Peveril du Pic/Chapitre 15

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 191-204).


CHAPITRE XIV.

LE COUP D’AUTORITÉ.


Ce qui paraissait être sa tête semblait porter une couronne de roi.
Milton, Paradis perdu.


Sodor ou Holm-Peel, car tels sont les noms du château vers lequel Julien Peveril se dirigea de grand matin, est un de ces monuments remarquables de l’antiquité, qu’on trouve en si grand nombre dans cette île intéressante et singulière. Il occupe toute la superficie d’un rocher fort élevé, qui forme une péninsule, ou plutôt une île, car il est entièrement environné par la mer à la marée haute, et à peine accessible quand elle s’est retirée, bien qu’une chaussée en pierre d’une grande solidité ait été construite dans le dessein de joindre l’île à la terre ferme. Tout cet espace est entouré de doubles murailles d’une épaisseur et d’une force peu communes ; et, au temps dont il est question, on ne pouvait avoir accès dans l’intérieur que par deux escaliers étroits et escarpés, séparés l’un de l’autre par une forte tour renfermant un corps-de-garde et ayant une porte en arcade.

L’étendue de terrain qu’environnent les murailles comprend environ deux acres, et renferme un grand nombre d’antiquités. Indépendamment du château, il s’y trouvait deux églises cathédrales, dédiées l’une à saint Patrice, l’autre à saint Germain, et en outre deux églises plus petites ; mais toutes les quatre, à cette époque, étaient déjà plus ou moins tombées en ruine. Leurs murs écroulés en partie, offraient l’architecture massive et grossière des temps les plus reculés. Ils étaient construits d’une pierre grise et raboteuse, qui formait un contraste singulier avec la pierre de taille rouge et brillante dont étaient faits les appuis de croisée, les corniches, les entablements et les autres ornements de l’édifice. Outre ces quatre églises en ruine, on rencontrait, dans l’espace entouré par les murailles massives de Holm-Peel, beaucoup d’autres vestiges des anciens temps. Il y avait une élévation de terre, de forme carrée, dont les angles faisaient face aux quatre points cardinaux : c’était un de ces monticules sur lesquels autrefois les tribus du Nord élisaient ou reconnaissaient leurs chefs, et où elles tenaient leurs assemblées populaires, appelées comices. On y voyait aussi une de ces tours bizarres, assez communes en Irlande pour être devenues le sujet favori des investigations des antiquaires de cette contrée, mais dont la destination véritable paraît encore cachée dans la nuit des siècles : celle d’Holm-Peel avait été transformée en tour d’observation. Il y avait encore des monuments runiques, dont les inscriptions étaient indéchiffrables, à l’exception de quelques-unes, plus récentes, consacrées à la mémoire de héros dont les noms seuls avaient été préservés de l’oubli. Mais la tradition et la vieillesse crédule, toujours empressées de parler lorsque l’histoire se tait, avaient suppléé à son silence par des contes de rois de la mer, de pirates, de chefs hébrides et de conquérants norwégiens, qui jadis avaient attaqué ou défendu ce château fameux. La superstition avait aussi ses contes de fées, d’esprits, de spectres, ses légendes de saints et de démons, de génies et d’esprits familiers : fables qui ne sont nulle part racontées et accueillies avec une crédulité aussi absolue que dans l’île de Man.

Au milieu de ces ruines des temps passés s’élevait le château, dont l’intérieur n’offrait que décombres, mais qui, sous le règne de Charles II, avait bonne garnison, et se trouvait encore, sous le rapport militaire, dans l’état le plus satisfaisant. Cet édifice, vénérable par son ancienneté, contenait divers appartements d’une hauteur et d’une grandeur suffisantes pour leur donner une apparence de noblesse ; mais lors de la reddition de l’île par Christian, l’ameublement en avait été en grande partie détruit ou pillé par les soldats de la république, de manière que son état actuel, comme nous l’avons déjà dit, le rendait peu propre à former la résidence de son noble propriétaire. Cependant il avait souvent été le séjour, non-seulement des seigneurs de Man, mais encore des prisonniers d’état que les rois de la Grande-Bretagne confiaient à leur garde.

