Petits Poèmes (Charles Le Goffic)

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Poésies complètesLibrairie Plon (p. 123-150).


PETITS POÈMES


À José-Maria de Heredia.


LES TROIS MATELOTS DE GROIX


À Charles Maurras.


 
C’étaient trois matelots de Groix.
Ils étaient partis tous les trois
Pêcher la sole :
Les pauvres garçons n’avaient pas
Plus de sextant que de compas
Et de boussole.

— Ah ! disait l’un, voici l’hiver !
Les hirondelles ont ouvert
Leurs ailes souples,

Et bientôt, dans le ciel changeant,
On verra les pluviers d’argent
Filer par couples.

— L’hiver ! dit l’autre, hélas à nous !
Si je vous montrais mes genoux,
C’est une plaie.
Mon pauvre corps est tout perclus,
Et du coup je ne pourrai plus
Tenir la baie.

Et le troisième repartit :
— Notre navire est bien petit,
Ô bonne Vierge,
Mais à votre église d’Auray,
Sitôt débarqué, je ferai
Cadeau d’un cierge.

Ainsi causaient parmi les flots,
Debout au vent, les matelots,
Quand une lame
Emporta le premier des trois.
Il fit le signe de la croix
Et rendit l’âme.


L’autre, en tombant du haut du mât,
Fut, avant qu’il se ranimât,
Happé dans l’ombre
Par un poulpe aux yeux de velours,
Qui tendait au ras des flots lourds
Ses bras sans nombre.
 
Il a suffi d’un humble ave
Pour que le cadet fût sauvé
Du flot barbare,
Et ce matin les bons courants
L’ont ramené chez ses parents
Dans sa gabare.


NOTRE-DAME DE PENMARC’H[1]


À Edmond Haraucourt.


Chaque année, à Noël, on prétend que la Vierge
Mystérieusement quitte son beau ciel d’or,
Et, pour rendre visite aux chrétiens de l’Arvor,
Troque son manteau bleu contre un surcot de serge.
 
Au velours élimé de son étroit justin
Nul diamant n’accroche une lueur soudaine.
Elle est vêtue ainsi qu’une humble Bigoudenne ;
La fatigue et le hâle ont défleuri son teint.


Mais l’accent de sa voix a des douceurs étranges :
Ceux qui l’ont entendu meurent de son regret.
Notre ciel était sombre et, dès qu’elle paraît,
Une allégresse emplit les sentiers et les granges.

Jésus, entre ses bras, repose. On croirait voir,
Avec son devantier d’étoffe rude et terne,
Quelque petit enfant de Penmarc’h ou d’Audierne,
Sans le feu sombre et doux qui couve en son œil noir.
 
Une aube évangélique au loin fleurit l’espace
Et, ployant le genou devant ces pèlerins,
Les hommes de l’Arvor, laboureurs et marins,
Sentent confusément que c’est leur Dieu qui passe.


MARIVÔNE


À Gabriel Vicaire.


I


 
C’est Marivône Le Guînver,
Avec ses coiffes de batiste,
C’est Marivône Le Guînver
Qui passe sa vie à rêver.

Marivônic, Dieu vous assiste
Dans l’avenir et le présent !
Marivônic, Dieu vous assiste
Votre regard paraît si triste !



Marivônic s’en va disant
Aux bateliers de la prairie,
Marivônic s’en va disant :
« N’est-ce pas l’heure du jusant ?
 
« Et n’a-t-on pas vu, je vous prie,
Dans le chenal de Kerenor,
Et n’a-t-on pas vu, je vous prie,
Le vaisseau de sa seigneurie,
 
« Le beau vaisseau d’ivoire et d’or,
Avec des mâts en palissandre,
Le beau vaisseau d’ivoire et d’or
De monseigneur Hadanic-Vor ? »


II


Hélas ! le soir tombe et mêle sa cendre
Aux brouillards légers qui montent des eaux,
Et les bateliers n’ont rien vu descendre
Sur le chenal bleu bordé de roseaux.


Mais Marivônic espère quand même.
En vain le temps passe, elle attend toujours,
Et, pour faire honneur à celui qu’elle aime
On ne la voit plus qu’en riches atours.

