Petrus Borel le lycanthrope/Madame Putiphar

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Petrus Borel le lycanthrope : sa vie, ses écrits, sa correspondance, poésies et documents inédits
René Pincebourde (Bibliothèque originale) (p. 84-105).


V

MADAME PUTIPHAR[1].


Singulière fortune des livres ! C’est à la Bibliothèque, où ils étaient depuis vingt-cinq ans, que j’ai trouvé les deux volumes de Madame Putiphar. Depuis vingt-cinq ans ils dormaient là, et nul ne les avait lus, et personne ne les avait coupés. Le premier j’ai mis le couteau d’ivoire entre ces feuillets que personne n’avait touchés ! Et pourtant, il valait d’être étudié, ce volume, ne fût-ce que pour le prologue en vers qui précède le roman, — superbe portique d’une œuvre défectueuse. Cette introduction est assurément ce qui est sorti de plus remarquable de la plume de Borel.

Une douleur renaît pour une évanouie ;
Quand un chagrin s’éteint, c’est qu’un autre est éclos ;
La vie est une ronce aux pleurs épanouie.

Le ton navré est cette fois touchant, et pour une heure les grincements de dents ont cessé. Hésitant et non plus irrité, inquiet, troublé, le poëte s’interroge, résiste tour à tour et s’abandonne au doute, à ses instincts divers, à cette triple nature qui compose son idiosyncrasie.

Dans ma poitrine sombre, ainsi qu’en un champ clos,
Trois braves cavaliers se heurtent sans relâche.

Nous avons tous au fond du cœur deux ou trois de ces cavaliers fantastiques dont parle Borel, et que nous entrevoyons, dans les heures troublées, comme des visions apocalyptiques.

Le premier cavalier est jeune, frais, alerte ;
Il porte élégamment un corselet d’acier,
Scintillant à travers une résille verte
Comme à travers les pins les crystaux d’un glacier.
Son œil est amoureux ; sa belle tête blonde
A pour coiffure un casque orné de lambrequins
Dont le cimier touffu l’enveloppe et l’inonde
Comme fait le lampas autour des palanquins.
Son cheval andaloux agite un long panache
Et va caracolant sur ses étriers d’or,
Quand il fait rayonner sa dague et sa rondache
Avec l’agilité d’un vain torréador.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le second cavalier, ainsi qu’un reliquaire,
Est juché gravement sur le dos d’un mulet,
Qui ferait le bonheur d’un gothique antiquaire ;
Car sur son râble osseux, anguleux chapelet.
Avec soin est jetée une housse fanée ;
Housse ayant affublé quelque vieil escabeau,
Ou caparaçonné la blanche haquenée
Sur laquelle arriva de Bavière Isabeau.
Il est gros, gras, poussif ; son aride monture
Sous lui semble craquer et pencher en aval :
Une vraie antithèse, — une caricature
De carême-prenant promenant carnaval !
Or, c’est un pénitent, un moine…
…Béat sur la vertu très à califourchon…

Il est taché de sang et baise un crucifix.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour le tiers cavalier, c’est un homme de pierre
Semblant le Commandeur, horrible et ténébreux ;
Un hyperboréen ; un gnome sans paupière,
Sans prunelle et sans front, qui résonne le creux
Comme un tombeau vidé lorsqu’une arme le frappe.
Il porte à sa main gauche une faulx dont l’acier
Pleure à grands flots le sang, puis une chausse-trappe
En croupe, où se faisande un pendu grimacier.
Laid gibier de gibet ! Enfin pour cimeterre
Se balance à son flanc un énorme hameçon
Embrochant des filets pleins de larves de terre
Et de vers de charogne à piper le poisson.

Le premier combattant, le plus beau, — c’est le Monde
Qui pour m’attraire à lui me couronne de fleurs,
Et sous mes pas douteux, quand la route est immonde,
Etale son manteau, puis étanche mes pleurs…

Le second combattant, celui dont l’attitude
Est grave et l’air bénin, dont la componction
À rembruni la face, or cest la Solitude,
Le désert…

… Le dernier combattant, le cavalier sonore,
Le spectre froid, le gnome aux filets de pêcheur,
Celui que je caresse et qu’en secret j’honore,
Niveleur éternel, implacable faucheur.
C’est la Mort !…

… Il n’est de bonheur vrai, de repos qu’en la fosse :

Sur la terre on est mal, sous la terre on est bien ;
Là, nul plaisir rongeur ; là, nulle amitié fausse…

… Ainsi, depuis longtemps, s’entrechoque et se taille
Cet infernal trio, — ces trois fiers spadassins :
lis ont pris, — les méchants, — pour leur champ de bataille

Mon pauvre cœur, meurtri sous leurs coups assassins,
Mon pauvre cœur navré, qui s’affaisse et se broie,
Douteur, religieux, fou, mondain, mécréant !
Quand finira la lutte, — et qui m’aura pour proie,
— Dieu le sait ! — du Désert, du Monde, ou du Néant ?