Ce fut dans ce château d’Holm-Peel que Richard, comte de Warwick, surnommé le faiseur de rois, fut enfermé à une certaine époque de sa vie, fertile en événements, pour rêver à loisir à ses plans ambitieux. Ce fut là aussi qu’Éléonore, la femme hautaine du bon duc de Glocester, languit dans la réclusion pendant les derniers jours de son exil. Les sentinelles prétendaient que son ombre irritée se faisait voir la nuit à travers les créneaux des murailles extérieures, ou bien paraissait immobile sur une des tourelles solitaires dont la tour d’observation est flanquée, et qu’elle s’évanouissait dans les airs au premier chant du coq, ou au son de la cloche de la seule tour qui fût restée de l’église de Saint-Germain.

Tel était Holm-Peel vers la fin du dix-septième siècle.

Ce fut dans l’un des vastes appartements presque démeublés de l’antique château, que Julien Peveril à son arrivée trouva son ami, le comte de Derby, qui venait de s’asseoir devant un déjeuner, composé de diverses sortes de poissons.

« Soyez le bienvenu, très-impérial Julien, lui dit-il ; soyez le bienvenu dans notre forteresse royale, où nous ne sommes pas encore sur le point de mourir de faim, quoique nous soyons bien près de mourir de froid. »

Julien ne lui répondit qu’en lui demandant le motif d’un changement de domicile si subit.

« Sur ma parole, vous en savez presque autant que moi, répondit le comte. Ma mère ne m’a rien dit à cet égard, craignant sans doute que je ne cédasse enfin à la tentation de l’interroger ; mais elle se trompe fort. J’aime mieux croire à la profonde sagesse de toutes ses mesures que de la troubler pour qu’elle m’en rende compte, bien qu’aucune femme ne soit capable d’en rendre un meilleur. — Allons, allons, c’est affectation, mon cher ami, dit Julien ; vous feriez bien de montrer, en pareil circonstance, un peu plus de curiosité. — Et pourquoi ? reprit le comte ; pour entendre de vieilles histoires sur les lois de Tinwald, sur les droits opposés des lords et du clergé, et tout le reste de cette barbarie celtique, qui, semblable à la doctrine parfaite de Burgesse, entre par un oreille et sort par l’autre ? — Tenez, milord, dit Julien, vous n’êtes pas aussi indifférent que vous voudriez le faire croire. Vous mourez d’envie de savoir quelle est la cause de ce déplacement précipité ; mais vous pensez qu’il est du bel air de paraître insouciant sur vos propres affaires. — Et que voulez-vous que soit cette cause, dit le jeune comte, si ce n’est quelque querelle entre le ministre de Notre Majesté, le gouverneur Nowel, et nos vassaux, ou peut-être quelque dispute entre la juridiction ecclésiastique et celle de Notre Majesté, affaire dont Notre Majesté se soucie aussi peu, je vous le jure, qu’aucun roi de la chrétienté ? — Je crois plutôt qu’il s’agit de quelque avis reçu d’Angleterre, répliqua Julien. J’ai entendu dire hier soir, à Peel-Town, que Greenhalgh est arrivé avec de mauvaises nouvelles. — Il est certain qu’il ne m’a rien apporté d’agréable, dit le comte ; j’attendais quelques nouveautés de Saint-Evremond ou d’Hamilton, quelque nouvelle comédie de Dryden ou de Lee, quelques malices, quelques satires du café de la Rose ; et le drôle ne m’a apporté qu’un paquet de traités relatifs aux protestants et aux papistes, et un in-folio des billevesées que cette vieille folle, la duchesse de Newcastle, appelle ses conceptions. — Paix milord, pour l’amour du ciel ! dit Peveril ; voici la comtesse, et vous savez comme elle prend feu au moindre sarcasme contre son ancienne amie. — Qu’elle se charge donc, répondit le comte, de lire les œuvres incomparables de son ancienne amie, et qu’elle la juge aussi savante qu’elle le voudra : quant à moi, je ne donnerais ni une chanson de Waller, ni une satire de Denham, pour une pleine charretée des niaiseries de Sa Grâce. Mais voici notre mère : remarquez-vous son front chargé de nuages ? »

La comtesse de Derby entra en ce moment, tenant dans sa main une liasse de papiers. Elle avait un vêtement de deuil dont la longue queue de velours noir était portée par une petite suivante favorite, jeune fille sourde et muette, que la comtesse, par pitié pour ses malheurs, avait prise à son service et avait fait élever auprès d’elle. Lady Derby, qui montrait presque en toutes choses la teinte romanesque de son esprit, avait donné à cette jeune infortunée le nom de Fenella, qui fut sans doute celui de quelque ancienne princesse de l’île. La comtesse était peu changée depuis l’époque où nous l’avons présentée au lecteur. L’âge avait rendu sa démarche plus lente, mais non moins majestueuse, et le temps, en traçant quelques rides sur son front, n’avait point affaibli l’éclat de ses yeux noirs. Les jeunes gens se levèrent à son aspect avec ces formes de cérémonie et de respect auxquelles ils savaient qu’elle tenait beaucoup, et elle les salua tous deux avec une égale bonté.

