Peveril du Pic/Chapitre 26

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 331-340).


CHAPITRE XXVI.

LA DÉLIVRANCE.


Nécessité, toi le plus prompt des pacificateurs et la plus sûre inspiratrice des inventions, aide-nous dans cette conjoncture difficile.
Anonyme.


Tant que le feu dura, les deux partis travaillèrent activement avec le plus grand accord, de même que les factions des Juifs pendant le siège de Jérusalem, lorsqu’elles étaient forcées de se réunir pour repousser un assaut. Mais quand le dernier seau d’eau eut tombé en frémissant sur les brandons qui brûlaient encore, le sentiment d’hostilité mutuelle, suspendu par le danger commun, se ralluma à son tour, et les deux partis, réunis un moment, se rangèrent de chaque côté du vestibule et reprirent les armes, comme pour renouveler le combat.

Bridgenorth prévint cette hostilité renaissante. « Julien Peveril, dit-il, tu es libre de marcher dans tel chemin qu’il te plaira, puisque tu ne veux pas suivre avec moi la route la plus sûre et la plus honorable ; mais si tu veux écouter mes conseils, tu t’éloigneras des îles Britanniques. — Ralph Bridgenorth, » dit un de ses amis, « tu agis d’une manière faible et coupable, en retirant ton bras du combat pour défendre contre les fils de Bélial le captif que tu dois à ton arc et à ton glaive. À coup sûr, nous sommes en assez grand nombre pour les combattre avec cette confiance que donne une bonne cause, et nous ne devons pas nous dessaisir de ce rejeton du vieux serpent, sans avoir essayé s’il plaira au Seigneur de nous accorder la victoire. »

Un murmure de grave approbation suivit ces paroles, et, sans l’intervention de Ganlesse, le combat aurait sans doute recommencé. Il prit l’avocat de la guerre dans une embrasure de fenêtre, et sut le convaincre si complètement, que ce dernier, s’étant retourné vers ses compagnons, leur dit : « Notre ami a si bien discuté cette affaire, que, tout considéré, je crois, puisqu’il est du même avis que le digne major Bridgenorth, qu’on peut rendre la liberté à ce jeune homme. » Aucune autre objection n’ayant été faite, il ne resta plus à Julien qu’à remercier et récompenser ceux qui avaient montré tant d’empressement à le secourir. Il obtint d’abord de Bridgenorth une promesse d’amnistie pour les fauteurs de l’émeute, puis il leur exprima sa reconnaissance en peu de mots, et quelque argent qu’il jeta de nouveau dans la main de Lance-Outram leur fournit les moyens de passer gaiement la journée. Ils voulaient rester pour le protéger ; mais, craignant de nouveaux désordres, et se reposant entièrement sur la bonne foi du major, il les renvoya tous, excepté Lance, qu’il garda pour l’accompagner quand il quitterait Moultrassie-House. Avant de partir, il ne put s’empêcher de témoigner à Bridgenorth le désir qu’il avait de l’entretenir en particulier. Le major, accordant tacitement ce qui lui était demandé, conduisit Julien dans un petit salon d’été, et, avec sa gravité ordinaire, parut attendre en silence ce que Peveril avait à lui communiquer.

Julien, le voyant si réservé, trouva difficile d’aborder le sujet qu’il avait tant à cœur, en prenant un ton qui fût à la fois celui de la conciliation et de la dignité. « Major Bridgenorth, dit-il enfin, vous avez été fils et fils affectionné, vous pouvez concevoir mes inquiétudes. Mon père ! qu’a-t-on résolu à son égard. — Ce que la loi en décidera, répondit Bridgenorth ; s’il avait suivi les conseils que je lui ai fait donner, il aurait pu rester en sûreté dans la maison de ses ancêtres ; son sort n’est plus maintenant en mon pouvoir, bien moins encore au vôtre ; c’est son pays qui le jugera. — Et ma mère ? demanda Peveril. — Elle consultera son devoir, comme elle a toujours fait, et trouvera son bonheur à l’accomplir, répondit Bridgenorth. Croyez que mes intentions pour votre famille sont meilleures qu’elles ne peuvent le paraître, à travers ces brouillards épais que l’adversité a répandus sur votre maison. Je puis triompher comme homme, mais comme homme je dois me souvenir aussi dans mon heure de prospérité que mes ennemis ont eu la leur. Avez-vous autre chose à me dire ? » ajouta-t-il, après un moment de réflexion. « Vous avez repoussé à plusieurs reprises la main que je vous présentais ; il me semble qu’il n’y a plus rien de commun entre nous. »