J’analyserai un peu longuement ce singulier roman de Madame Putiphar, précédé par une si éloquente préface.

Au début du livre, milord et milady Cockermouth sont accoudés à leur balcon, regardant le soleil couchant. Milady sème mal à propos son bel esprit, comme le lui reproche son mari ; elle compare les trois longues nuées éclatantes aux trois fasces d’or horizontales des Cockermouth, et le soleil au milieu du ciel bleu au besant d’or parmi le champ d’azur de l’eau. Milord laisse là cette conversation sentimentale. Il revient des Indes et demande sévèrement à sa femme pourquoi certain fils de fermier, Patrick Fitz-Whyte, « étudie les arts d’agrément avec Déborah, l’héritière des Cockermouth. » Non-seulement ce Patrick est un petit paysan, mais il est catholique, et lord Cockermouth a pour juron favori : « Ventre de papiste ! » Il ne badine pas avec ses convictions. La mère défend sa fille de son mieux, mais elle n’est pas bien persuadée non plus de l’innocence de Déborah. Que faire ? Elle interroge la jeune fille. « Déborah, mon enfant, êtes-vous une fille à commerce nocturne ? » Déborah rougit, se jette à genoux et demande grâce. Elle aime M. Patrick Fitz-Whyte (elle l’appelle monsieur) ; chaque nuit, elle sort par la poterne de la Tour de l’Est, elle va causer avec lui près du saule creux, mais causer, rien de plus. « Nos entretiens, dit-elle. n’ont jamais été qu’édifiants ! » D’ailleurs, elle promet de cesser toute relation avec ce Patrick et d’épouser l’homme que son père lui présentera.

Mais miss Déborah est de la religion d’Agnès. Le soir même, elle sort par la poterne de la Tour, elle va jusqu’au saule creux et crie le mot de ralliement habituel :

« To be !

Or not to be ! » répond Patrick, qui connaît Shakspeare.

Les deux amoureux se font rapidement leurs confidences. Patrick a le visage balafré, Déborah a l’épaule démise. Lord Cockermouth a brisé sa cravache sur le front du jeune homme en le saluant d’un seul mot : « Porc ! » et au déjeuner il a lancé un pot d’étain à sa fille. Non, tout cela ne peut durer. Aussi bien les amants conviennent qu’ils partiront, qu’ils iront en France pour y vivre heureux et libres. Leur fuite aura lieu « le 15 du courant », le jour même de la fête de lord Cockermouth.

Mais on ne s’enfuit pas ainsi du manoir paternel. Ils sont surveillés, nos tourtereaux. Un certain Chris, qui en veut beaucoup à Patrick parce que celui-ci a refusé de trinquer avec lui, les espionne et les dénonce à lord Cockermouth. Le jour de la fuite venu, et pendant que les hôtes du lord en sont au dessert, Cockermouth et son complice, armés jusqu’aux dents, s’en vont vers le saule creux, se jettent sur une ombre qu’ils aperçoivent, — et qui doit être Patrick, — et l’égorgent.

« Ah ! monsieur Pat, dit l’honnête Chris, vous ne voulez pas boire avec les Anglais… Tiens entends-tu c’est Chris qui t’éventre ! »

Quant à Cockermouth, il essuie son épée et rentre dans la salle du banquet. Il cherche alors Déborah des yeux, ne l’aperçoit pas, s’inquiète. On court aux appartements. — « Mon Commodore, dit Chris, je ne trouve pas Mademoiselle ! »

Vous devinez que ce n’est point Patrick, mais Déborah qu’ils ont assassinée. Patrick la voit ainsi baignée dans son sang, la remet sur pieds, et la reconduit jusqu’au château. Ils conviennent qu’il s’enfuira et qu’elle le suivra dès que ses blessures seront guéries. « Mais, dit-elle, comment te retrouverai-je à Paris ? » — Ce Patrick est rusé ! — « Il faut avoir recours à un expédient, mais lequel ? (C’est lui qui parle.) Sur la façade du Louvre qui regarde la Seine, vers le sixième pilastre, j’écrirai sur une des pierres du mur mon nom et ma demeure. »

Après une telle trouvaille, il est bien permis de s’embrasser, — ce qu’ils n’ont garde d’oublier. Puis on se sépare.

