Peveril du Pic/Chapitre 31

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 391-405).


CHAPITRE XXXI.

L’ENTREMETTEUSE.


Je crains bien plus le diable lorsqu’il cache son pied fourchu sous la robe et la soutane, ou même sous le manteau d’un vieux calviniste.
Anonyme.


Julien Peveril avait à peine mis à la voile pour Whitehaven, qu’Alice, sur l’ordre inattendu de son père, se rendit aussi promptement que secrètement, avec sa gouvernante, à bord d’une barque destinée pour Liverpool. Christian les accompagna dans leur voyage, comme l’ami à la garde duquel Alice devait être confiée pendant qu’elle resterait séparée de son père. La conversation amusante de cet homme, ses manières agréables, quoique froides, aussi bien que sa proche parenté, firent qu’Alice, dans sa situation désespérée, s’estima heureuse d’avoir un tel protecteur.

À Liverpool, comme le lecteur le sait déjà, Christian fit le premier pas à découvert dans l’odieux complot qu’il avait ourdi contre l’innocente fille, en l’exposant dans un temple aux regards profanes de Chiffinch, pour convaincre ce dernier qu’elle possédait cette beauté peu commune propre à lui mériter l’élévation infâme à laquelle ils s’étaient proposés de la porter.

Enchanté de sa personne, Chiffinch ne le fut pas moins de l’esprit et de la délicatesse de sa conversation, lorsque plus tard il la vit chez son oncle à Londres. La simplicité et en même temps la finesse de ses remarques le portèrent à la regarder, comme son savant serviteur le cuisinier eût regardé une sauce nouvellement inventée, assez piquante pour réveiller le goût blasé d’un épicurien rassasié. « Elle était, » disait-il et jurait-il, « la véritable pierre angulaire sur laquelle, avec de la conduite et à l’aide de ses instructions, quelques honnêtes personnes pourraient élever leur fortune. »

Afin de bien préparer les choses, les confédérés jugèrent à propos de la placer sous la direction d’une dame expérimentée, que quelques-uns appelaient mistress Chiffinch, et d’autres la maîtresse de Chiffinch[1]. C’était une de ces créatures obligeantes qui veulent bien remplir tous les devoirs d’une épouse, mais sans se lier par de gênants et d’indissolubles nœuds.

À cette époque de licence et de relâchement, les limites du vice et de la vertu se trouvaient tellement confondues, que l’épouse coupable ou la tendre amie qui n’était pas épouse, ne perdaient point leur place dans la société ; au contraire, si elles appartenaient à une sphère élevée, elles étaient admises et même encouragées à se mêler avec des femmes dont le rang était connu et la réputation intacte.

Une liaison régulière, comme était celle de Chiffinch et de sa maîtresse, entraînait peu de scandale ; et telle était son influence, comme premier ministre des plaisirs de son maître, ainsi que Charles lui-même se plaisait à le nommer, que la dame que nous avons fait connaître à nos lecteurs dans le dernier chapitre, avait obtenu un brevet de femme mariée ; et pour rendre justice à cette aimable personne, jamais épouse n’avait été plus attentive à suivre les plans de son mari, ni plus portée à dépenser ses revenus.

Elle habitait une suite d’appartements appelés du nom de Chiffinch, et qui étaient le théâtre de mille intrigues d’amour et de politique. Souvent Charles y passait la soirée en partie fine, lorsque, comme il arrivait fréquemment, la mauvaise humeur de la duchesse de Portsmouth, la sultane régnante, ne lui permettait pas de souper avec elle. La position avantageuse dans laquelle un pareil arrangement mettait un homme tel que Chiffinch, si capable d’en bien profiter, lui donnait une trop grande importance pour qu’il se vît dédaigné même par les premiers de l’État, à moins qu’ils n’eussent trop d’éloignement pour la politique et les intrigues de la cour.

Ce fut sous la direction de mistress Chiffinch et de celui dont elle portait le nom, qu’Édouard Christian plaça la fille de sa sœur et de son trop confiant ami. Contemplant sa ruine avec calme comme un événement certain, il espérait en faire la base d’une fortune plus assurée que celle dont une vie jusque-là dépensée en intrigues avait pu lui procurer les avantages.

