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Petrus Borel le lycanthrope/Biographie

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Petrus Borel le lycanthrope : sa vie, ses écrits, sa correspondance, poésies et documents inédits
René Pincebourde (Bibliothèque originale) (p. 6-18).

I

BIOGRAPHIE.


Pétrus Borel d’Hauterive était né à Lyon le 28 juin 1809. Dix-sept ans auparavant, un noble Dauphinois descendait de ses montagnes avec les Boreillane et les Richaud, et venait se joindre, pour résister à l’armée de la République, au général de Précy, gouverneur de Lyon, et à ce comte de Virieu, ex-constituant, qui répétait en manière d’axiome : La meilleure Constitution, c’est l’extermination des patriotes. Cette recrue nouvelle pour l’armée royaliste était le père de notre Pétrus. M. Borel fut de ceux qui résistèrent à Couthon, et à la « sainte colère » de ses paysans de l’Auvergne. Postés sur les hauteurs de Fourvières, les royalistes se croyaient inexpugnables, lorsque brusquement l’armée républicaine enleva la position par une formidable poussée. Le père de Pétrus Borel fut fait prisonnier ; et pendant que Virieu et Précy gagnaient la Suisse, pendant que Barère demandait à la Convention d’effacer ce nom fier de Lyon et de le remplacer par celui de commune affranchie, le prisonnier attendait qu’on dressât pour lui l’échafaud.

Lyon est une étrange ville qui offre encore l’opposition flagrante de la démocratie la plus violente et du cléricalisme le plus enraciné. Fourvières répond par un crucifix au drapeau rouge de la Croix-Rousse. Le club s’élève en face de la chaire ; ici Lyon se prosterne devant ses évêques, là Lyon obéit au geste de ses tribuns. On m’a affirmé même que le jansénisme y comptait encore maints adeptes, et parmi les prêtres eux-mêmes. En 1792, les passions étant plus violentes, les nuances étaient plus tranchées. Pendant que les royalistes combattaient Couthon et Collot d’Herbois, les mathevons eussent volontiers livré leur ville à la Convention. On appelait à Lyon mathevons (je ne sais si le nom se dit encore) ceux qu’à Paris on nommait les jacobins. Ce fut un mathevon, ancien domestique de M. Borel d’Hauterive, qui fit tant et si bien, — ce travail de sauvetage lui prit trois mois, — qu’il délivra le prisonnier. Borel d’Hauterive se réfugia en Suisse, où il rencontra Fauche-Borel, l’agent royaliste, qui était peut-être son parent. La Terreur passée, l’émigré rentra en France. Il vint à Paris.

Il était pauvre, ruiné, il avait une famille nombreuse ; il fallait vivre et faire vivre les enfants et les élever. Adieu le point d’honneur ! Il fit comme tant d’autres, il ouvrit une boutique et servit le passant.

De cette famille Pétrus était un des fils cadets. Il fut mis en pension, peu de temps je crois, et quitta les bancs de l’étude pour entrer chez Garnaud, une célébrité d’alors, qui tenait, rue de l’Abbaye, une école d’architecture. Pétrus avait quinze ans. Cet état d’architecte lui souriait médiocrement.

Il écrivait alors sur son cahier de notes (Voir la préface de Champavert) :

Hier mon père m’a dit : « Tu es grand maintenant, il faut dans ce monde une profession ; viens, je vais foffrir à un maître qui te traitera bien, tu apprendras un métier qui doit te plaire, à toi qui charbonnes les murailles, qui fais si bien les peupliers, les hussards, les perroquets ; tu apprendras un bon état. » Je ne savais pas ce que tout cela voulait dire, je suivis mon père, et il me vendit pour deux ans.

Il ajoute plus tard :

Voilà donc ce que c’est qu’un état, un maître, un apprenti. Je ne sais si je comprends bien, mais je suis triste et je pense à la vie ; elle me semble bien courte ! Sur cette terre de passage, alors pourquoi tant de soucis, tant de travaux pénibles, à quoi bon ? Se caser !… Que faut-il donc à l’homme pour faire sa vie ? Une peau d’ours et quelques substances !

Et encore :

Si j’ai rêvé une existence, ce n’est pas celle là, ô mon père ! Si j’ai rêvé une existence, c’est chamelier au désert, c’est muletier andaloux, c’est Otahitien !

Pétrus avait déjà rêvé mieux que cela. Il voulait être poëte, poëte ! Anch’ io son pittore ! Il avait griffonné déjà sur des bouts de papier des verselets que tout naturellement il trouvait superbes. Les mieux aimés ce sont les premiers-nés.