« Cousin Peveril, dit-elle (car elle avait coutume de nommer ainsi Julien, par respect pour sa mère qui était parente de son mari), vous avez eu tort de vous absenter hier au soir, car nous avions besoin de vos conseils. »

Julien répondit, sans pouvoir s’empêcher de rougir, que la chasse l’avait entraîné fort loin dans les montagnes ; qu’il était revenu tard à Castle-Town ; qu’informé du départ de Sa Seigneurie, il s’était hâté de rejoindre la famille à Holm-Peel ; mais qu’à son arrivée, la cloche de nuit ayant déjà sonné et la garde étant placée, il avait jugé plus convenable et plus respectueux de passer la nuit dans le village.

« C’est fort bien, dit la comtesse ; et pour vous rendre justice, Julien, je dois dire qu’il est rare que vous n’observiez pas toujours exactement l’heure de la retraite, bien que, comme tous les jeunes gens de ce siècle, il vous arrive quelquefois de consumer beaucoup trop de temps à des amusements qui ne devraient pas l’emporter ainsi sur des occupations plus utiles. Quant à votre ami Philippe, c’est un ennemi déclaré du bon ordre, et il semble même se faire un plaisir de gaspiller le temps qu’il ne peut employer d’une manière agréable. — Je viens au moins de l’employer agréablement cette fois, » répondit le comte en se levant de table et en se servant de son cure-dent avec un air de nonchalance. « Ces mulets tout frais sont délicieux, et j’en ai autant à dire du lacryma-christi. Je vous en prie, Julien, asseyez-vous à cette table, et profitez des excellentes choses dont ma royale prévoyance s’est pourvue. Jamais roi de l’île de Man n’a été plus près de se voir à la merci des exécrables faiseurs d’eau-de-vie de ses domaines. Au milieu de tous les embarras de notre départ précipité d’hier au soir, le vieux Griffiths n’aurait jamais eu assez de bon sens pour se munir de quelques flacons, si je n’eusse éveillé son attention sur cet objet important. Mais la présence d’esprit au milieu du tumulte et du danger est un trésor inappréciable que j’ai toujours su conserver. — Je voudrais donc, Philippe, que vous pussiez l’employer à des choses plus importantes, » dit la comtesse en souriant à demi, malgré son mécontentement ; car elle avait pour son fils toute l’indulgence de l’amour maternel, même lorsqu’elle était le plus irritée contre lui de ce qu’il manquait entièrement de cet esprit chevaleresque qui avait distingué son père, et qui s’était trouvé parfaitement d’accord avec le caractère romanesque et altier de la noble dame. « Prêtez-moi votre sceau, » demanda-t-elle en soupirant, « car je crois qu’il serait fort inutile de vous engager à lire ces dépêches arrivées d’Angleterre, et à rendre exécutoires les mandats que j’ai jugé nécessaire de faire dresser en conséquence. — Je mets mon sceau à votre service de tout mon cœur, madame, dit le comte Philippe ; mais, de grâce, épargnez-moi l’ennui de réviser des ordres que vous êtes beaucoup plus capable de donner que moi. Je suis, comme vous savez un roi fainéant dans toute la force du terme, et qui s’est fait une loi de ne jamais contrarier les volontés de son maire du palais. »

La comtesse fit un signe à la jeune fille qui portait la queue de sa robe, et celle-ci s’empressa d’aller chercher de la cire et une bougie allumée.