L’innocente Alice, peu capable de découvrir la moindre chose à blâmer dans cet appareil de luxe effréné dont elle se trouvait environnée, ou dans les manières de son hôtesse, qui de son naturel et par politique était à la fois bonne et caressante, éprouvait néanmoins une crainte d’instinct qui lui enseignait que tout n’était pas dans les règles : sensation qui, dans notre âme, est peut-être analogue à ce sentiment du danger que les animaux témoignent lorsqu’ils se trouvent dans le voisinage des ennemis de leur race, et qui fait que l’oiseau se rapproche de la terre quand le faucon est dans les airs, que les quadrupèdes tremblent quand le tigre rugit dans le désert. Elle avait sur le cœur un poids dont elle ne pouvait se débarrasser, et le peu d’heures qu’elle avait déjà passées avec la Chiffinch ressemblaient à celles que passe en prison un malheureux qui ne sait point la cause et ne peut prévoir le résultat de sa captivité. Ce fut le matin du troisième jour après son arrivée à Londres, qu’eut lieu la scène dont nous avons suspendu le récit, et à laquelle nous allons maintenant revenir.

L’impertinence et la trivialité d’Empson, qu’on supportait parce que c’était un artiste sans rival sur son instrument, s’épuisaient aux dépens de tous les autres professeurs de musique, et mistress Chiffinch l’écoutait avec indifférence, lorsqu’on entendit parler à haute voix et d’un ton animé dans l’appartement voisin.

« Ô gemini et eau de giroflée ! » s’écria la dame, oubliant soudain ses beaux airs pour employer sa naturelle et vulgaire exclamation, et courant à la porte de communication ; « pourvu qu’il ne soit pas revenu !… Et si le vieux Rowley… » Un coup frappé à la porte opposée réclama ici toute son attention. Elle abandonna le bouton de celle qu’elle allait ouvrir, aussi précipitamment que si elle s’y fût brûlé les doigts, et reculant jusqu’à son sofa, elle dit : « Qui est là ? — Le vieux Rowley lui-même, madame, » répondit le roi, en entrant dans l’appartement avec son air habituel de tranquillité. — Ô crimini… ! Votre Majesté… je pensais… — Que j’étais trop loin pour entendre, sans doute, dit le roi, et vous parliez de moi comme on parle de ses amis absents. Point d’excuses. Je me souviens avoir entendu des dames dire de leurs dentelles, qu’une déchirure valait mieux qu’une reprise. Eh bien ! asseyez-vous donc. Où est Chiffinch ? — Il est à York-House, sire, » dit la dame, reprenant, quoique à grand’peine, son calme affecté et ses manières accoutumées. « Dois-je lui envoyer les ordres de Votre Majesté ? — J’attendrai son retour, dit le roi. Permettez-moi de goûter votre chocolat. — Il y en a de plus fraîchement fait dans l’office, » dit la dame ; puis elle se servit d’un petit instrument d’argent ou sifflet, et un enfant noir, magnifiquement vêtu en manière de page oriental, avec des bracelets d’or sur ses bras nus, et un collier d’or autour de son cou également nu, se présenta portant ce breuvage favori du matin sur un plateau de la plus riche porcelaine de Chine.

Tout en humant sa tasse de chocolat, le roi ; parcourait des yeux l’appartement, et, apercevant Fenella, Peveril et le musicien, qui se tenaient immobiles près d’un paravent indien, il continua de s’adresser à mistress Chiffinch, quoique avec une indifférence polie. « Je vous ai envoyé le violon ce matin, ou plutôt la flûte… Empson, et une petite fée que j’ai rencontrée dans le parc, et qui danse divinement. Elle nous a apporté la vraie nouvelle sarabande de la cour de la reine Mab[2], et je vous l’ai envoyée ici, afin que vous puissiez la voir à loisir. » — Votre Majesté me fait trop d’honneur, dit la Chiffinch, les yeux baissés, et avec l’accent de l’humilité.

— Il est vrai, petite Chiffinch, » reprit le roi, d’un ton de familiarité aussi méprisant que le pouvaient comporter ses manières distinguées, « que ce n’était pas seulement pour tes oreilles, quoiqu’elles méritent toute sorte de sons enchanteurs ; je pensais que Nelly serait avec toi ce matin. — Je vais envoyer Bajazet la chercher, sire, répondit la dame. — Non, je ne veux pas envoyer votre petit sultan païen si loin. Chiffinch m’a dit, je crois, que vous aviez compagnie, quelque cousine campagnarde, ou quelque chose d’approchant. N’y a-t-il ici personne comme cela ? — C’est une jeune provinciale, » dit mistress Chiffinch, s’efforçant de cacher son embarras ; « mais elle n’est pas préparée à l’honneur d’être admise en présence de Votre Majesté, et… — Et c’est justement le cas de la recevoir, Chiffinch : rien n’est si beau dans la nature que la première rougeur d’une petite paysanne placée entre la joie et la crainte, l’étonnement et la curiosité. C’est le duvet de la pêche ; par malheur il disparaît si vite ! Le fruit reste, mais son premier coloris et son parfum délicieux ont disparu. N’ouvre jamais la bouche sur ce sujet, Chiffinch, car c’est comme je te le dis. Ainsi je te prie de nous montrer ta belle cousine. »