Un soir on le vit rentrer tout fier de lui-même à la maison paternelle. Il rayonnait, il avait un sourire important, comme un homme qui sait tout ce qu’il vaut. De crainte qu’on ne l’interrogeât pas, il conta bien vite que certains couplets contre je ne sais quelles lois de Villèle couraient les rues (tout au plus couraient-ils l’atelier de Garnaud), et que ces couplets étaient de lui. Il les récita. M. Borel d’Hauterive, le frère de Pétrus, se souvient encore de cette soirée[1]. Voici les vers, composés sur un air de cantique. Il n’y avait pas de quoi pousser aux armes les populations, et Tyrtée en son temps dut faire mieux que cela.

Grand ami de la science,
Pour instruire les humains.
De frères ignorantins
Il inonde notre France.
Bénissons à jamais
De Villèle en ses bienfaits.

Non, l’influence secrète n’avait pas dicté la chanson, Mais on était en 1824 ; Pétrus avait quinze ans ! On cria au prodige, et la famille sans doute demanda plus d’une fois au dessert tous les couplets du poëme.

Il a sauvé la France
Du péril le plus grand,
Et par son trois-pour-cent
Il répand l’abondance…

Au sortir de l’atelier de Garnaud, Pétrus Borel entra chez un autre architecte, Bourlat, ce qui a fait dire à quelques biographes que l’auteur des Rhapsodies avait été maçon. Point du tout. Et pourtant, Pétrus aurait tenu la truelle et gâché le plâtre que je ne m’en étonnerais pas ! Il était singulièrement ardent, indomptable, prêt à tout. Que n’aurait-il pas fait ! Il y avait alors au boulevard du Temple un Cirque célèbre, le fameux Cirque où les légendaires Franconi offraient aux Parisiens le spectacle d’un tigre qui valsait et dansait la gigue. Ce Cirque fut détruit par un incendie. On le remplaça par une façon de vaste théâtre où l’on joua de tout un peu : des vaudevilles et des pantomimes, des féeries, et mieux que cela, des drames militaires. L’Ancien Cirque. Vous souvenez-vous de ce nom magique pour les babys affamés de bataille et de poudre ? Vous rappelez-vous Murat, Masséna, Augereau, Pichegru, Bonaparte calme sur son cheval peu fougueux ? Eh bien ! ce Cirque, où l’on devait voir se succéder plus de combats qu’il n’en est d’inscrits sur l’Arc-de-Triomphe de l’Étoile, ce Cirque fameux, temple de la féerie, aujourd’hui souvenir et poussière, ce fut Pétrus Borel qui en donna les plans, ce fut lui qui en surveilla la construction. Lui non plus ne connaissait pas d’obstacles, ce poète qui osait ainsi bâtir un repaire aux fusillades et aux calembours !

Il souffrait d’ailleurs, il souffrait beaucoup d’être obligé de construire des maisons aux lignes droites et froides, et il avait en particulier une aversion profonde pour l’architecture utilitaire. Et l’architecture antique ! Il la détestait. Parlez-lui du gothique au moins, des sombres nefs, des sculptures macabres, des goules et des guivres, et de tout l’attirail farouche du passé ! Mais il fallait vivre. Aussi bien, en 1829, il s’établit architecte, il entreprit des constructions pour son compte. Mais décidément l’architecture ne voulait pas de lui. Son style parut un peu trop fantaisiste ; les propriétaires, amis des constructions classiques, se plaignirent. Pétrus plaida. À la fin, les juges, les procès, les condamnations le fatiguèrent. Un jour, c’était je crois la quatrième maison qu’il bâtissait, on blâmait son exécution. La maison était presque achevée. Pétrus ne répliqua rien, mais il donna l’ordre de tout démolir. Comment conserver une clientèle avec ce caractère intraitable ? Pétrus était pauvre ; n’importe, il renonça à ce dur métier et jeta les épures, l’encre de Chine, la règle et le compas aux orties, et il se fit littérateur pour tout de bon, littérateur et un peu peintre aussi, car il étudia dans l’atelier d’Eugène Devéria, ce Devéria qu’on appela un moment le Paul Véronèse de la France, comme on nomma Pétrus Borel le réformateur de la langue.

