Peveril du Pic/Chapitre 01

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 23-36).

PEVERIL DU PIC



CHAPITRE PREMIER.

LE CAVALIER ET LA TÊTE-RONDE.


Quand pour la première fois le poignard de la guerre civile fui tiré, et que les hommes se divisèrent, quand les paroles menaçantes, les jalousies et les craintes, saisirent les mortels par les oreilles, ils ne surent d’abord pourquoi.
Butler.


Guillaume-le-Conquérant, vainqueur de l’Angleterre, fut ou du moins se croyait le père d’un certain William Peveril, qui le suivit à la bataille d’Hastings, et s’y distingua. Il n’était pas vraisemblable que ce monarque, d’un esprit indépendant et dégagé de tout préjugé, qui prenait dans ses chartes le titre de Gulielmus Bastardus, souffrît que l’illégitimité de son fils fût un obstacle à sa faveur royale, surtout quand les lois de l’Angleterre avaient été dictées par la bouche d’un vainqueur normand qui pouvait disposer d’une manière illimitée des terres et des biens des Saxons. William Peveril obtint donc la concession de riches propriétés et de seigneuries dans le Derbyshire[1] : ce fut lui qui éleva cette forteresse gothique qui, suspendue au-dessus de l’entrée de la Caverne du Diable, si bien connue de tous les voyageurs, donne le nom de Castletown[2] au village voisin.

Ce baron féodal, se conformant aux principes d’après lesquels l’aigle choisit son aire, avait bâti sa demeure comme si c’eût été, ainsi que le dit un Irlandais au sujet des tours de Martello, avec la seule intention de laisser à la postérité l’embarras de déterminer quel avait pu être le motif réel d’une telle construction. C’est de lui que descend, ou que l’on présume être descendue, car cette généalogie est assez hypothétique, une famille opulente du comté de Derby, dont le chef portait le titre de chevalier. Le grand fief de Castletown, avec ses landes, ses forêts adjacentes et toutes les merveilles qui en dépendent, avait été confisqué sous le règne orageux du roi Jean, et un William Peveril en avait été dépouillé en faveur de lord Ferrers. Cependant les descendants de ce William, quoique dépossédés d’un domaine qui, selon eux, était un bien héréditaire, n’en continuèrent pas moins à se parer du titre pompeux des Peveril du Pic, titre qui indiquait leur haute origine ainsi que leurs prétentions orgueilleuses.

Sous le règne de Charles II, le représentant de cette ancienne famille était sir Geoffrey Peveril, homme qui possédait la plupart des qualités d’un vieux gentilhomme campagnard fidèle aux usages de son temps, et qui n’en avait que très-peu de celles qui pouvaient le faire distinguer de cette classe de la société. Il était fier de ses petits avantages, prompt à s’irriter du moindre revers, incapable de prendre aucune résolution et d’adopter une opinion qui se ressentît de ses préjugés. Il était orgueilleux de sa naissance, prodigue dans sa maison, hospitalier avec les parents et les amis qui étaient disposés à reconnaître sa supériorité et son rang, querelleur avec tous ceux qui contestaient ses prétentions ; charitable avec le pauvre, quand il ne se rendait point coupable de braconnage sur ses terres ; royaliste prononcé dans ses opinions politiques, et détestant également une tête-ronde, un braconnier et un presbytérien. En fait de religion, il était du parti des épiscopaux, et si exalté dans ses principes que beaucoup de gens pensaient qu’il professait en secret les dogmes catholiques auxquels sa famille avait renoncé du temps de son père, et qu’il avait obtenu une dispense qui lui permettait de se conformer extérieurement aux pratiques de la religion protestante. Tel était au moins le bruit scandaleux qui courait parmi les puritains, et qui semblait justifié par l’influence que sir Geoffrey Peveril paraissait exercer sur les gentilshommes catholiques du Derbyshire et du Chestershire[3].

D’après ce portrait, on peut se faire une idée exacte de sir Geoffrey, qui aurait pu descendre au tombeau sans autre distinction qu’une plaque de cuivre sur sa pierre sépulcrale, s’il n’eût vécu à une époque qui forçait les esprits les moins actifs à se mettre en mouvement, de même qu’une tempête soulève les eaux dormantes du lac le plus tranquille. Quand les guerres civiles éclatèrent, Peveril du Pic, fier de sa naissance et naturellement brave, leva aussitôt un régiment pour le roi, et montra en diverses occasions qu’il avait plus de capacité pour commander une armée qu’on ne lui en avait supposé jusqu’alors.