Regardez ! Sa coiffe est toute en batiste.
Ah ! qu’elle est jolie avec son justin
Où de fins galons, couleur d’améthyste,
Courent sur la laine et sur le satin !…

Et l’année ainsi va chassant l’année.
Marivône est vieille et marche à pas lents,
Et rien n’a changé dans sa destinée,
Sinon qu’aujourd’hui ses cheveux sont blancs.



III


 
Et la voilà vieille, vieille,
Au point qu’elle n’a, dit-on,
Sa pareille
Dans aucun bourg du canton.


Ses beaux yeux n’ont plus de flamme ;
Elle tremble au moindre vent ;
Mais son âme
Est aussi jeune qu’avant,

Et sous son hoqueton jaune,
Malgré l’âge et le besoin,
Marivône
Est toujours mise avec soin.

Songez donc, si tout à l’heure
L’impatient jouvenceau
Qu’elle pleure
Débarquait de son vaisseau
 
Et s’en venait d’un air tendre,
Avec deux ménétriers.
Pour lui tendre
L’anneau blanc des mariés !


IV


Or, un jour de printemps que la brise était douce,
Le beau vaisseau parut au détour du chenal,
Le jusant vers la mer l’entraînait sans secousse
Et ses hunes baignaient dans le vent matinal.

Mais à mesure aussi qu’il approchait des berges
On voyait que ses mâts étaient tendus de deuil.
Ses sabords restaient clos et quatre rangs de cierges
Flambaient sur le tillac autour d’un grand cercueil.
 
Et dans ce grand cercueil, large assez pour deux places,
Sur des coussins d’argent, de perle et de velours,
Pâle comme les lys tombés de ses mains lasses,
Le prince Hadanic-Vor reposait pour toujours.

Marivône en silence attendait sur la grève,
Ses yeux gris avivés d’on ne sait quel éclat,
Car elle discernait maintenant qu’aucun rêve
N’a d’accomplissement sinon dans l’Au-Delà.

 
Elle portait toujours son vieux hoqueton jaune
Et, quand le noir vaisseau l’eut prise sur son bord,
À pas menus, les paumes jointes, Marivône
Alla s’agenouiller devant le prince mort.

Elle pria longtemps en fervente chrétienne,
Puis, disposant la couche où dormait son amant,
Elle étendit sa tête au chevet de la sienne,
Fit un signe de croix et mourut doucement.


LE SERMENT D’HOEL IV


À Yves Berthou.


 
Comme je n’ai pu vous celer
Le vieux péché qui me harcèle,
Ô mon âme, vous faites celle
Qui ne veut pas se consoler.
 
Et vous dites : « La bête immonde
Va revenir dans un moment
Et gâtera tout le froment
Que nous gardions pour l’autre monde.


« C’est la bête de saint Stefan,
Moitié lionne et moitié femme,
Et qui gonfle sa croupe infâme
Sous la grâce d’un sein d’enfant.
 
« Effroi des pâles cénobites,
Elle entre en eux ses crocs de fer,
Et les sept flammes de l’enfer
Tremblent au creux de ses orbites. »

Ô mon âme, me direz-vous
Si c’est par dégoût, crainte ou leurre,
Que vous n’osâtes tout à l’heure
Nommer le monstre horrible et doux ?
 
Son nom, ma chère âme, est Luxure.
Vous le connaissez bien pourtant ;
Mais je veux faire sur l’instant
Un grand serment qui vous rassure :
 
Moi, Hoël IV, prince-abbé
D’Eussa, de Sizun, de Molène,
Seigneur du bois et de la plaine,
Official de Pont-Labbé.


Je jure par le saint rosaire
Et, s’il est besoin, par la croix
Du Christ Jésus, en qui je crois
Et qui porta notre misère,

De ne laisser à mon péché
Aucun repos, aucune trêve,
Tant qu’avec la crosse ou le glaive
Je ne l’aie en terre couché.

Et quand la bête sera morte,
Lui rendant affronts pour affronts,
Alors, mon âme, nous pourrons
Clouer sa guenille à ma porte.
 
Et libres de tout souci vain,
Dans le pur enclos de délices,
Avec des mains fraîches et lisses,
Nous peignerons l’Agneau Divin.


NOËL À BORD

(RÉCIT DU CAPITAINE)
À Gustave Larroumel.