Mistress Chiffinch, plus embarrassée que jamais, s’avança de nouveau vers la porte de communication qu’elle avait été sur le point d’ouvrir lors de l’entrée de Sa Majesté. Mais au moment où elle toussait très-fort, peut-être pour avertir quelqu’un placé en dedans, on entendit des voix se disputer très-haut, la porte s’ouvrit tout à coup, et Alice s’élança de l’appartement, suivie par l’entreprenant duc de Buckingham, qui s’arrêta pétrifié en voyant que la poursuite de la belle fugitive l’avait amené en présence du roi.

La colère dont Alice Bridgenorth paraissait transportée ne lui permit pas de s’apercevoir du rang ou du caractère des personnes au milieu desquelles elle se trouvait d’une manière si soudaine. « Je ne resterai pas plus long-temps ici, madame, » dit-elle à mistress Chiffinch, d’un ton de résolution inébranlable : « Je quitte sur-le-champ une maison dans laquelle je suis exposée à une compagnie que je déteste, et à des sollicitations que je méprise. »

Mistress Chiffinch épouvantée ne put que la prier, par des chuchotements interrompus, de garder le silence, et lui dire, en désignant Charles, qui fixait ses regards plutôt sur l’audacieux courtisan que sur le gibier qu’il poursuivait : « Le roi ! le roi ! — Si je suis en présence du roi, s’écria aussitôt Alice avec l’entraînement de la passion, tandis que ses yeux brillaient à travers les pleurs que lui arrachaient le ressentiment et sa pudeur insultée : « Tant mieux ! Il est du devoir de Sa Majesté de me protéger ; et je me range moi-même sous sa protection. »

Ces mots qu’elle prononçait à haute voix et courageusement rappelèrent tout à coup Julien à lui-même, car il était resté jusque-là comme pétrifié. Il s’approcha d’Alice, et l’avertissant tout bas qu’elle avait à ses côtés un être qui la défendrait aux dépens de sa propre vie, il la pria de se confier à lui dans cette occasion.

Alice lui saisit le bras avec joie et gratitude, et l’émotion qui lui avait inspiré tant d’énergie pour se défendre lui fit verser un torrent de pleurs, lorsqu’elle se vit soutenue par celui que peut-être elle désirait le plus avouer pour son protecteur. Elle permit à Peveril de l’attirer vers le paravent devant lequel il était placé, et, sans quitter son bras, elle s’efforçait de se cacher derrière lui. Dans cette attitude, ils attendirent la fin d’une scène si singulière.

Le roi parut d’abord tellement surpris à l’apparition inattendue de Buckingham, qu’il accorda peu ou point d’attention à Alice, qui avait été la cause d’une si brusque introduction du duc en sa présence, au moment le plus inopportun. Dans cette cour pleine d’intrigues, ce n’était pas la première fois que Buckingbam avait osé entrer dans la lice galante contre son souverain, et c’était là ce qui rendait l’insulte actuelle beaucoup plus insupportable. Le dessein qu’il avait eu en se cachant dans ces appartements réservés était expliqué par les exclamations d’Alice ; et Charles, malgré la douceur de son caractère et l’empire habituel qu’il avait sur ses passions, fut aussi indigné de cette tentative de séduction envers celle qui avait été destinée à devenir sa maîtresse, qu’un sultan de l’Orient pourrait l’être de l’insolence d’un vizir assez audacieux pour acheter une belle esclave dont lui-même voulait faire l’acquisition. Les traits basanés de Charles se colorèrent vivement, et les muscles de son visage sombre se gonflèrent, lorsqu’il dit d’une voix altérée par la colère : « Buckingham, vous n’oseriez pas ainsi insulter votre égal ; quant à votre maître, vous pouvez avec sécurité lui faire tous les affronts : son rang retient son épée dans le fourreau. »