Pendant ce temps lady Derby continua de parler en s’adressant à Peveril. « Philippe ne se rend pas justice, dit-elle. Pendant votre absence, Julien, (et c’est ce qui est le plus surprenant ; car, si vous eussiez été ici, je n’aurais pas hésité à croire que vous aviez soufflé votre ami), il a soutenu sur un point de controverse une discussion fort animée avec l’évêque, qui voulait prononcer les censures spirituelles contre une pauvre malheureuse et la faire enfermer dans le souterrain sous la chapelle. — Ne pensez pas plus de bien de moi que je n’en mérite, » dit le comte à Peveril. « Ma mère a oublié de vous dire que la coupable est la jolie Peggy de Ramsey, et que son crime est ce que, dans les cours d’amour, on eût appelé peccadille. — Ne vous faites pas pire que vous êtes, » répliqua Peveril qui vit le rouge monter au visage de la comtesse ; « vous savez fort bien que vous en auriez fait autant pour la femme la plus vieille, la plus pauvre, la plus difforme de toute l’île de Man. Ce souterrain est situé sous le cimetière de la chapelle, et, à ce que je crois, sous l’Océan même, car on y entend le mugissement des vagues ; et je ne pense pas que personne puisse rester là long-temps sans perdre la raison. — C’est un trou infernal, dit le comte, et je le ferai combler un jour, cela est certain. Mais un instant ! Pour l’amour de Dieu ! madame ! qu’allez-vous faire ? Examinez le sceau avant de l’apposer sur le warrant ; regardez, je vous prie, et vous verrez que ce sceau curieux est un camée antique d’un très-grand prix. Il représente Cupidon à cheval sur un poisson volant. Je l’ai acheté vingt sequins del signor Furabosco à Rome. C’est un morceau précieux pour un antiquaire, mais qui ajoutera sans doute fort peu d’autorité au warrant du souverain de cette île. — Comment pouvez-vous plaisanter ainsi ? jeune fou, » dit la comtesse avec l’air et le ton d’une femme vivement contrariée ; « donnez-moi votre sceau, ou plutôt prenez ces warrants et scellez-les vous-même. — Mon sceau ! mon sceau ! ah ! vous voulez dire, sans doute, ce cachet monté sur trois pieds monstrueux, et qui fut imaginé, je suppose, pour représenter de la façon la plus ridicule notre très absurde Majesté de Man. Ce sceau, ma foi, je ne l’ai pas vu depuis le jour où je l’ai donné, pour jouer, à mon singe Gibbon : il se lamentait si piteusement pour l’avoir ! Fasse le ciel qu’il ne lui ait pas pris envie d’enrichir le vaste sein de l’Océan du symbole de ma souveraineté ! — Grand Dieu ! » s’écria la comtesse tremblante et rougissant de colère ; « c’était le sceau de votre père ! le dernier gage de tendresse qu’il m’envoya avec sa bénédiction paternelle pour toi, Philippe, la nuit qui précéda son assassinat à Bolton ! — Ma mère ! ô ma mère ! » s’écria le comte, sortant cette fois de son apathie ordinaire, et lui prenant la main, qu’il baisa tendrement ; rassurez-vous, ce n’était qu’une plaisanterie : le sceau est en sûreté, Peveril peut l’attester. Va le chercher, Julien, pour l’amour du ciel ; voici mes clefs : il est dans le premier tiroir de mon nécessaire de voyage. Maintenant, ma mère, pardonnez-moi, ce n’était qu’une mauvaise plaisanterie bien mal imaginée, désobligeante, de mauvais goût, je le reconnais. Ce n’est enfin qu’une des folies de Philippe. Regardez-moi, ma mère bien-aimée, et dites que vous me pardonnez. »

La comtesse tourna vers lui ses regards, et un torrent de larmes coula de ses yeux.

« Philippe, lui dit-elle, vous mettez ma tendresse à des épreuves trop dures, trop cruelles. Si les temps sont changés, comme vous le prétendez, si la dignité du rang et les généreux sentiments de l’honneur et du devoir ont fait place à de vains jeux de mots et à de misérables frivolités, souffrez que moi, du moins, qui vis retirée du monde, je meure sans m’apercevoir de ces changements, surtout dans mon propre fils ; souffrez que je n’entende point parler de l’empire funeste de cette légèreté coupable qui se rit de tout sentiment de noblesse et de dignité. Laissez-moi croire que, lorsque j’aurai cessé de vivre… — Ô ma mère ! ne prononcez pas de telles paroles, » dit le comte en l’interrompant avec l’accent de la tendresse. « Il est vrai que je ne puis promettre d’être ce que fut mon père et ce que furent ses ancêtres ; car nous portons des habits de soie au lieu de leurs cottes de mailles, et un chapeau à plumes en place de leur casque surmonté d’un panache. Mais croyez-moi, quoique la nature ne m’ait pas donné les qualités propres à devenir un Palmerin d’Angleterre, nul fils n’aima jamais sa mère plus tendrement, et ne fut plus disposé à faire tout pour lui plaire. Et pour que vous puissiez me croire, non seulement je vais sceller ces warrants, au risque de brûler mes précieux doigts, mais je m’engage même à les lire depuis le commencement jusqu’à la fin, ainsi que les dépêches qui y sont jointes. »