Je ne voudrais pas m’engager à croire sur parole toutes les autobiographies, et pleurer sur toutes les pièces de vers des poètes élégiaques serait risquer un peu d’être dupé. Il ne faut cependant pas être trop sceptique en matière de larmes. Les vers de Pétrus Borel sont souvent personnels. Il souffre, il se plaint ; je veux bien croire qu’il y a dans sa douleur quelques exagérations ; cette fois, le désespéré se regarde un peu trop dans la glace ; — pourtant, comment ne pas se sentir ému par ce cri, par ce sombre aveu qui éclaire tristement l’époque de ses débuts :

Que de fois, sur le roc qui borde cette vie,
Ai-je frappé du pied, heurté du front d’envie.
Criant contre le Ciel mes longs tourments soufferts :
Je sentais ma puissance et je sentais des fers !
Puissance…, fers…, quoi donc ? — Rien ! Encore un
Qui ferait du divin ; mais sa muse est muette, poëte
Sa puissance est aux fers. — Allons ! on ne croit plus,
En ce siècle voyant, qu’aux talents révolus.
Travaille, on ne croit plus aux futures merveilles.
Travaille !… Et le besoin qui me hurle aux oreilles.
Étouffant tout penser qui se dresse en mon sein
Aux accords de mon luth que répondre ?… J’ai faim

J’ai faim ! C’est le dernier mot du livre les Rhapsodies. Il revient plusieurs fois sous la plume de Borel. Le poëte met souvent en tête de ses vers des épigraphes qui sentent la misère ; il cite, en parlant d’un de ses frères, Bénoni Borel, mort tout jeune, une ligne de Condorcet : « Sa jeunesse ne fut pas toujours à l’abri du besoin. » La remarque pouvait s’appliquer à lui-même. Mais il portait sa misère comme le jeune Spartiate portait le renard qui lui rongeait la poitrine. Sa belle tête souriait.

À mon air enjoué, mon rire sur la lèvre,
Vous me croyez heureux, doux, azyme et sans fièvre…

Il passait, vêtu de son costume de bousingo : le gilet à la Robespierre, sur la tête le chapeau pointu et à large boucle des conventionnels, les cheveux ras à la Titus, la barbe entière et longue au moment où personne encore ne la portait ainsi, l’œil superbe, les dents magnifiques, éblouissantes, un peu écartées, beau comme Alphonse Rabbe, cet autre révolté qu’on appelait L’Antinoüs d’Aix[2]. À le voir ainsi, insolemment beau, triomphant, on n’eût pas deviné ce qu’il souffrait. Ce même homme pourtant, l’effarement des bourgeois, l’envie des jeunes gens, la curiosité des femmes, dissimulait une douleur profonde — et pis que des mélancolies — des tiraillements d’estomac.

Au temps où il était encore architecte, il logeait dans les caves des maisons qu’il construisait, rue Fontaine-au-Roi, dans un quartier de Paris alors terriblement désert. Il vivait là, il y dormait, il y mangeait. Ses repas se composaient littéralement de pommes de terres cuites sous la cendre et arrosées d’eau. Le dimanche seulement, comme extra, comme dessert, comme sacrifice au luxe, on les assaisonnait de sel. D’ailleurs point de fausse honte. Il invitait ses amis à le venir visiter dans ses huttes. Il ne doutait de rien, « Venez dîner, » leur disait-il. Au fond, son cœur s’ulcérait. Le premier germe de cette misanthropie farouche qu’il allait, moins par mode que par nature, pousser jusqu’à la lycanthropie, date assurément de ces heures-là. Pétrus était ambitieux. Point d’envie, nulle passion basse, mais le désir immense de prendre sa place et de la conquérir, une place assez large pour sa nature superbe. Pour cela il faut du temps. Attendre ! Mais c’est le supplice pour les impatients et les audacieux. Les fauves sont nés fauves et les castors castors.

Pétrus les voyait donc passer les heures longues et lourdes. Il se rongeait les poings et désespérait. Pourtant il avait son clan, ses amis, ses Séides ai-je dit. Mais la misère !… Plus tard, en des jours de gêne plus atroces, — jugez de sa douleur, de son amertume, de sa colère, — il devait enterrer son chien, son beau chien qu’il adorait, et tasser la terre avec ses pieds, et rester là, immobile, sur la tombe de l’animal qu’il ne pouvait plus nourrir et qu’il ne voulait pas abandonner ou céder à un autre. Oui, le lycanthrope souffrait autrement qu’en vers.

  1. Je n’aurais pu connaître certains détails de la vie de Pétrus Borel et donner à cette monographie un caractère de parfaite exactitude sans la bienveillance de M. Borel d’Hauterive, qui a consenti à mettre à ma disposition et ses souvenirs, et tous les papiers qui lui restaient de son frère. — Je n’ai eu qu’une démarche à faire auprès de M. Théophile Gautier pour qu’il voulût bien, avec sa bienveillance habituelle, évoquer tous ces pauvres spectres du Château du Souvenir. Je l’en remercie ici profondément.
  2. Voyez sur Rabbe mon petit volume intitulé Elisa Mercœur, H. de la Marvonnais, George Farcy, Ch. Dovalle, Alphonse Rabbe (Paris, Bachelin. Deflorenne. In-18, 1864). — C’est le point de départ de ces études sur les Contemporains oubliés.