Ces paroles, qui semblaient couper court à toute autre discussion, furent prononcées avec tant de calme que, bien qu’elles parussent interdire de nouvelles questions, elles ne purent arrêter celle qui était sur les lèvres tremblantes de Julien. Il fit un pas ou deux vers la porte, puis se retournant tout à coup : « Votre fille ! dit-il, pardonnez-moi, major Bridgenorth, d’oser prononcer son nom… mais ne puis-je vous interroger sur ce qui la concerne, et vous prier d’agréer mes vœux pour son bonheur — L’intérêt que vous lui portez n’est que trop flatteur, dit Bridgenorth ; mais vous avez déjà pris votre parti, et désormais vous devez être étrangers l’un à l’autre. Je puis avoir désiré qu’il en fût autrement ; mais vous avez laissé passer l’heure de grâce pendant laquelle votre docilité à suivre mes avis aurait pu, je dois le dire avec sincérité, vous conduire à être unis tous deux. Quant à son bonheur, si un tel mot peut s’appliquer à notre pèlerinage sur la terre, j’y veillerai. Elle part aujourd’hui de Moultrassie-House sous la sauve garde d’un ami sûr. — D’un ami sûr !… s’écria Peveril. Ce n’est pas sans doute… » et il se tut subitement, car il sentit qu’il n’avait aucun droit de prononcer le nom qui se présentait sur ses lèvres.

« Pourquoi vous interrompez-vous ? lui demanda le major ; une pensée soudaine est souvent sage et presque toujours honnête. À qui supposez-vous que je puisse confier mon enfant, puisque cette idée vous arrache une expression d’inquiétude ? — Je vous demande encore pardon, répondit Julien, d’oser me mêler d’une affaire dans laquelle je n’ai aucun droit d’intervenir ; mais j’ai vu ici un homme qui ne m’est point inconnu : il se donne le nom de Ganlesse. Est-ce à lui que vous avez l’intention de confier votre fille ? — À lui-même, » répondit le major, sans montrer ni mécontentement ni surprise.

« Et connaissez-vous bien celui à qui vous remettez un dépôt si cher à tous ceux qui connaissent miss Alice, un dépôt si précieux à vous-même ? demanda Julien. — Le connaissez-vous, vous qui me faites cette question ? répondit le major. — J’avoue que je ne sais qui il est, reprit Julien ; mais je l’ai vu jouer un rôle si différent de celui qu’il joue en ce moment, que je crois de mon devoir de vous avertir de prendre garde avant de confier votre enfant à un homme qui peut alternativement faire le débauché ou l’hypocrite, selon son caprice ou son intérêt. — Je pourrais, » dit Bridgenorth avec un sourire de dédain, « m’offenser quelque peu du zèle officieux d’un jeune homme qui s’imagine que les rêves de son âge peuvent servir de leçon à mes cheveux gris, mais, mon bon Julien, tout ce que j’exige de vous, c’est de me rendre la justice de croire que moi, qui ai tant vécu avec les hommes, je dois savoir à qui je confie ce que j’ai de plus cher. Celui dont tu parles a un visage pour ses amis, quoiqu’il puisse en avoir un pour le monde, et cela parce qu’il vit au milieu de gens devant lesquels les traits de l’honneur et de la vertu doivent se cacher sous un masque grotesque, comme dans ces divertissements criminels qu’on nomme mascarades, où le sage, lorsqu’il paraît, doit jouer le rôle de fou. — Je désirerais seulement, dit Julien, mettre votre sagesse en garde contre un homme qui pourrait également se déguiser devant vous. — C’est prendre plus de soin qu’il n’est nécessaire, jeune homme, » répondit Bridgenorth d’un ton plus bref qu’il ne l’avait encore fait jusque-là. « Si vous voulez suivre mes avis, vous vous occuperez de vos propres affaires, qui, croyez-moi, méritent toute votre attention, et vous laisserez aux autres le soin des leurs. »