Une mère est promptement apaisée, même quand elle est le plus offensée. Ce fut donc avec un cœur épanoui que la comtesse vit la belle figure de son fils prendre, tandis qu’il lisait ces papiers, une expression sérieuse qu’elle y voyait bien rarement. Elle trouvait alors que cette gravité lui donnait bien plus de ressemblance avec son brave et malheureux père. Le comte n’eut pas plus tôt lu les dépêches, ce qu’il fit avec la plus grande attention, que, se levant tout à coup, il dit : « Suivez-moi, Julien, » et se disposa à sortir de l’appartement.

La comtesse resta immobile d’étonnement. « J’étais habituée à prendre part aux délibérations de votre père, mon fils, dit-elle ; toutefois ne croyez pas que je veuille m’initier dans les vôtres malgré vous. Je suis trop heureuse de vous voir enfin prendre l’autorité, et satisfaire au devoir de penser par vous-même, comme depuis long-temps je vous sollicitais de le faire. Cependant l’expérience de celle qui pendant tant d’années a exercé pour vous cette même autorité ne saurait être inutile, je crois, dans l’affaire dont il s’agit. — Veuillez m’excuser, ma mère, » répondit le comte d’un air grave. « Ce n’est pas moi qui ai cherché à intervenir là-dedans. Si vous aviez agi comme à votre ordinaire, sans me consulter, je l’aurais trouvé bien ; mais puisque j’ai pris connaissance de cette affaire, qui me paraît assez importante, je dois continuer à l’examiner du mieux que ma propre habileté me le permettra. — Va donc, mon fils, dit la comtesse, et que le ciel t’éclaire de ses inspirations puisque tu refuses mes conseils ! J’ose croire, cousin Peveril, que vous lui conseillerez ce qui est dans l’intérêt de son honneur, en lui rappelant qu’il n’y a qu’un lâche qui abandonne ses droits, et un fou qui se fie à ses ennemis. »

Le comte ne répondit pas ; mais prenant Peveril par le bras, il sortit de l’appartement, le conduisit dans le sien par un escalier dérobé, et de là dans une tourelle qui donnait sur la mer, et où, au milieu des mugissements des vagues et de la mouette, il eut avec lui la conversation suivante :

« Il est fort heureux, Peveril, que j’aie pris connaissance de ces mandats. Ma mère joue le rôle de la reine de telle façon qu’il peut m’en coûter non seulement ma couronne, qui est la chose à laquelle je tiens le moins, mais encore ma tête, dont je trouverais fort incommode d’être privé, quelque peu de cas que les autres en fassent. — De quoi s’agit-il ? » demanda Peveril d’un ton qui marquait une vive inquiétude.