Au milieu même des discordes civiles, il devint amoureux d’une fille de la noble maison de Stanley ; et il l’épousa. Depuis cette époque, son dévouement pour son roi eut d’autant plus de mérite qu’il fut presque toujours forcé de se séparer de sa jeune épouse : il ne la vit que par intervalles très-courts et lorsque son devoir lui permettait de venir passer quelques instants chez lui. Sacrifiant à ses devoirs militaires les charmes et le bonheur de la vie domestique, Peveril combattit pendant plusieurs années de la guerre civile, et se conduisit avec une bravoure réelle jusqu’au moment où son régiment fut surpris et taillé en pièces par Poyntz, général aussi heureux qu’entreprenant, qui commandait la cavalerie de Cromwell. Le cavalier[4] vaincu échappa à la déroute, et comme un vrai descendant de Guillaume-le-Conquérant, dédaignant de se soumettre, il se retrancha dans son château fortifié, lequel soutint un de ces sièges irréguliers qui causèrent la destruction de tant de demeures baronniales pendant le cours de ces années désastreuses. Martindale-Castle, après avoir cruellement souffert du canon qui y fut braqué par les ordres de Cromwell, se rendit enfin, mais seulement à la dernière extrémité. Sir Geoffrey fut fait prisonnier, et lorsqu’il recouvra sa liberté, qui ne lui fut rendue que sous la promesse de rester à l’avenir sujet fidèle de la république, il eut à subir pour châtiment de ses fautes passées la peine sévère d’une amende et du séquestre de ses biens.

Mais ni cette promesse forcée, ni la crainte des conséquences fâcheuses qui en pouvaient résulter pour sa personne ou ses propriétés, ne purent empêcher Peveril du Pic d’aller rejoindre le vaillant comte de Derby, la nuit qui précéda la funeste bataille de Wiggan-Lane, ou les troupes du comte furent défaites et dispersées. Sir Geoffrey prit part à cette action, et ayant effectué sa retraite avec les débris de l’armée royaliste, il alla rejoindre Charles II. Il assista aussi à la bataille de Worcester, où son parti fut défait complètement et où il fut fait prisonnier pour la seconde fois. Comme il était, dans l’opinion de Cromwell et selon le langage du temps, un malveillant obstiné, il courut grand risque de partager le sort du comte de Derby, qui fut exécuté à Bolton-le-Moor, ainsi qu’il avait partagé fidèlement avec lui les dangers de la guerre. Mais sir Geoffrey dut la conservation de sa vie à l’intercession d’un ami qui avait de l’influence sur l’esprit d’Olivier. Cet ami était M. Bridgenorth, homme de moyenne classe, dont le père avait eu quelque succès dans les affaires commerciales sous le règne paisible de Jacques Ier et avait légué à son fils une somme considérable, indépendamment de son domaine patrimonial.

La maison de ce domaine, Moultrassie-House édifice solide, quoique petit et bâti de brique, n’était situé qu’à deux milles de distance de Martindale-Castle : le jeune Bridgenorth fut placé dans la même école que l’héritier des Peveril, et il s’établit ainsi entre eux une sorte de liaison qui, sans jamais être intime, subsista pendant toute leur jeunesse ; d’autant mieux que Bridgenorth, quoiqu’il ne reconnût pas au fond de son âme les prétentions vaniteuses de sir Geoffrey à une haute supériorité, montrait une déférence assez raisonnable pour le représentant d’une famille plus ancienne et plus importante que la sienne, et ne croyait nullement se dégrader en agissant ainsi.