Ce langage était trop clair pour n’être pas compris, et Julien fut contraint de quitter le major et Moultrassie-House sans autre explication. On peut croire aisément qu’il se retourna plus d’une fois pour regarder derrière lui, et qu’il chercha à deviner parmi les lumières qui brillaient aux fenêtres celle qui partait de l’appartement d’Alice. La route ayant pris une autre direction, il tomba dans une profonde rêverie, dont il fut enfin tiré par la voix de Lance, qui lui demanda où il avait l’intention de passer le reste de la nuit. Il n’était guère préparé à répondre à cette question ; mais l’honnête serviteur la résolut sur-le-champ en lui proposant de venir occuper un lit de surplus qu’il avait dans sa maisonnette. Julien accepta. Le reste des habitants était couché lorsqu’ils arrivèrent ; mais dame Ellesmère, instruite par un message des intentions hospitalières de son neveu, avait disposé les choses le plus promptement et le mieux qu’elle avait pu, pour recevoir le fils de ses anciens maîtres. Peveril se retira dans la chambre qui lui avait été destinée, et, en dépit de tous ses sujets d’inquiétude, il dormit paisiblement jusqu’au lendemain.

Il fut réveillé par Lance-Outram qui, levé depuis long-temps, s’occupait avec activité de son service. Le garde forestier lui apprit que le major Bridgenorth avait renvoyé son cheval, ses armes et une petite valise par un domestique, chargé en même temps d’une lettre qui contenait le congé formel de mistress Deborah, et lui défendait positivement de reparaître à Moultrassie-House. L’officier de la chambre des communes était parti de grand matin du château de Martindale avec bonne escorte, emmenant prisonnier dans sa voiture sir Geoffrey Peveril, et lady Peveril qui avait obtenu la permission d’accompagner son mari. Il ajouta que Winthe-fight, le procureur de Chesterfield, avait pris possession du château au nom du major Bridgenorth, créancier, pour une somme considérable, du malheureux chevalier.

Lance, après avoir longuement débité ces nouvelles, déclara, non sans un peu d’hésitation, qu’il avait résolu de quitter le pays, et de suivre son jeune maître à Londres. Julien discuta sur ce sujet avec lui, insistant pour qu’il restât avec sa tante, qui pouvait être inquiétée pendant le séjour de ces étrangers au château. Lance répondit qu’elle avait avec elle une autre personne qui la protégerait ; que d’ailleurs elle avait les moyens nécessaires pour acheter une protection, même parmi de telles gens ; mais que, quant à lui, il était décidée ne se séparer de son jeune maître qu’à la mort.

Julien, vivement touché, le remercia de cette preuve d’attachement.

« Pour parler franchement, dit Lance-Outram, l’attachement, bien que réel, n’est pas la seule et unique cause qui me fasse prendre ce parti ; c’est aussi un peu par la crainte d’être inquiété pour l’affaire de la nuit passée. — J’écrirai au major Bridgenorth en votre faveur, dit Julien ; vous ne devez avoir aucune crainte, il s’est engagé formellement à ne pas vous poursuivre. — Ce n’est pas plus tout à fait par crainte que tout à fait par attachement, » reprit le garde forestier d’un air énigmatique, « quoique ces deux motifs entrent pour beaucoup dans ma résolution. Pour parler clairement, je vous dirai que dame Deborah Debbitch et ma tante Ellesmère ont résolu d’attacher leurs chevaux au même râtelier et d’oublier leurs anciennes querelles. Or, de tous les revenants de ce monde, le pire est une ancienne maîtresse, qui reparaît pour tourmenter un pauvre diable comme moi. Mistress Deborah, quoique assez chagrine de la perte de sa place, a déjà parlé d’un demi-schelling que nous avons rompu[1] ensemble, et de je ne sais quels autres gages d’amour qu’elle dit avoir reçus de moi, comme si un homme pouvait se souvenir de pareilles babioles après tant d’années, et comme si elle-même n’avait pas pris sa volée par-delà les mers, ainsi qu’une bécasse. »