— Pauvre ami ! dit Déborah, à vingt ans, t’enfuir seul de ta patrie, trempé de pleurs et teint du sang de ton amante !

Ceci dit, elle se présente aux invités de son père, pâle, sanglante comme une autre Inès de las Sierras. Les invités se lèvent et se retirent. Lord Cockermouth essaye de les retenir, puis les menace de son épée, — que dis-je ! — de sa flamberge, et la brandit sur ses convives. Mais un vieillard, marchant vers lui, « d’un faux air mystérieux lui dit : « Milord, vous avez du sang à votre épée ! »

Le livre premier s’arrête sur ce coup de théâtre. Il contient, — outre certaines particularités de style, comme cette singulière expression pour dire que Déborah but un verre d’eau : « elle jeta un peu d’eau sur le feu de sa poitrine, » — un passage à noter, le portrait de lord Cockermouth, évidemment fait d’après une épreuve de sir John Falstaff.

« Lord Cockermouth avait tous les dehors d’un pourceau d’Épicure. Quoique grand, il était d’une circonférence inconnue sur le continent : deux hommes n’auraient pu l’entourer de leurs bras. Sa panse retombait comme une outre énorme et lui battait les jambes : il y avait bien quinze ans qu’il ne s’était vu les genoux. Sa tête tout à fait dans le style anglais, semblait une caboche de poupard monstrueux. La distance de sa lèvre supérieure à son nez, court et retroussé, était hideusement démesurée, et son menton informe se noyait dans une collerette de graisse. Il avait le visage violet, la peau aduste et rissolée, les yeux petits et entre-bâillés, et suait le roast beef, le vin et l’ale par tous les pores. En un mot, cette lourde bulbe humaine, se mouvant encore avec assez d’aisance et d’énergie, était un de ces polypes charnus, un de ces gigantesques zoophites fongueux et spongieux, indigènes de la Grande-Bretagne. »

Voilà certes une excellente caricature, et Daumier ne l’eût pas mieux crayonnée. Ce livre de Madame Putiphar abonde en rencontres semblables. Je n’analyserai pas la suite de l’ouvrage aussi scrupuleusement que le début. Mais le peu que j’en ai dit doit déjà le faire connaître. J’ai respecté dans cet extrait l’orthographe fantaisiste de Pétrus Borel, qui tenait à ses systèmes comme cet autre original, Rétif de la Bretonne. C’est ainsi qu’il écrit abyme, gryllon, pharamineux, etc. « Je ne peux me figurer, sans une sympathique douleur, dit M. Charles Baudelaire[2], toutes les fatigantes batailles que, pour réaliser son rêve typographique, l’auteur a dû livrer aux compositeurs chargés d’imprimer son manuscrit. »

Revenons à Madame Putiphar. Patrick donc a quitté l’Irlande, ainsi qu’il a été convenu. Il arrive en France et entre d’emblée dans le régiment des mousquetaires du roi. Il n’a garde d’oublier le sixième pilier du Louvre, et il y écrit son adresse. Précaution excellente, puisque Déborah le cherche déjà. Elle le rejoint. Leur folle joie remplit une quinzaine de pages. Pétrus Borel n’a pas trouvé de meilleur mode pour exprimer leur ivresse que de les faire agenouiller dans toutes les églises de Paris. Mais voyez la fatalité ! Patrick a été jugé en Irlande comme assassin contumax de miss Déborah ; jugé, autant dire condamné, — et mieux que cela, puisqu’il a été pendu en effigie, ce dont il se moque au surplus profondément.