M. Bridgenorth ne poussa cependant pas la complaisance jusqu’au point d’embrasser le parti de sir Geoffrey pendant la guerre civile. Au contraire, montrant un zèle extrême à remplir ses devoirs comme juge de paix, il mit la plus grande activité à lever la milice pour le service du parlement, et occupa lui-même, pendant quelque temps, un poste dans l’armée. Cette conduite provint en partie de ses opinions religieuses, car il était zélé presbytérien, et en partie de ses opinions politiques, lesquelles, sans qu’il fût pourtant absolument démocrate, étaient en faveur du côté populaire de la grande question qui s’agitait alors. D’ailleurs, il avait des fonds considérables, et son œil fin et subtil était ouvert sur ses intérêts personnels. Il sut comprendre parfaitement de quelle manière il devait saisir les circonstances que la guerre civile lui offrait pour augmenter sa fortune, et ce fut avec adresse que dans ce but il employa ses capitaux. Il ne fut pas long-temps à s’apercevoir que le plus sûr moyen de réussir à cet égard était d’embrasser la cause du parlement, tandis que celle du roi, de la manière dont elle était conduite, n’offrait aux spéculateurs qu’une suite d’exactions et d’emprunts forcés. Par toutes ces raisons, Bridgenorth devint donc décidément tête-ronde, et dès ce moment toute relation amicale entre son voisin et lui cessa brusquement. Cette rupture se fit avec d’autant moins d’aigreur part et d’autre, que, pendant tout le temps de la guerre civile, sir Geoffrey fut presque toujours à l’armée, suivant fidèlement la fortune incertaine et chancelante de son malheureux maître, tandis que le major, qui ne tarda pas à renoncer au service actif, résidait principalement à Londres, ne visitant Moultrassie-House que de temps à autre, et seulement pour voir sa femme et sa famille.

Pendant ces visites, il apprit avec un plaisir réel que, dans toutes les occasions, lady Peveril avait montré beaucoup d’égards et de bienveillance pour mistress Bridgenorth, et qu’elle lui avait même donné asile, ainsi qu’à toute sa famille, dans son château de Martindale, lorsque Moultrassie-House avait été menacé de pillage par un corps de la cavalerie indisciplinée du prince Rupert. Cette liaison avait pris naissance et s’était consolidée dans les fréquentes promenades que le voisinage de leurs domaines leur permettait de faire ensemble, et mistress Bridgenorth se trouvait très-honorée d’être admise ainsi dans la société d’une dame aussi distinguée. Le major Bridgenorth entendit parler de cette intimité avec beaucoup de plaisir, et il se promit d’en être reconnaissant autant qu’il le pourrait sans se nuire, en usant de toute son influence en faveur de sir Peveril. Ce fut donc principalement grâce à la médiation du major que sir Geoffroy dut la conservation de sa vie après la bataille de Worcester. Il obtint même pour lui la permission de rentrer dans une partie de ses biens confisqués, à des conditions beaucoup plus douces que celles qui avaient été accordées à bien des royalistes moins exaltés que lui. Et enfin, lorsque, pour payer la somme exigée au sujet de la levée du séquestre, le chevalier se vit forcé de vendre une partie considérable de son patrimoine, le major Bridgenorth en devint l’acquéreur à un prix beaucoup plus élevé que celui qu’aucun cavalier n’avait obtenu en pareilles circonstances des membres du comité des séquestres. Il est vrai que le prudent major ne perdit nullement de vue ses intérêts dans cette affaire ; car, après tout, ce prix fut encore très-modéré, et les biens qu’il acquit étant adjacents à Moultrassie-House, triplèrent tout-à-coup la valeur de ce domaine.

Mais il est certain que le malheureux Peveril eût été forcé d’accepter des conditions bien plus dures si le major, membre du comité des séquestres, eût voulu profiter de tous les avantages que lui offrait sa position : Bridgenorth se conduisit donc avec honneur, et mérita quelque estime, en sacrifiant en cette occasion l’intérêt à la générosité.

Sir Geoffroy Peveril partageait cette opinion, et d’autant plus volontiers que le major Bridgenorth paraissait user avec modestie de son élévation et de sa nouvelle situation, et qu’il semblait disposé, au milieu même de ses succès, à montrer au chevalier la même déférence qu’il lui avait témoignée dans les premiers temps de leur liaison. Il faut rendre au major Bridgenorth la justice de dire que cette conduite lui était dictée par autant de respect pour les malheurs de sir Peveril que pour les prétentions de son noble voisin, et qu’avec la généreuse franchise d’un véritable Anglais il cédait sur bien des points de cérémonial qui lui étaient fort indifférents, et le faisait uniquement parce qu’il était convaincu que cette condescendance était agréable à sir Geoffrey.