L’altier courtisan ne laissa pas ce reproche sans réponse. « Mon épée, » dit-il avec fierté, « n’est jamais restée dans le fourreau, lorsque le service de Votre Majesté a exigé qu’elle en fût tirée. — Votre Grâce veut dire, lorsque son secours a été nécessaire aux intérêts de son maître, répliqua le roi ; car vous ne pouviez gagner une couronne de duc qu’en combattant pour la couronne royale. Mais c’en est fait : je vous ai traité comme un ami, comme un compagnon, presque comme un égal ; et vous m’avez payé par l’outrage et l’ingratitude. — Sire, » répondit le duc avec fermeté, quoique avec respect, « je suis au désespoir de vous déplaire ; mais je suis heureux de me rappeler que, si vos paroles peuvent conférer des honneurs, elles ne peuvent ni les altérer ni les ôter. Il est dur, » ajouta-t-il en baissant la voix, de manière à n’être entendu que du roi, que les criailleries d’une péronnelle puissent effacer les services de tant d’années. — Il est encore plus dur, » dit le roi, du même ton, que tous deux gardèrent jusqu’à la fin de cette altercation, « que les beaux yeux d’une péronnelle puissent porter un seigneur des plus nobles à oublier les bienséances qu’on doit observer dans la demeure particulière de son souverain. — Oserai-je demander à Votre Majesté quelles sont ces bienséances ? » dit le duc.

Charles se mordit les lèvres pour ne pas sourire. « Buckingham, dit-il, ceci est une folie, et nous ne devons pas oublier (comme nous l’avons presque déjà fait), qu’il y a des témoins de cette scène, et que nous devrions la représenter avec dignité. Je vous montrerai votre faute en particulier. — Il suffit que Votre Majesté ait été offensée, et que malheureusement elle l’ait été par moi, » dit le duc en pliant le genou ; « Bien que je sois innocent de tout ce qui pouvait aller au-delà de quelques propos galants. J’implore ainsi mon pardon de Votre Majesté. »

En disant ces mots, il s’agenouilla gracieusement. « Je te l’accorde, » dit le prince facile à apaiser. « Je pense que tu seras plus tôt fatigué d’offenser que moi de pardonner. — Puisse Votre Majesté vivre assez long-temps pour se rendre coupable du méfait dont il lui plaît aujourd’hui de charger mon innocence, dit le duc. — Qu’entendez-vous par ces paroles, milord, » dit Charles, auquel la colère fit de nouveau froncer le sourcil.

« Vous avez trop d’honneur, sire, reprit le duc, pour nier que vous chassez avec les flèches de Cupidon sur les terres d’autrui. Vous avez pris le droit royal de libre chasse dans le parc de chacun. Il est fâcheux que vous soyez désagréablement surpris d’entendre une flèche siffler autour de votre propre enclos. — N’en parlons plus, dit le roi, et voyons où la colombe s’est réfugiée. — L’Hélène a trouvé un Paris pendant notre querelle, répliqua le duc. — Ou plutôt un Orphée, dit le roi ; et ce qui est pis, un Orphée déjà pourvu d’une Eurydice : elle s’est pendue au bras du joueur de violon. — C’est par frayeur, dit Buckingham ; comme Rochester quand il se glissa dans une caisse de viole pour se dérober à sir Dermot O’Cleaver. — Il faut que ces gens nous montrent leur talent, dit le roi, et que nous leur fermions la bouche avec de l’or et des politesses : autrement nous deviendrons la fable de presque toute la ville. »

Le roi alors s’approcha de Julien, et lui ordonna de prendre son instrument, et de faire danser une sarabande à sa compagne.

« J’ai déjà eu l’honneur de prévenir Votre Majesté, dit Julien, que je suis hors d’état de contribuer à ses plaisirs de la manière elle le désire, et que cette jeune personne est… — Une suivante de lady Powis, » dit le roi, sur l’esprit de qui les choses qui n’avaient nul rapport à ses plaisirs faisaient une très-légère impression. « Pauvre lady ! elle est fort inquiète des lords enfermés dans la Tour. — Pardonnez-moi, sire, dit Julien ; mais elle est au service de la comtesse de Derby. — Ah ! bien, bien, répondit Charles ; oui, de lady Derby, qui a aussi ses peines à l’heure qu’il est. Savez-vous qui a enseigné la danse à cette jeune personne ? Quelques-uns de ses pas ressemblent à ceux de Lejeune de Paris. — Je pense qu’elle l’a apprise en pays étranger, sire, dit Julien. Pour moi, je suis chargé de quelques graves affaires concernant la comtesse, et je désirerais les communiquer à Votre Majesté. — Nous vous enverrons à notre secrétaire d’état, dit le roi. Mais cette danseuse veut-elle nous obliger une seconde fois ? Empson, maintenant je m’en souviens, c’est votre flûte qui la faisait danser. Jouez donc, et rendez la légèreté à ses pieds. »

Empson se mit aussitôt à jouer un air connu ; mais ainsi qu’il se l’était promis, il fit plus d’une note fausse, au point que le roi, dont l’oreille était très-juste, le réprimanda.