« Il paraît, répondit le comte de Derby, que tous les deux ou trois ans, la vieille Angleterre est saisie d’un transport au cerveau, tant pour le bénéfice de ses docteurs, que pour sortir de cet assoupissement léthargique dû à la paix et à la prospérité ; elle est maintenant sur le point de devenir entièrement folle à propos d’un complot réel ou supposé de la part des papistes. J’ai lu un programme à ce sujet par un coquin nommé Oates, et il m’a paru d’une extravagance outrée. Mais ce rusé vaurien de Shaftesbury, et quelques autres parmi les plus grands, ont pris en main les rênes, et leur marche est si rapide que les harnais se rompent de tous côtés, et que les chevaux, fumant de fatigue, courent risque de crever. Le roi, qui a juré de ne jamais faire usage de l’oreiller sur lequel son père est allé s’endormir, temporise et cède à la force du courant qui l’entraîne. Le duc d’York, suspect et détesté à cause de sa religion, est au moment de se voir chassé sur le continent. Plusieurs des chefs catholiques sont déjà renfermés dans la Tour ; et la nation, semblable à un taureau que l’on court à Tutbury, est assaillie et irritée par tant de menaces, tant de pamphlets pestilentiels, qu’elle a mis sa queue entre les jambes, a montré les talons, a pris le mors aux dents, et est devenue aussi furieuse et aussi difficile à gouverner que dans l’année 1642. — Il y a déjà long-temps que vous devez savoir cela, dit Peveril ; je suis surpris que vous ne m’ayez pas encore parlé de nouvelles aussi importantes. — C’était de bien longs détails à vous conter, répondit lord Derby ; et d’ailleurs, je voulais voir seul ; de plus, j’étais sur le point de vous parler de tout cela lorsque ma mère est entrée ; et enfin c’était une affaire qui ne me concernait en rien. Mais ces dépêches du correspondant de ma toute politique mère changent la face des choses, car il paraît que certains délateurs (et ce métier est devenu si profitable que beaucoup de gens l’exercent) ont osé dénoncer la comtesse elle-même comme agent de ce même complot, et ont trouvé des personnes assez disposées à croire leurs rapports. — Sur mon honneur ! dit Peveril, vous prenez tous deux la chose avec bien du sang-froid ; et la comtesse principalement : car, à l’exception de son départ subit pour ce château, elle n’a donné aucun signe d’alarme, et elle ne semblait même pas plus pressée de communiquer cette nouvelle à Votre Seigneurie, que la convenance ne l’exigeait. — Ma bonne mère, dit le comte, aime le pouvoir, quoiqu’il lui ait coûté cher. Je voudrais pouvoir dire avec vérité que ma négligence à l’égard des affaires m’est inspirée par le désir de le laisser entre ses mains, et que des motifs plus louables se joignent à mon indolence naturelle ; mais elle semble avoir craint cette fois que mon opinion, dans cette circonstance, ne fût pas d’accord avec la sienne ; et elle a eu raison de le supposer. — Comment avez-vous appris ce danger, et sous quelle forme se présente-t-il ? demanda Julien.

— Vous allez comprendre, dit le comte. Je n’ai pas besoin de vous rappeler l’affaire du colonel Christian. Cet homme, outre sa veuve (dame Christian de Kirk-Truagh, qui possède des propriétés considérables, et dont vous avez sans doute entendu parler, que peut-être même vous avez vue), a laissé un frère nommé Édouard Christian, que vous n’eûtes jamais occasion de voir. Or, ce frère… Mais je suis sûr que vous savez tout cela. — Non, sur mon honneur, répondit Peveril. Vous n’ignorez pas que la comtesse parle rarement de ce qui peut avoir rapport à ce sujet.

— Et cela, reprit le comte, parce qu’au fond du cœur elle est peut-être quelque peu honteuse de ce vaillant acte de royauté et de juridiction suprême dont les conséquences ont été si funestes à mes domaines. Eh bien donc, cousin, ce même Édouard Christian était un des deemsters ou juges de cette époque, et naturellement il fut assez peu disposé à approuver la sentence qui condamnait son aîné à être tué comme un chien. Ma mère, alors dans toute la plénitude de la puissance, et qui ne souffrait pas volontiers que qui que ce fût contredît ses décisions, aurait de bon cœur accommodé le juge à la même sauce à laquelle elle avait mis son frère, s’il n’avait eu la prudence de s’échapper de l’île. Depuis ce temps, on a de part et d’autre laissé dormir l’affaire ; et quoique nous sachions que le deemster Christian fasse de temps à autre des visites secrètes dans l’île, avec deux ou trois autres puritains de la même trempe, notamment avec un coquin à oreilles longues nommé Bridgenorth et beau-frère du défunt, ma mère, grâce au ciel, a eu assez de bon sens pour user d’indulgence à leur égard, bien qu’elle paraisse avoir certaines raisons de suspecter particulièrement ce Bridgenorth. — Et pourquoi, » dit Peveril, en faisant un effort pour parler et en cherchant à cacher la surprise très-désagréable qu’il éprouvait, « pourquoi la comtesse se départ-elle aujourd’hui de sa conduite si prudente ?

— Ah ! c’est que maintenant le cas est tout différent. Ces coquins ne se contentent plus d’être tolérés, ils veulent dominer. Ils ont trouvé des amis dans ce moment d’effervescence populaire. Le nom de ma mère, et surtout celui de son confesseur, le jésuite Aldrick, ont été prononcés au milieu de ce complot inexplicable, auquel, s’il existe, elle est aussi étrangère que vous et moi. Cependant elle est catholique, et c’est assez ; je ne doute pas que, si les drôles pouvaient s’emparer de notre bribe de royaume et nous couper le cou à tous, ils n’obtinssent les remercîments de la chambre actuelle des communes aussi facilement que le vieux Christian obtint ceux du parlement-croupion, pour un service de la même nature. — De quelle source tenez-vous ces renseignements ? » demanda Peveril, parlant avec le même effort que l’on fait en dormant pour proférer quelques paroles.