Peveril du Pic, sachant apprécier la délicatesse de son voisin, consentit à oublier bien des choses. Il oublia que le major Bridgenorth était déjà en possession de plus d’un bon tiers de ses domaines, et qu’il avait, par suite de plusieurs sommes prêtées, de grands droits sur l’autre tiers. Il essaya même d’oublier, ce qui était beaucoup plus difficile, la différence actuelle de leur situation respective et de leurs habitations.

Avant la guerre civile, les bâtiments superbes et les tours orgueilleuses de Martindale-Castle situé sur un rocher assez élevé, dominaient sur le manoir en brique que l’on apercevait à peine à travers les arbres, comme un chêne de la forêt de Martindale aurait dominé sur l’un des arbres maigres et rabougris dont Bridgenorth avait symétriquement orné son avenue. Mais après le siège dont il a déjà été question, le manoir de Moultrassie, augmenté et embelli, parut bientôt aussi supérieur au castel ruiné et dévasté de Martindale, dont une seule aile était restée habitable, que le jeune hêtre dans toute la vigueur de sa croissance l’aurait été au vieux chêne dépouillé de ses rameaux et frappé par la foudre, dont une moitié joncherait la terre de ses débris, et dont l’autre encore debout n’offrirait que l’aspect affligeant d’un tronc noirci et déchiré, sans végétation et sans feuillages. Sir Geoffrey ne pouvait s’empêcher de reconnaître que sa situation et celle de son voisin avaient subi un changement aussi désavantageux pour lui que l’extérieur de leurs habitations, et que, si ce même partisan du parlement, ce même membre du comité des séquestres, qui n’avait employé son crédit que pour protéger le cavalier royaliste, l’avait employé d’une autre manière, il lui eût été facile d’assurer sa ruine totale ; et que, d’après cela, lui, sir Peveril, était devenu l’obligé, tandis que Bridgenorth pouvait se dire le protecteur.

Indépendamment de la nécessité des circonstances et de l’avis constant de lady Peveril, il y avait deux considérations qui déterminaient Peveril du Pic à supporter avec quelque patience cette décadence de fortune, sorte de dégradation pour lui. La première, c’est que les opinions politiques du major commençaient, sur beaucoup de points, à sympathiser avec les siennes. Ses principes, comme presbytérien, l’empêchaient d’être ennemi prononcé de la monarchie, et le procès et l’exécution du roi l’avaient douloureusement affecté. Comme homme civil et comme propriétaire, il craignait le gouvernement militaire, et quoiqu’il ne désirât nullement de voir Charles II rétabli sur le trône par la force des armes, cependant il en était arrivé à croire que le moyen le plus sûr et le plus désirable de terminer les grandes révolutions qui avaient agité l’Angleterre, était d’y ramener l’héritier des Stuarts, à des conditions telles qu’elles pussent assurer au peuple les immunités et les privilèges pour lesquels le long parlement avait d’abord combattu. Réellement, les idées du major sur ce point se rapprochaient si fort de celles de son voisin, qu’il s’en fallut de bien peu que sir Geoffroy, toujours mêlé aux conspirations royalistes, ne l’entraînât dans la malheureuse insurrection de Penruddock et de Groves, qui éclata du côté de l’Ouest, et dans laquelle la majeure partie des presbytériens se joignirent au parti royaliste. Quoique sa prudence habituelle l’eût préservé de ce danger et de plusieurs autres, le major Bridgenorth fut regardé, pendant les dernières années de la domination de Cromwell et pendant l’interrègne qui les suivit, comme un homme contraire à la république et partisan de Charles Stuart.

Mais, outre ces rapports d’opinions politiques, un autre lien d’intimité unissait les deux familles. Le major Bridgenorth, si heureux pour tout ce qui concernait la fortune, eut à subir dans sa famille de fréquentes et douloureuses épreuves, et il devint un objet de pitié pour son voisin, quelque déchu que fût celui-ci de sa grandeur passée. Pendant l’intervalle qui s’écoula entre la guerre civile et la restauration de Charles II, il perdit successivement six enfants, par suite d’une faiblesse de constitution qui les enleva à cet âge où ils commencent à devenir si chers au cœur d’un père et d’une mère.