Julien eut peine à s’empêcher de rire. « Je vous croyais assez de caractère, Lance, pour ne pas craindre qu’une femme vous épousât bon gré mal gré. — C’est un malheur qui est pourtant arrivé à plus d’un honnête homme, dit Lance ; et quand une femme est dans la même maison que vous, elle a tant d’occasions de vous persécuter ! Et d’ailleurs elles sont deux contre un ; car ma tante, quoique d’une humeur assez difficile dans certaines circonstances, a beaucoup de considération pour l’article important des espèces, et il paraît que mistress Debbitch est riche comme un juif. — Et vous, Lance, dit Julien, vous ne vous souciez guère de vous marier pour l’amour d’un gâteau ou d’un pouding ? — Non, en vérité, monsieur Julien, à moins que je ne sache de quelle pâte ils sont faits. Comment diantre puis-je deviner de quelle manière la friponne a gagné tant d’argent ? Si elle veut parler de gages d’amour, elle n’a qu’à redevenir la jeune fille leste et jolie avec laquelle j’ai rompu le demi-schelling, et moi je redeviendrai pour elle l’amoureux d’autrefois. Mais je n’ai jamais entendu parler d’un amour qui ait duré dix ans ; et le sien, s’il dure encore, doit en avoir bien près de vingt. — Eh bien donc, Lance, dit Julien, puisque vous y êtes déterminé, nous irons ensemble à Londres ; et si je ne puis vous garder à mon service, et que mon malheureux père ne voie pas la fin de ses infortunes, je ferai en sorte de vous procurer une autre place. — Oh ! j’espère bien, reprit Lance, revenir bientôt à Martindale, et faire la ronde dans les bois selon ma coutume. Lorsque dame Debbitch et ma tante ne m’auront pas là pour servir de but aux coups de leurs langues, elles banderont leurs arcs l’une contre l’autre. Mais voici dame Ellesmère qui vous apporte votre déjeuner. Je vais donner quelques ordres relativement aux daims du parc à Rough-Ralph, mon adjoint, et brider mon petit cheval de chasse[2], ainsi que la monture de Votre Honneur, qui, soit dit en passant, n’est pas une des meilleures que je connaisse, et ensuite nous pourrons nous mettre en route. »

Julien n’était pas fâché d’avoir à sa suite un homme qui, la nuit précédente, lui avait donné des preuves d’attachement et d’intrépidité. Il s’efforça donc de réconcilier la tante avec l’idée du départ de son neveu. Le dévouement sans bornes de la bonne femme pour les Peveril ne lui permit pas de refuser son consentement à la proposition ; mais elle soupira de regret en voyant s’évanouir le château en l’air qu’elle avait pris plaisir à élever sur la bourse bien garnie de mistress Deborah Debbitch. « Au surplus, pensa-t-elle, il n’y a pas de mal qu’il s’éloigne de cette effrontée coureuse à longues jambes, de cette Cisly Sellok, qui n a pas un sou. » Quant à la pauvre Deborah, le départ de Lance, de celui qu’elle avait considéré du même œil que le marin voit un port dans lequel il peut entrer si le temps devient menaçant, fut pour elle un second coup douloureux, qui suivait de bien près son exclusion de la maison du major.