Nous avions relâché la veille à Ploumanac’h.
Aucun de nous n’avait consulté l’almanach
Et nous ne savions pas que Noël était proche.
Il ventait doux. Le ciel était comme un jardin,
Tant il y fleurissait d’étoiles, quand soudain
La Jeanne-Estève alla donner contre une roche.
 
Mais, au lieu de s’ouvrir en deux, notre bateau
Demeura là comme pressé dans un étau,
Sans pouvoir avancer ni reculer d’un pouce.

La brume à ce moment couvrit tout. Il semblait
Que nous étions cernés dans une mer de lait,
D’où montait une plainte douce…

Une plainte confuse et vague, un chant lointain
Qui tremblait sur la mer du côté de Plestin,
Comme exhalé de mille bouches clandestines.
Il approchait avec la brume et le jusant,
Si bien qu’on y pouvait distinguer à présent
Des mots bretons, mêlés de syllabes latines.


Pour être franc, je n’étais pas très rassuré :
Le vieil Eno criait déjà Miserere
Et jurait de ne plus s’attarder aux auberges.
Stanis, pauvre innocent, riait d’un rire amer,
Et soudain le brouillard disparut, et la mer
Fut pleine de clartés de cierges.
 
Il en naissait, il en surgissait de partout !
Comme on voit sur les blés les abeilles en août,
Leurs feux pâles dansaient à la pointe des lames.
Ils rayaient l’ombre avec des vols brusques d’oiseaux.
Et, tandis que leurs bonds se croisaient sur les eaux,
On entendait grossir la prière des Âmes.


Car c’étaient des noyés qui s’en venaient ainsi
Vers la ville à qui Dieu dénia sa merci,
Ker-Is, dont bruissaient les cloches sous-marines.
Trente évêques les précédaient en chapes d’or,
Chantant l’Ecce Deus et le Confiteor,
Les mains en croix sur leurs poitrines.
 
Ils passèrent si près du bord qu’en nous penchant
Nous aurions pu saisir chaque mot de leur chant.
Hâves, un cierge au poing, le front dans des cagoules,
Les noyés se serraient derrière eux, en troupeau,
Et les frocs goémoneux qui claquaient sur leur peau
Avaient trempé sept ans dans l’écume des houles.
 
Ils levaient tristement sur nous leurs yeux sans fond,
Leurs yeux troubles, pareils à la neige qui fond,
Et passaient, marmonnant d’étranges litanies.
Ils disaient : « Bienheureux, quand le Sauveur est né,
Ceux à qui, sur le gouffre amer, fut épargné
L’effroi des lentes agonies !

« Voici la radieuse et liliale nuit !
Ô vivants fortunés qu’une étoile conduit,
C’est pour vous que l’on a dressé la sainte table

Et que luit sur l’autel le mystique ostensoir.
Venez, accourez tous par les chemins du soir
Vers le royal Jésus couché dans son étable.

« Il est là. Ses beaux yeux, sous ses cheveux bouclés,
Sont comme des bleuets éclos parmi les blés.
Entre ses frêles bras pourrait tenir le monde.
Ô vivants fortunés qu’une étoile conduit,
Voici la radieuse et liliale nuit,
La nuit en miracles féconde !

« Mais nous qui n’avons plus que nos yeux pour pleurer,
Nous qu’une fois tous les sept ans on voit errer
Sur l’abîme, perdant notre âme goutte à goutte,
Nos prières ne montent pas jusqu’à Jésus,
Et maudits sont les flancs dont nous sommes issus,
Parce qu’aucune main ne nous versa l’absoute… »
 
Ils disaient, et nos cœurs s’emplissaient de remords.
Ah ! la dure leçon que nous donnaient les morts !
C’était l’heure bénie où la terre bretonne,
Riant comme une aïeule à l’Enfant nouveau-né,
N’est que chansons, de Plouézec à Locminé.
Job murmura : « Dieu nous pardonne !


« Dieu nous pardonne ! Un voile était sur notre esprit.
Quand l’univers entier dans l’attente du Christ
Haletait, comme un corps épuisé par les fièvres,
Oh ! l’oubli révoltant ! seuls parmi les humains.
Nous n’avons pas baissé la tête, joint les mains.
Ingrats ! Aucun de nous n’a desserré les lèvres !
 