Au commencement de l’année 1658, il ne restait au major Bridgenorth aucun enfant. Vers la fin de cette même année, il eut une fille, il est vrai ; mais sa naissance fut achetée par la mort d’une femme chérie, dont la vie avait été épuisée par les chagrins de l’amour maternel, et par la pensée accablante que les enfants qu’elle avait perdus tenaient d’elle cette faiblesse de constitution qui avait été si fatale à leur existence. La même voix, la voix douce et amicale de lady Peveril, qui lui avait appris qu’il était père encore une fois, lui apprit aussi qu’il avait cessé d’être époux. Les sensations du major Bridgenorth étaient fortes et profondes plutôt que promptes et violentes ; sa douleur se convertit en une sombre stupeur, dont ne purent le tirer ni les témoignages d’amitié de sir Geoffroy qui ne manqua pas de lui tenir fidèle compagnie dans ce moment de détresse, ni les pieuses exhortations que lui faisait incessamment le pasteur presbytérien.

Enfin lady Peveril, avec l’adresse d’une femme inspirée par la vue du malheur et la tendresse naturelle de son âme, recourut à un de ces moyens qui ôtent souvent à la douleur l’angoisse du désespoir en appelant les larmes à son secours. Plaçant dans les bras de Bridgenorth l’enfant dont la naissance lui avait coûté si cher, elle le conjura de se rappeler que son Alice ne lui était pas entièrement ravie, et qu’elle vivait encore dans l’enfant qu’elle avait légué à sa tendresse paternelle.

« Éloignez-la, éloignez-la ! » s’écria le malheureux époux à l’aspect de sa fille ; « ne me forcez pas à la voir ! C’est un nouveau bouton qui n’a fleuri que pour se flétrir aussi, et l’arbre qui l’a porté ne fleurira plus ! »

Ces paroles furent les premières qu’il eût prononcées depuis la mort de sa femme. Il jeta presque l’enfant entre les bras de lady Peveril, se couvrit le visage de ses deux mains, et fondit en larmes. Lady Peveril ne lui dit pas : Il faut vous consoler ; mais elle se hasarda à lui promettre que le bouton fleurirait et perlerait un des fruits.

« Jamais ! jamais ! s’écria Bridgenorth. Éloignez ! éloignez cette malheureuse enfant, et faites-moi seulement savoir quand je devrai porter le deuil… Le deuil ! » reprit-il en s’interrompant, « ne le porterai-je pas tout le reste de ma vie ? — Eh bien ! je prendrai cette enfant avec moi ; je la garderai pendant quelque temps, dit lady Peveril, puisque sa vue vous est si pénible, et la petite Alice sera traitée comme notre Julien, jusqu’au moment où sa présence sera pour vous un sujet de joie et non un sujet de douleur. — Jamais ce moment n’arrivera ! dit le malheureux père ; sa sentence est écrite : elle suivra les autres ! Que la volonté de Dieu soit faite ! Milady, je vous remercie, je la confie à vos soins, et fasse le ciel que mes yeux ne soient pas témoins de son agonie ! »

Sans fixer plus long-temps l’attention du lecteur sur un sujet aussi pénible, il suffira de dire que lady Peveril se chargea de remplir les devoirs de mère envers la petite orpheline ; et peut-être fut-ce, en grande partie, au régime bien entendu qu’elle adopta à son égard, que l’enfant dut la conservation d’une vie qui, faible et chancelante, n’eût pas tardé à s’éteindre comme celle des autres enfants du major, si on l’eût étouffée sous cet excès de précautions et de soins si naturel à une mère rendue défiante et craintive par tant de pertes successives. Lady Peveril était d’autant plus capable de remplir une pareille tâche, qu’elle-même avait perdu deux enfants en bas-âge, et qu’elle attribuait la conservation du troisième, qui était alors un beau garçon de trois ans, plein de fraîcheur et de santé, à un régime tout à fait différent de celui qui était généralement en usage alors. Elle résolut donc de suivre, à l’égard de la petite orpheline, la même méthode qu’elle avait adoptée pour son fils ; et le succès fut le même. On renonça donc à l’abus dangereux des médicaments ; l’enfant fut exposé librement à l’air ; une attention ferme et constante à seconder les efforts de la nature, au lieu de chercher à les hâter, fit disparaître en peu de temps tout signe de débilité ; et la petite Alice, confiée aux soins d’une excellente nourrice, acquit chaque jour plus de force et de vivacité.