Julien alla voir l’inconsolable gouvernante, dans l’espoir d’obtenir d’elle quelques renseignements sur les projets de Bridgenorth relativement à sa fille, sur le caractère de ce Ganlesse, et sur diverses particularités que son long séjour dans la famille avait pu lui faire connaître. Mais il la trouva dans un tel état de trouble, qu’elle ne put lui donner les explications qu’il désirait. Elle ne pouvait se rappeler le nom de Ganlesse, celui d’Alice la faisait tomber en syncope, et quant à celui de Bridgenorth, il lui donnait des accès de fureur. Faisant l’énumération des nombreux services qu’elle avait rendus à la famille : « Ils s’en repentiront, » s’écria-t-elle du ton d’un oracle ; « déjà je vois leur linge mal blanchi, la volaille mal soignée, la maison mal tenue ; sans compter la langueur où pourra fort bien tomber miss Alice, maladie funeste dont peut résulter sa mort ; elle qui m’a coûté tant de veilles, tant de soins ! » Puis passant sans s’arrêter à un autre sujet qui touchait aussi son cœur, elle parla du départ de Lance-Outram avec une sorte de dépit, moitié riant, moitié pleurant, et s’exprima d’un ton si dédaigneux sur le compte de ce pauvre garçon si borné, que Julien reconnut aisément qu’un tel sujet n’était pas propre à la calmer, et qu’à moins de rester plus long-temps que ses affaires ne le lui permettaient, il n’était pas probable qu’il trouvât mistress Deborah dans une situation d’esprit assez tranquille pour lui fournir quelques renseignements utiles et raisonnables.

Lance-Outram, qui était assez bonne âme pour s’imputer à lui seul l’aliénation mentale de dame Debbitch, ou plutôt son accès de passio hysterica[3], avait aussi trop de délicatesse pour se présenter devant cette victime de la sensibilité. Il fit donc avertir Julien, par son adjoint Rough-Ralph, que les chevaux étaient à la porte et que tout était prêt pour le départ.

Julien ne se le fit pas redire : ils montèrent à cheval et s’avancèrent au grand trot dans la direction de Londres, mais non par la route la plus ordinaire. Peveril calculait que la voiture dans laquelle on emmenait son père marcherait lentement ; et son dessein était d’arriver à Londres avant lui, si cela était possible, afin d’avoir le temps de consulter les amis de sa famille sur les mesures à prendre pour prévenir le danger.

Ils voyagèrent de cette manière toute la journée, et vers le soir ils s’arrêtèrent à une petite auberge qui se trouvait sur la route. Ils appelèrent, mais personne ne se présenta d’abord pour les recevoir, bien que la maison fût très-éclairée et qu’on entendît dans la cuisine un bruit qu’il jugea ne pouvoir provenir que d’un cuisinier français au moment solennel du coup de feu. Comme il était alors très-rare qu’on employât le ministère des artistes culinaires d’outre-mer, la première pensée qui vint à l’esprit de Julien fut que tout ce tapage était probablement causé par le sieur Chaubert, dont il avait déjà pu apprécier le talent dans la compagnie de Smith et de Ganlesse.

Il présumait donc que l’un ou l’autre de ces individus, et peut-être même tous les deux étaient dans l’auberge. Dans ce cas, il pouvait sans doute trouver l’occasion de découvrir enfin qui ils étaient et quels étaient leurs desseins. Comment profiter d’une telle rencontre ? il l’ignorait. Mais le hasard le favorisa plus qu’il ne l’espérait.

« C’est à peine si je puis vous recevoir, mes chers messieurs, » dit l’hôte, qui parut enfin à la porte. « Il y a ce soir ici des espèces de gens de qualité qui n’auront peut-être pas assez de toute ma maison. — Nous sommes des gens fort simples et fort peu difficiles, répondit Julien. Nous nous rendons au marché de Moseley, et nous ne pouvons aller plus loin ce soir. Le moindre coin nous suffira ; placez-nous où vous voudrez.

« Si cela est, » reprit l’hôte fort poliment, « je puis mettre l’un de vous derrière la grande salle, quoique ces messieurs aient demandé à être seuls ; l’autre fera de nécessité vertu et m’aidera au comptoir. — Le comptoir sera pour moi, » dit Lance, sans attendre la décision de son maître : » c’est un élément qui m’est connu ; je puis y vivre et y mourir. — Le cabinet sera donc pour moi, » dit à son tour Julien, et reculant de quelques pas, il ordonna tout bas à Lance de changer d’habit avec lui, désirant, s’il était possible, de n’être point reconnu.