Ah ! que vous avez tort d’être dédaigneux, ami Patrick ! Justement, un mousquetaire de son régiment. Irlandais comme lui, Fitz-Harris, apprend la nouvelle de cette pendaison et la confie aussitôt à tous ses camarades. Patrick se défend comme il peut, proteste de son innocence, et pour prouver qu’il n’a pas tué miss Cockermouth, il présente à ses compagnons Déborah, Déborah vivante et devenue sa femme. On s’incline profondément, et tout serait pour le mieux si le régiment des mousquetaires n’avait pas de colonel. Il en a un, vertubleu ! et habillé de vert naissant, têtebleu, et qui se nomme le marquis de Gave de Villepastour, mille cornettes ! Or, ce colonel est amoureux de la femme de Patrick. Il veut la séduire, elle ne l’écoute pas ; l’enlever, elle le repousse. Il a beau mettre Patrick aux arrêts pour causer plus librement avec Déborah, Déborah résiste. Il a des menaces, soit ! Elle a des pistolets.

Sur ces entrefaites, Fitz-Harris, l’Irlandais de tout à l’heure, qui est poëte par échappées, est convaincu d’avoir publié un libelle contre Madame Putiphar, lisez Madame de Pompadour. Pétrus Borel appelle aussi Louis XV Pharaon. Mon Fitz-Harris est mis à la Bastille, et Patrick, toujours généreux, va demander sa grâce à la marquise.

Ici, j’aurais grande envie de reprocher à Pétrus Borel sa sévérité excessive pour cette reine de la main gauche qui profita de sa demi-royauté pour faire un peu de bien, quand les autres, par habitude et par tempérament, font beaucoup de mal. Dieu me garde de me laisser entraîner par ce courant de réhabilitations érotiques qui, parti d’Agnès Sorel, ne s’est pas arrêté à la Dubarry. Mais enfin, lorsque je songe à Madame de Pompadour, c’est à son petit lever que je la revois, souriante, entourée d’artistes ses amis, tenant le burin et demandant à Boucher un avis sur la gravure qu’elle vient d’achever. Muse du rococo, elle ne se contenta pas de publier des estampes ou de peindre des nymphes aux seins rosés, elle protégea les encyclopédistes, — et cette petite main si forte pouvait seule peut-être arrêter la persécution ; — elle philosopha, elle fit un peu expulser les Jésuites. Bref il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’elle a légèrement aimé la liberté de l’art et de la pensée.

Mais Pétrus Borel ne nous la présente pas ainsi. C’est une louve affamée, une Cléopâtre sur le déclin. Et quand Mme  du Hausset introduit Patrick dans le boudoir de Choisy-le-Roi, ohimé ! la Putiphar saisit à deux mains, — et quelles mains ! — le manteau de ce Joseph irlandais. Et ce diable de Patrick résiste éperdument. Elle parle amour, séduction, ivresse ; il répond langue irlandaise, Dryden, minstrel, légendes de son pays. À cette femme éperdue et enivrée il réplique par un cours de grammaire comparée, et quand elle lui déclare en face son amour, il va froidement dans la bibliothèque prendre un livre du citoyen de Genève et met sous les yeux de la Pompadour cette pensée de la Nouvelle Héloïse :

La femme d’un charbonnier est plus estimable que la maîtresse d’un roi.

La Pompadour ne répond rien, mais elle fait mettre mon Patrick à la Bastille, pendant que le colonel marquis de la Villepastour fait transporter Déborah au Parc-aux-Cerfs. Mais si Patrick est un loup, Déborah est une lionne. Pharaon a beau prier, supplier, se traîner à ses genoux, elle résiste, elle est superbe. — Vous finiriez, dit le roi, par me rendre brutal ! Le tome Ier de Madame Putiphar se termine par la lutte et la résistance dernière de Déborah :

« Majesté ! ah ! c’est mal de frapper et de tordre ainsi une veuve débile, une mère souffrante ! — Grâce ! grâce ! à deux genoux, mon roi ! — Grâce ! grâce ! Oh ! vous n’êtes pas chevalier !… Voilà donc ce que c’est qu’un représentant de Dieu sur la terre ? Mon âme se révolte et ma raison s’intervertit. — Roi, vous êtes infâme ! malheur sur vous et sur votre race ! abomination !

— Ah ! vous faites la Romaine, je me vengerai de vous, Lucrèce !

— Tarquin ! quelqu’un me vengera ?

— Qui ?