Sir Geoffrey, comme la plupart des hommes d’un caractère franc et d’un cœur généreux, aimait naturellement les enfants ; il éprouvait une telle sympathie pour les chagrins de son voisin, qu’il oublia complètement que ce dernier était presbytérien, jusqu’au moment où il devint nécessaire de faire baptiser l’enfant par un ministre de cette croyance.

C’était une conjoncture difficile, dans laquelle le père était incapable de donner un avis utile ; et voir le seuil de Martindale-Castle violé par le pied hérétique d’un prêtre non-conformiste, c’était une pensée qui faisait frémir d’horreur le châtelain orthodoxe. Il avait vu le fameux Hugh Peters, la Bible dans une main et un poignard dans l’autre, entrer en triomphe dans la cour du château, lors de la reddition de Martindale ; et l’impression de cette heure d’amertume avait pénétré comme un fer rouge dans son âme. Cependant, telle était l’influence de lady Peveril sur les préjugés de son mari, qu’elle le décida à souffrir que la cérémonie eût lieu dans une petite maison située au bout du jardin, et qui n’était pas précisément dans l’enceinte des murs du château. Lady Peveril osa même assister à la cérémonie du baptême, qui fut conféré par le révérend M. Solsgrace, prédicateur devenu célèbre par un sermon de trois heures, qu’il prêcha une fois devant la chambre des communes, lors des actions de grâces qui furent rendues au ciel pour la délivrance d’Exeter. Quant à sir Geoffrey Peveril, il eut soin de s’absenter du château tout le jour, et ce ne fut que par le soin particulier qu’il prit de faire laver, parfumer, purifier la petite maison d’été, que l’on put se douter qu’il avait été informé de la cérémonie.

Mais quels que fussent les préjugés du bon chevalier contre la croyance religieuse de son voisin, ils n’influèrent nullement sur les sentiments de compassion que ses malheurs lui avaient inspirés. La manière dont il lui témoignait sa sympathie offrait assez de singularité ; mais elle était parfaitement conforme au caractère de l’un et de l’autre, et au genre de relations qu’ils avaient conservées ensemble.

Chaque matin, Moultrassie-House était le terme de sa promenade à pied ou à cheval, et jamais il ne manquait d’adresser en passant un mot de bienveillance à son voisin. Quelquefois il entrait dans le vieux salon, où le maître de la maison, assis dans la solitude et le silence, s’abandonnait à sa douleur ; mais plus souvent (car sir Geoffrey n’avait pas de grandes prétentions au talent de la conversation) il s’arrêtait sur la terrasse, et, s’approchant de la fenêtre garnie de treillage, il s’écriait : « Comment vous portez-vous, maître Bridgenorth (jamais le chevalier n’accordait à son voisin le titre militaire de major) ? comment vous portez-vous ? Je suis venu pour vous dire de prendre bon courage. Julien va bien, la petite Alice va bien, tout le monde va bien à Martindale-Castle. »

Un profond soupir, accompagné quelquefois d’un « Je vous remercie, sir Geoffrey, mes hommages et ma reconnaissance à lady Peveril, » était sa seule réponse. Mais ces nouvelles n’en étaient pas moins reçues avant autant de plaisir d’un côté qu’on en avait éprouvé de l’autre à les apporter. De jour en jour, elles devinrent plus chères, elles furent plus impatiemment attendues ; la croisée à treillage cessa d’être fermée, et le grand fauteuil placé auprès ne manqua plus d’être occupé quand l’heure ordinaire de la visite du baron approchait. Enfin l’attente de ce moment, qui passait si rapidement, devint le pivot sur lequel les pensées du pauvre Bridgenorth tournaient pendant tout le reste de la journée. La plupart des hommes ont connu, à quelque époque de leur vie, l’influence de ces moments si courts, mais décisifs. L’instant, par exemple, où l’amant passe sous les fenêtres de sa maîtresse, celui où l’épicurien entend sonner la cloche qui annonce le dîner, sont ceux dans lesquels se renferme tout l’intérêt de la journée. Les heures qui précèdent s’écoulent à attendre et à anticiper, celles qui suivent à réfléchir sur ce qui vient de se passer ; et l’imagination s’appesantissant sur la moindre circonstance et s’y complaisant, le plus léger détail donne aux secondes la durée des minutes, et aux minutes la durée des heures. C’est ainsi que Bridgenorth, assis solitairement dans son grand fauteuil doublé de cuir, pouvait distinguer à une certaine distance le pas grave et majestueux de sir Geoffrey, ou le trot pesant de son cheval de bataille, Black Hastings, son compagnon fidèle dans plus d’une chaude action. De cette fenêtre il pouvait l’entendre fredonner l’air : Le roi reprendra sa couronne, ou siffler celui de : Vous, cornards et têtes-rondes. Mais ces sons, s’affaiblissant bientôt, faisaient place au silence du respect que le chevalier croyait devoir à la demeure de l’affliction, et, à mesure qu’il en approchait, il reprenait la voix amicale dont le soldat-chasseur avait coutume de saluer son voisin.