L’échange se fit en moins de rien, pendant que l’hôte était allé chercher de la lumière. Il les fit entrer dans l’auberge, recommandant à Julien de rester tranquille dans l’espèce de trou où il allait le placer, et de dire, si par hasard il venait à être découvert, qu’il était de la maison, et de lui abandonner le soin du reste. « Vous entendrez ce que ces élégants diront, ajouta l’aubergiste ; mais je crois que vous n’en tirerez pas grand profit ; car, lorsqu’ils ne parlent pas français, ils ont une espèce de jargon de cour qui est diablement difficile à comprendre. »

Le petit cabinet dans lequel on introduisit Julien était à peu près, à l’égard de la salle publique, ce qu’est à une ville rebelle la citadelle destinée à l’observer. Tous les samedis au soir l’hôte s’y tenait à l’abri des regards de ses buveurs, mais ayant la facilité de voir ce qui pouvait leur manquer, de surveiller leur conduite et de recueillir leurs discours, habitude dont il ne se départait jamais ; car il était de cette nombreuse classe de philanthropes pour qui les affaires des autres sont aussi importantes que les leurs, sinon davantage.

Ce fut là qu’il mit Julien, en lui renouvelant la recommandation de ne parler ni remuer, et lui promettant de lui apporter bientôt une tranche de bœuf froid avec un pot d’ale brassée chez lui. Puis il le quitta, ne lui laissant d’autre lumière que celle qui venait de la grande salle par des fentes ménagées pour donner à l’hôte la facilité de voir ce qui s’y passait.

Cette situation, qui eût été fort incommode dans toute autre circonstance, était précisément celle que Julien eût choisie. Il s’enveloppa dans le grand manteau de Lance, auquel le temps avait fait plus d’un outrage en variant à l’infini les nuances de sa couleur primitive, qui était vert-lincoln ; puis, gardant le plus grand silence, il se mit à observer attentivement les deux personnages qui s’étaient emparés à eux seuls de toute la salle destinée ordinairement au public. Ils étaient assis devant une table couverte des choses les plus recherchées, des mets les plus exquis : tout cela préparé par les soins de l’habile Chaubert, et ils faisaient dignement honneur à ce qui leur était servi.

Julien se convainquit sans beaucoup de peine que l’un des deux voyageurs était, comme il l’avait conjecturé, le maître dudit Chaubert, l’homme que Ganlesse appelait Smith. Quant au second personnage assis en face, Peveril ne l’avait jamais vu : il était mis avec toute l’élégance du temps. Comme il voyageait à cheval, sa perruque n’avait guère plus de dimension que celle de nos modernes jurisconsultes ; mais les parfums qui s’en exhalaient à chaque instant se répandaient dans cette salle peu habituée à des odeurs de si bon ton et qui ne connaissait guère que celle du végétal vulgaire nommé tabac. Son habit était galonné suivant la mode la plus nouvelle de la cour, et Grammont lui-même aurait envié les broderies exquises de sa veste. La coupe toute particulière de ses culottes, boutonnées au-dessus du genou, laissait à découvert une fort belle jambe, qu’il étendait nonchalamment sur un tabouret, tandis que de temps à autre il paraissait en examiner la forme et les proportions avec une satisfaction infinie.

La conversation de ces deux dignes personnages était si intéressante, que nous devons y consacrer un chapitre particulier.



  1. Rompre une pièce d’or ou d’argent, est, en Écosse, une cérémonie emblématique pratiquée entre deux amants forcés de se séparer. Ils rompent la pièce en deux portions, et chacun porte la sienne sur son cœur, où elle reste jusqu’au retour, pour être échangée en signe de fidélité ; le refus équivaut à un manque de foi. a. m.
  2. Forest pony, dit le texte. a. m.
  3. Latin que les médecins traduisent par hystérie. a. m.