— Dieu et le peuple. »

Dans le tome II de son ouvrage, Pétrus Borel sème avec prodigalité les cachots ténébreux, les escaliers humides, les geôliers farouches, les souterrains sanglants et les oubliettes, toutes les fantasmagories des mélodrames. — Déborah est enfermée au fort Sainte-Marguerite, et parvient à s’en échapper. Patrick et Fitz-Harris, réunis par le hasard, croupissent dans des culs-de-basses-fosses, à la Bastille ou à Vincennes. Au surplus, il y a vraiment là des pages saisissantes, effroyables. Les longues heures des deux martyrs sont comptées avec une cruauté sombre qui commence par faire sourire et qui finit par terrifier. Telle scène où Fitz-Harris meurt en maudissant ses bourreaux, où le délire le gagne, où il revoit, moribond en extase, son comté de Kerry, Killarney la hautaine, le soleil, les arbres, les oiseaux ; où Patrick demeure bientôt seul dans l’ombre, avec le cadavre de son ami, cette scène vous étreint à la gorge comme une poire d’angoisse. Pétrus prend plaisir à vous inquiéter, à vous torturer.

— Ah ! dit-il, la vérité n’est pas toujours en satin blanc comme une fille à la noce ; et, sur Dieu et l’honneur ! je n’ai dit que la vérité, que je dois. Quand la vérité est de boue et de sang, quand elle offense l’odorat, je la dis de boue et de sang, je la laisse puer : tant pis ! Ce n’est pas moi qui l’arroserai d’eau de Cologne. Je ne suis pas ici, d’ailleurs, pour conter des sornettes au jasmin et au serpolet.

Je le crois pardieu bien ! Écoutez la fin de l’histoire. Déborah a eu un fils, le fils de Patrick. Elle l’a appelé Vengeance. C’est une façon de désespéré taillé sur le patron d’Antony, ou de Didier, un des mille surmoulages pris sur les statues des bâtards romantiques.

C’est ce Vengeance qui parle ainsi :

Je sais peu de choses ; j’ai lu peu de livres, mais j’ai remarqué davantage, mais j’ai pensé beaucoup. J’ai porté mes regards partout dans la nature. Je suis remonté à la source, à l’origine des êtres et des choses. Je me suis penché sur chaque nid. Je suis entré dans l’étable et dans la bergerie. Je me suis introduit dans les familles ; j’ai écouté ; et j’ai vu que tout le monde avait un père, excepté moi ! Cette injustice m’a navré. J’ai cherché à en pénétrer le mystère. Je me suis creusé l’esprit ; j’ai souffert, je souffre… »

Déborah, lasse enfin des plaintes de son fils, lui confie le secret de sa naissance, lui montre son père emprisonné, torturé, maudit, et lui met une épée à la main en lui disant : « Va le venger ! » Vengeance descend à l’hôtel du marquis de la Villepastour et l’insulte, le frappe au visage, le contraint à se battre. Le marquis prend son épée, tue d’un coup droit ce jeune imprudent, fait attacher le cadavre sur le cheval qui a amené Vengeance vivant, et lâche le nouveau Mazeppa à travers champs. La course nocturne du cheval de Vengeance vers le château où attend Déborah est un des bons morceaux du livre. C’est une façon de ballade où, comme un refrain, passe le cri de l’auteur au coursier : « Va vite, mon cheval, va vite ! »

Lorsque Déborah voit son fils mort, elle sent soudain son cœur se fendre, la vie lui échapper, le doute l’envahir. Elle désespère de Dieu après avoir désespéré des hommes.

Ici, la plume semble tomber brusquement des mains de Borel. Un accent de sincérité poignante traverse son livre et il s’écrie :

Quand je pris la plume pour écrire ce livre, j’avois l’esprit plein de doutes, plein de négations, plein d’erreurs ; — je voulois asseoir sur le trône un mensonge, — un faux roi ! Comme le peuple, sujet à la démence, pose quelquefois le diadème impérial sur un front dérisoire et que devroit plutôt fleurdeliser le fer rouge du bourreau, je voulois ceindre du bandeau sacré une idée coupable, lui mettre une robe de pourpre, lui verser sur le chef les saintes huiles, — l’élever sur le pavois ou sur l’autel, — la proclamer Cæsar ou Jupiter, et la présenter à l’adoration de la foule, qui a moins besoin de pain que de faux dieux, que de faux rois, que de fausses idées, que de phantômes ! — Mais je ne sais par quelle mystérieuse opération, chemin faisant, la lumière s’est faite pour moi. — Le givre qui couvroit ma vitre et la rendoit opaque comme une gaze épaisse, s’est fondu sous des rayons venus d’en haut, et a laissé un plus beau jour arriver jusques à moi. — Où l’eau était bourbeuse, j’ai trouvé un courant limpide. — À travers les roseaux j’ai plongé jusque sur un lit du gravier le plus pur, sillonné par l’ombre fugitive des poissons argentés qui passent entre deux ondes comme un trait, — comme une barque qui a mis toutes voiles dehors, — comme une navette qui courroit sans repos de la main droite à la main gauche, de la main gauche à la main droite de Neptune. — Le brouillard s’est déchiré, et la cime des monts, pareille à une armure gigantesque dorée par les flammes du soleil, au fond de la gerçure ouverte dans la brume, s’est offerte à mes yeux. — Au travers de cette vapeur d’eau bouillante, mon regard a philtré, et la ville assise sur la colline et la forêt étalée dans la plaine, qu’elle céloit, m’ont enfin apparu dans toute leur beauté.