« Aldrick a vu le duc d’York en secret ; et Son Altesse Royale, qui a pleuré en lui avouant l’impuissance où il est de protéger ses amis, (et ce n’est pas une bagatelle qui peut lui arracher des larmes), l’a chargé de nous engager à veiller à notre sûreté, attendu que le deemster Christian et Bridgenorth sont dans cette île, chargés d’ordres secrets et sévères, qu’ils y ont un parti considérable, et qu’ils seront avoués et protégés dans tout ce qu’ils pourront entreprendre contre nous. Les habitants de Ramsey et de Castle-Town sont malheureusement mécontents de quelques nouveaux règlements sur les impôts ; et, à vous parler franchement, quoique hier ma première idée fût que notre départ précipité de Rushin-Castle n’était que le résultat d’un caprice de ma mère, je suis presque convaincu qu’ils nous auraient bloqués dans ce château, où nous n’aurions pu tenir faute de vivres. Ici du moins nous sommes mieux approvisionnés ; et comme nous sommes sur nos gardes, il est probable que l’insurrection projetée n’aura pas lieu. — Et qu’y aurait-il à faire en cette occurrence ? dit Peveril. — Voilà précisément la question, gentil cousin, répondit le comte. Ma mère ne voit qu’un moyen, c’est celui de faire agir l’autorité royale. Voici les warrants qu’elle a préparés pour faire poursuivre, saisir, et arrêter Édouard Christian et Robert, c’est-à-dire Ralph Bridgenorth, et ordonner qu’ils soient tout de suite mis en jugement. Nul doute qu’elle ne les tînt bientôt dans la cour du château avec une douzaine de vieilles arquebuses braquées sur eux : car telle est sa méthode pour résoudre toute difficulté soudaine. — Méthode que vous n’adoptez pas, j’ose le croire ? milord, » reprit Peveril, dont les pensées se reportèrent à l’instant vers Alice, en supposant qu’elles se fussent jamais détournées d’elle.

« Vraiment non, je ne l’adopte aucunement, dit le comte. La mort de Christian m’a déjà coûté la plus belle moitié de mon héritage ; et je n’ai nulle envie d’encourir le déplaisir de mon royal frère le roi Charles, par une nouvelle équipée du même genre. Mais comment apaiser ma mère ? je l’ignore. Je voudrais que l’insurrection éclatât ; car, étant mieux armés que ces coquins ne sauraient l’être, nous pourrions tomber sur eux et les assommer ; et, puisqu’ils auraient commencé la querelle, le droit serait de notre côté. — Ne vaudrait-il pas mieux, dit Peveril, chercher quelque moyen pour déterminer ces gens à quitter l’île ? — Sans doute, répondit le comte, mais cela ne sera pas facile. Ils sont opiniâtres sur leurs principes, et de vaines menaces ne les effraieront pas. Ce vent de tempête qui souille à Londres gonfle leurs voiles, et ils continueront à voguer sous cette influence, vous pouvez y compter. Cependant j’ai envoyé des ordres pour qu’on s’emparât des habitants de l’île sur les secours desquels ils comptent ; et si l’on peut mettre la main sur Leurs deux Seigneuries, Christian et Bridgenorth, il ne manque pas de sloops dans le port, et je prendrai la liberté de leur faire faire une promenade si éloignée que les affaires seront arrangées et l’ordre rétabli, je l’espère, avant qu’ils aient eu le temps de revenir. »

En ce moment, un soldat de la garnison s’approcha des deux jeunes gens avec toutes les marques du plus profond respect.

« Qu’est-ce ? ami, lui dit le comte ; laisse là tes révérences, et dis-nous ce qui l’amène. »

Le soldat, qui était un insulaire, répondit en langue de Man qu’il avait une lettre pour Son Honneur monsieur Julien Peveril. Julien saisit la lettre précipitamment, en demandant d’où elle venait.