Peu à peu l’entretien se prolongea, et le major Bridgenorth devint plus communicatif à mesure que sa douleur, comme toutes les douleurs de l’humanité, perdit de sa violence accablante et lui permit de ramener son attention sur ce qui se passait autour de lui, de s’acquitter de différents devoirs qu’il avait à remplir, et de prendre quelque intérêt à la situation de son pays déchiré par des factions dont les luttes ne se terminèrent qu’à la restauration. Cependant, quoiqu’il commençât à revenir du choc terrible qui avait ébranlé son âme, le major était encore incapable de l’effort nécessaire pour supporter la vue de sa fille ; et bien que séparé par une courte distance de l’être à l’existence duquel il prenait plus d’intérêt qu’à tout ce que le monde pouvait lui offrir, il ne parvint qu’à familiariser ses yeux avec les fenêtres de l’appartement où était la petite Alice ; et depuis ce moment on le vit souvent les observer de sa terrasse, lorsque les vitres réfléchissaient, le soir, les rayons du soleil couchant. Véritablement, quoiqu’il fût doué d’une grande force d’esprit sous beaucoup de rapport, il ne pouvait repousser l’idée sombre et désolante que ce dernier gage de tendresse conjugale était destiné à descendre dans le même tombeau qui avait englouti déjà tant d’êtres qui lui étaient chers ; et chaque jour il attendait avec les tourments de l’inquiétude la plus douloureuse le moment où on lui annoncerait que les symptômes de la maladie funeste qui avait enlevé autres enfants commençaient à se manifester.

Cependant la voix de Peveril continuait à lui faire entendre les mêmes paroles de consolation et d’espérance ; mais au mois d’avril 1660, elle prit tout à coup un ton différent. Le refrain Le roi reprendra sa couronne, au lieu de cesser lorsque Black Hastings entrait dans l’avenue, retentit subitement avec éclat, et accompagna le bruit des pas du cheval sur les pavés de la cour. Alors on vit sir Geoffrey s’élancer de la selle nouvellement garnie de pistolets de deux pieds de longs ; et, bardé, ferré, armé de pied en cap, le bâton de commandant à la main, il entra précipitamment dans l’appartement du major étonné, les yeux brillants, les joues enflammées : « Debout, voisin, debout ! il n’est plus temps de rester au coin du feu. Où est votre justaucorps de buffle ? Où est votre grand sabre ? Mettez-vous du bon parti une fois dans votre vie, et réparez les erreurs du passé. Le roi est rempli d’indulgence, maître Bridgenorth, de bonté, de clémence. J’obtiendrai votre pardon, comptez sur moi. — Que veut dire tout cela ? demanda Bridgenorth ; j’espère que vous vous portez bien, sir Geoffrey, que tout va bien à Martindale-Castle ? — Aussi bien que vous pouvez le désirer, maître Bridgenorth ; Alice et Julien, tout le monde se porte bien. Mais j’ai des nouvelles qui valent vingt fois tout cela. Monk s’est prononcé à Londres contre ce misérable parlement, cet indigne croupion[5]. Fairfax a pris les armes dans le Yorkshire pour le roi… pour le roi, entendez-vous ? maître Bridgenorth. Presbytériens, épiscopaux, tous ont pris le justaucorps et la bandoulière pour le roi Charles. J’ai reçu une lettre de Fairfax par laquelle il me prescrit de m’emparer des comtés de Derby et de Chesterfield, et de les occuper avec tous les hommes que je pourrai lever. Que le diable l’emporte ! il est plaisant que je reçoive de tels ordres de lui ! mais désormais, et qui l’aurait cru ? nous sommes tous amis ; et vous et moi, mon cher voisin, nous changerons de front comme de bons voisins doivent le faire. Voyez, lisez, lisez, puis mettez vos bottes, et vite à cheval !