« Eno, Stanis, et vous, capitaine, jurons
De faire un grand pavois avec nos avirons
Et d’entendre la messe à la prochaine escale.
Nous hisserons l’Enfant Jésus sur le pavois
Et nous ferons le tour de l’église trois fois
Et trois fois le tour de la cale… »

Et brusquement tout disparut. L’aube avait lui.
Le vieil Eno frottait ses yeux et, près de lui,
Mes autres matelots semblaient sortir d’un rêve…
À trois heures de là nous entrions au port.
Le vent est sud-sud-est et je signe au rapport :
Pierre Mainguy, patron du sloop la Jeanne-Estève.


LE CŒUR EN DÉRIVE


À François Gélard.


 
Salaün chantait sous les deux dolents :
— Las de son stérile et morne veuvage,
Mon cœur est parti sur la mer sauvage
Avec les pluviers et les goélands.

« Prends garde ! » disaient les pluviers agiles.
Et les goélands disaient à leur tour :
« Prends garde ! La mer est comme l’amour :
N’y hasarde pas tes ailes fragiles. »



Mais, insoucieux du gouffre béant,
Mon cœur est parti vers l’Île du Rêve.
Des filles rôdaient, pieds nus, sur la grève,
Fanant les prés roux du glauque océan.

La jupe roulée autour de leurs hanches,
L’œil hardi, le pas scandé d’un refrain,
On voyait glisser dans l’herbier marin
L’éclair sinueux de leurs formes blanches.

Et, sous leurs cheveux lissés en bandeau,
Ce pas cadencé des blanches faneuses
Avivait encor leurs chairs lumineuses
Qui transparaissaient dans les flaques d’eau.

Elles étaient trois, diverses par l’âge :
Guyonne au col souple, Hervine aux cils d’or,
Et celle qui semble un lys du Trégor,
Jossé, la plus jeune et la plus volage.


Hervine, Guyonne et Jossé, — mon cœur
Savoura longtemps leur grâce divine :
Guyonne est si svelte et si blonde Hervine !
Mais ce fut le lys qui resta vainqueur.



Ah ! qu’avez-vous fait, troupe puérile,
Du fol oisillon qui venait vers vous ?
Ce cœur ingénu, ce cœur simple et doux.
Qu’allait-il, hélas ! chercher dans votre île ?

Des dragueurs passaient avec leurs chaluts.
J’ai dit aux dragueurs : « Le vent d’hiver gronde.
Que rapportez-vous de la mer profonde ?
— Rien qu’un pauvre cœur qui ne battra plus.
 
« Un pauvre cœur d’homme, un cœur en dérive.
Rencontré là-bas, devers Ouessant :
Les flots avaient l’air de rouler du sang ;
Des filles riaient, pieds nus, sur la rive.

 
« Et ce sang coulait du cœur transpercé
Et, tout en coulant de la plaie ouverte,
Ses rouges lacis traçaient sur l’eau verte
Le nom de la blanche et froide Jossé… »



Dans les landiers gris, le long du rivage,
Salaün chantait sous les cieux dolents :
— Avec les pluviers et les goélands,
Mon cœur est parti sur la mer sauvage…


LES SEPT INNOCENTS DE PLEUMEUR


À Émile Blémont.


Assis au bord de la grand’route,
Les septs innocents de Pleumeur
Ne savent pas qu’on les écoute.
 
Dans leurs prunelles convulsées
Un restant de jour tremble et meurt,
Et l’ombre tisse leurs pensées.


Pieds nus, sans chausses et sans linge,
Les septs innocents de Pleumeur
Causent, en jupes de berlinge.
 
Et le loriot, dans les chênes,
Et l’Océan, dont la rumeur
Gronde autour des îles prochaines,

S’arrêtent pour tâcher d’entendre
Les sept innocents de Pleumeur
Qui causent à voix lente et tendre,

Lente et tendre et confuse ensemble,
Comme au fond du soir endormeur
Les soupirs de l’aulne ou du tremble.
 
Mais ce qu’égrènent dans l’espace
Les sept innocents de Pleumeur
Reste ignoré du vent qui passe.

Et vainement l’homme se penche
La mer étouffe sa clameur.
L’oiseau se tapit sur la branche :


Aucun d’eux n’a compris en somme
Les sept innocents de Pleumeur,
Ni l’oiseau, ni la mer, ni l’homme,

Sauf un obscur et doux rimeur.


  1. Sur un tableau de Lévy-Dhurmer.