« Elle m’a été remise par une jeune femme qui m’a donné une pièce d’argent, en me recommandant de ne la remettre qu’entre les mains de monsieur Peveril, répondit le soldat. — Tu es un heureux coquin, Julien ! dit le comte ; avec ton front grave et ton air de sagesse précoce, tu souffles l’amour aux filles sans attendre qu’elles l’en demandent, tandis que moi, qui suis leur très-humble vassal, je pers mon temps et mes paroles sans obtenir un mot, un regard, encore moins un billet doux. »

Ces dernières paroles furent prononcées avec un certain sourire qui trahissait un secret sentiment de triomphe ; car, dans le fait, le jeune comte avait une assez haute idée de l’influence qu’il croyait exercer sur le beau sexe.

Pendant ce temps, la lettre donnait aux pensées de Peveril un cours bien différent de celui que son ami présumait. Elle était de la main d’Alice et contenait le peu de mots qui suivent :

« Je crains bien que ce que je vais faire ne soit mal ; mais il faut absolument que je vous voie. Trouvez-vous à midi à la pierre Goddard-Crovan, et le plus secrètement que vous pourrez. »

La lettre n’était signée que des initiales A B ; mais Julien reconnut sans peine l’écriture, qu’il avait vue souvent et qui était fort belle. Il resta un moment indécis, car il vit combien il était peu facile et peu convenable de s’éloigner de la comtesse et de son ami lorsqu’ils se trouvaient exposés à un péril imminent ; et d’un autre côté, il n’y avait pas moyen de songer à manquer le rendez-vous. Cette perplexité le tenait immobile et muet.

« Devinerai-je votre énigme ? demanda le comte. Allez où l’amour vous appelle. Je me charge de vous excuser auprès de ma mère. Seulement, austère anachorète, soyez à l’avenir plus indulgent que vous ne l’avez été jusqu’ici pour les faiblesses des autres, et ne blasphémez plus contre le pouvoir du petit dieu. — Mais… cousin Derby… » dit Peveril ; et il n’acheva pas, car il ne savait réellement que dire. Garanti par une passion vertueuse de l’influence corruptrice du temps, il avait vu avec regret son noble parent se livrer à des écarts qu’il désapprouvait sincèrement, et parfois il avait joué le rôle de censeur. Les circonstances semblaient dans ce moment donner au comte le droit de prendre sa revanche. Il tint ses regards fixés sur Julien, comme s’il eût attendu la fin de sa phrase, puis il s’écria :

« Quoi ! cousin ?… ô très-judicieux Julien, très-sage Peveril ; avez-vous tellement épuisé votre sagesse en ma faveur, qu’il ne vous en reste plus pour vous-même ? Allons, soyez franc ; dites-moi le nom, la demeure, ou bien seulement la couleur des yeux de cette beauté incomparable, d’elle enfin ! Allons, Julien, que j’aie le plaisir au moins de t’entendre dire : « J’aime ! » Avouez que vous avez aussi une légère dose de la fragilité humaine ; conjuguez avec moi le verbe amo, et je vous promets d’être le maître le plus indulgent, et je vous accorderai, comme le père Richard avait coutume de dire, lorsque nous étions sous sa férule, licentia exeundi. — Exercez votre joyeuse humeur à mes dépens, milord. dit Peveril ; au reste, j’avoue franchement que je voudrais, si cela pouvait s’accorder avec mon honneur et votre sécurité, avoir deux heures à ma disposition, d’autant plus que la manière dont j’emploierai ce temps ne sera peut-être pas sans quelque utilité pour la tranquillité de l’île. — C’est très-vraisemblable, j’ose le dire, » répliqua le comte en riant ; je parierais que vous êtes mandé par quelque politique lady Wouldbe[1] pour discuter sur les lois de Cythère. Mais ne vous inquiétez de rien : partez, et partez promptement, afin de revenir aussi vite que vous le pourrez. Je ne m’attends pas à une explosion soudaine de la grande conspiration. Quand ces coquins verront que nous sommes sur nos gardes, ils y regarderont à deux fois avant d’éclater. Seulement, je vous le répète, hâtez-vous. »

Peveril se promit de suivre cet avis, et, content de pouvoir se débarrasser des railleries de son cousin, il se dirigea vers la porte du château, dans l’intention de passer par le village, et d’y prendre son cheval pour courir au rendez-vous.



  1. L’Auteur emploie ici comme nous l’expression anglaise would be, qui appartient au conditionnel du verbe être (to be). L’espèce de jeu de mots qui en résulte est à peu près intraduisible. a. m.