J’aime cette franchise et ce cri. — Je les crois, je les sens sincères.

Oui ! continue Borel, il y a un destin ! Oui, il y a une Providence pour l’Humanité et pour l’homme ! Non ! les méchants ne triomphent pas sur la terre ! Non, sur la terre chacun reçoit le salaire de ses œuvres. Non, il n’y a pas besoin d’une seconde vie pour redresser les torts de la première, — pour faire la part du juste, et refaire la part du méchant. — Rien ici bas ne demeure impuni !

Puis, après Diderot, il ajoute :

Les bons qui souffrent ne sont des bons qu’en apparence, ou si ce sont des bons réels, — comme le fils du mauvais peut être juste, — c’est qu’ils expient les torts de leur race.

Nous qui ne sommes que d’un jour, si la vengeance n’est pas au bout de notre courte et fragile épée, elle nous échappe ! — Mais rien n’échappe à l’épée éternelle de Dieu ! Que cette opinion aille trouver le crime heureux dans le bain de ses prétendus délices ; qu’elle lui troue la poitrine avec sa vrille de fer, qu’elle s’y insinue et lui fasse égoutter le cœur !

Je me suis efforcé tout le long de ce livre à faire fleurir le vice, à faire prévaloir la dissolution sur la vertu ; j’ai couronné de roses la pourriture ; j’ai parfumé de nard la lâcheté ; j’ai versé le bonheur à plein bord dans le giron de l’infamie ; j’ai mis la boue dans le ciel ; pas un de mes braves héros qui ne soit une victime ; partout j’ai montré le mal oppresseur et le bien opprimé… Et tout cela, toutes ces destinées cruelles accumulées, n’ont abouti après tant de peines qu’à me donner un démenti !

Le démenti donné à son livre, la justice envahissant ce foyer d’horreurs, la revanche des bons sur les méchants, c’est la prise de la Bastille par le peuple, le renversement du trône par les faubourgs, le meurtre du passé par la liberté. Il a réussi, ce Pétrus Borel, à peindre en couleurs fortes, et sous un aspect nouveau, les triomphants épisodes du 14 juillet. Sa plume s’anime, court, étincelle, maudit, acclame, renverse ; son style sent la poudre. Il y a là quelques pages vraiment belles, dignes des écrivains embrasés qui vivaient dans la fournaise même, de Loustalot ou de Camille Desmoulins.

Au fond d’un puits, dans la boue, dans la nuit, le peuple retrouve enfin un vieillard balbutiant des paroles d’une langue inconnue. C’est Patrick, Patrick hâve, décharné, lugubre. Déborah le reconnaît, elle se jette à son cou, elle lui parle, elle l’appelle par son nom. Il n’entend pas, — Fou ! dit-elle. Il est fou !… Elle se recule effrayée, tombe de toute sa hauteur et meurt.

Le livre s’arrête. Un meurtre de plus était impossible.

  1. Madame Putiphar, par Pétrus Borel (le lycanthrope). 2 vol. in-8o  couverture bleue. Paris, Ollivier, éditeur, 1839. 2 gravures sur bois, la première, celle du tome I, représentant Patrick le volume de Rousseau à la main, et tenant tête à Mme de Pompadour ; la seconde (tome II), signée L. B. (Louis Boulanger), Déborah à genoux, les cheveux en désordre, devant Patrick décharné, à demi nu, un crucifix sur la poitrine. Sur la couverture du livre, un cadran d’horloge, sans aiguilles, avec deux os de mort croisés et une larme. Voir plus loin l’explication de cette vignette.
  2. Revue fantaisiste, 15 juillet 1861. Article sur Pétrus Borel.