Oh ! cavaliers, plus de salut !
Il faut que l’ennemi succombe ;
Aux armes contre Belzébut !
Qu’Olivier[6] tremble dans la tombe !

Après avoir fait retentir d’une voix de tonnerre cette effusion d’enthousiasme et de loyauté, le vaillant cavalier, le cœur gonflé d’émotions, et presque suffoqué par la joie, tomba sur un siège en s’écriant : « Aurais-je jamais cru vivre assez pour voir cet heureux jour ! » Puis il se mit à fondre en larmes, autant à sa propre surprise qu’à celle de Bridgenorth.

En considérant l’état de crise où était plongé le pays, le major pensa, ainsi que l’avaient fait Fairfax et les autres chefs du parti presbytérien, que la mesure la plus sage et la plus patriotique qu’ils pussent adopter était d’épouser franchement la cause du roi, et que ce moyen était le seul admirable dans un moment où toutes les classes cherchaient une protection et un abri contre les divers actes d’oppression auxquels donnaient lieu les altercations continuelles de Wesminster-Hall et de Wallingford-House. Il abonda donc dans le sens de sir Geoffrey, avec moins d’enthousiasme, il est vrai, mais avec autant de sincérité, et tous deux prirent d’un commun accord les mesures qui leur parurent les plus propres à rendre la partie du pays qu’ils habitaient favorable au roi : ce qui s’effectua aussi facilement et aussi paisiblement que dans les autres parties de l’Angleterre. Tous deux étaient à Chesterfield quand la nouvelle se répandit que le roi venait de débarquer en Angleterre, et à l’instant sir Geoffrey annonça son intention d’aller rendre ses devoirs à Sa Majesté avant même de retourner à Martindale-Castle.

« Qui sait, voisin, dit-il, si sir Geoffrey Peveril reverra jamais Martindale ? Il doit y avoir là-bas des honneurs à gagner, et j’ai mérité quelque chose comme les autres. Lord Peveril sonnerait assez bien, ou bien encore comte de Martindale ; mais non, non, comte du Pic. Quant à ce qui vous regarde, vous pouvez compter sur moi ; je voudrais seulement que vous n’eussiez pas été presbytérien, voisin, et que vous pussiez obtenir le titre de chevalier, c’est-à-dire de chevalier-bachelier et non de chevalier-baronnet ; cela ferait assez bien votre affaire. — Je laisse ces honneurs à ceux qui sont au-dessus de moi, sir Geoffrey, dit le major, et ce que je désire le plus ardemment est d’apprendre, à mon retour à Martindale, que tout y va bien. — Et tout y va bien, je vous en réponds, reprit le baronnet : Julien, Alice, lady Peveril et tout le reste. Portez-leur mes compliments et embrassez-les tous, voisin, lady Peveril comme les autres ; et peut-être bien quand je reviendrai embrasserez-vous une comtesse ; tout ira bien pour vous maintenant que vous êtes devenu honnête homme. — J’ai toujours eu intention de l’être, sir Geoffrey, » dit Bridgenorth avec calme. — « Bien, bien, je ne voulais pas vous offenser, reprit le chevalier ; je vous répète que tout va pour le mieux dans ce moment : ainsi partez pour Moultrassie-House, et moi je pars pour White-Hall. N’est-ce pas bien dit ? Allons, mon hôte, un verre de vin des Canaries à la santé du roi avant de monter à cheval. Mais j’oubliais, voisin, que comme presbytérien vous ne portez pas de santés. — Je fais des vœux pour la santé du roi aussi sincèrement que si j’avalais un gallon à son honneur, répondit le major : et je vous souhaite, sir Geoffrey, tout le succès que vous pouvez désirer dans votre voyage, et un heureux retour. »



  1. Comté de Derby. a. m.
  2. Town, ville, bourg, et castle, château : le Bourg du Château. a. m.
  3. Comté de Chester. a. m.
  4. Titre adopté par ceux qui prenaient les armes pour le roi. a. m.
  5. Sobriquet injurieux par lequel on désignait le parlement, formé par Cromwell des restes de l’ancien parlement. a. m.
  6. Olivier Cromwell. a. m.