tantôt avec son ami Eugène de Stadier, tantôt avec Auguste de Chatillon.

Hélas ! pourquoi le hasard voulut-il que Chatillon ne se trouvât pas avec lui cette nuit-là ! « Soutiens-moi, Chatillon ! »

Ce qui se passa dans ce houge, nul n’en a jamais rien appris.

Les hôtes de céans, interrogés, hommes et femmes, prétendent n’avoir pas ouvert à Gérard ; mais il y a contradiction sur ce point. Des rumeurs du quartier laissent croire qu’il a été accueilli, mais très mal reçu ; ses discours incohérents auraient excité la méfiance, et il aurait été jeté dehors…

Pourquoi n’aurait-il pas été, en même temps, dévalisé ?

Il a été trouvé vêtu d’un simple habit, — par une nuit d’hiver ! et des plus froides !

Si grande que fût sa distraction, l’eût-il poussée au point de s’aventurer dans les rues sans paletot ?

Et puis enfin, ce cordon, ce cordon de tablier serré autour de son cou !

Pourquoi Gérard de Nerval se serait-il pendu ?

Il était fou, c’est vrai, mais il tenait énormément à la vie, comme beaucoup de fous. Il s’y était arrangé des petits coins, des petites habitudes, des petits voyages, des petits plaisirs.

Et puis, comme je l’ai dit, il avait mis sa folie « en coupe réglée » ; il en faisait des articles très agréables, comme ses Juvenilia.

L’argent ne lui manquait pas ; il en avait autant qu’il en demandait à la Revue de Paris. L’Illustration lui devait une centaine de francs au jour de sa mort.

La mort ! Mais c’était son épouvantail ; il ne fallait pas lui en parler ; il en avait horreur, à cause de la mise en scène.

Se pendre ? lui, jamais !

Non, Gérard de Nerval ne s’est pas pendu ! Il l’a été. C’était l’opinion de Georges Bell, de Roger de Beauvoir, — qui a continué l’enquête pendant quelques jours, puis qui l’a abandonnée (Roger de Beauvoir pouvait-il poursuivre sérieusement une idée ?).

Quant à moi, qui manquais de l’autorité nécessaire, je m’en suis tenu à ma conviction. À quoi cela m’aurait-il servi de faire envoyer au bagne les escarpes dont parle M. Ch. Fournier ? Mon pauvre ami était mort ; je l’ai pleuré, je le pleure encore ; voilà tout.