« Bélître, es-tu donc ivre de si bonne heure, ou prétends-tu te moquer de moi ? Tu penses être né pour battre la mesure, mais je vais te la faire battre sur les épaules[3]. »

La menace fut suffisante ; Empson eut soin de jouer son air de manière à conserver la haute réputation qu’il avait si justement acquise. Mais il ne produisit pas la moindre impression sur Fenella. Au lieu de rester debout, elle s’appuyait contre le mur de l’appartement, le visage aussi pâle que la mort, les bras et les mains pendants, et ne manifestait son existence que par les sanglots qui agitaient son sein, et par les pleurs qui s’échappaient de ses yeux à demi clos.

« Au diable ! dit le roi : quelque mauvais génie est venu ici ce matin, et ces femelles sont ensorcelées, je crois. Animez-vous, ma fille. Eh bien ! la belle, de nymphe t’es-tu métamorphosée en Niobé ? Si tu restes plus long-temps ainsi, tu deviendras véritablement un morceau de marbre. Qu’est-ce à dire, George ? auriez-vous lancé aussi une flèche de ce côté. »

Avant que Buckingham pût répondre à cette interpellation, Julien, se jetant aux genoux du roi, le pria de l’écouter, ne fût-ce que pour quelques minutes. « Cette jeune femme, dit-il, est depuis long-temps au service de la comtesse de Derby. Elle est privée de la faculté d’entendre et de parler. — Tu railles, mon garçon : elle qui danse si bien ? dit le roi ; non, tout le collège de Gresham ne me le ferait jamais croire. — J’aurais également considéré la chose comme impossible, sans ce que mes yeux ont pu voir aujourd’hui, répondit Julien. Mais permettez-moi, sire, de vous remettre le placet de la comtesse. — Et qui es-tu toi-même ? jeune homme, dit le souverain ; car, bien que tout être portant corset et jupon ait le droit de parler à un roi, et d’en obtenir une réponse, je ne sache pas qu’ils aient en même temps le privilège de s’adresser à lui par un envoyé extraordinaire. — Je suis Julien Peveril du Derbyshire, répondit le suppliant, le fils de sir Geoffrey Peveril de Martindale-Castle, qui… — Merci de moi ! le vieux soldat de Worcester ! dit le roi. Comment donc, je me le rappelle parfaitement. Quelque accident lui est arrivé, je crois : n’est-il pas mort, ou au moins malade ? — Il est très-mal à son aise, sire, mais non malade. Il a été emprisonné sur le soupçon d’avoir trempé dans le complot. — Voyez-vous ! dit le roi ; je savais bien qu’il lui était arrivé quelque chose ; et cependant je ne suis pas peu embarrassé pour secourir ce vieux et brave chevalier. C’est à peine si j’échappe moi-même à ces soupçons d’un complot dont le principal objet est de m’arracher la vie. Puis-je chercher à sauver un conspirateur, sans être accusé de complicité ?… Buckingham, tu as quelques rapports avec ceux qui ont imaginé ce beau chef-d’œuvre politique ou qui du moins l’ont su mettre à profit. Montre-toi bon une fois, contre ton habitude ; interpose-toi pour sauver notre vieil ami de Worcester, sir Godfrey : tu ne l’as pas oublié ? — Non, sire, répondit le duc ; car jamais je ne l’entendis nommer. — C’est sir Geoffrey que veut dire Sa Majesté, dit Julien. — Lors même que Sa Majesté voudrait dire sir Geoffrey, monsieur Peveril, je ne vois pas ce que je puis pour votre père, » répliqua le duc froidement. « Il est accusé d’un crime affreux ; et en pareil cas, un sujet anglais ne peut être sauvé ni par un prince, ni par un pair ; il ne doit attendre secours que de Dieu et de son pays. — À présent que Dieu te pardonne ton hypocrisie, George ! » dit le roi vivement ; « j’aimerais mieux entendre le diable prêcher la religion, que toi enseigner le patriotisme. Tu sais aussi bien que moi que la nation est dans un accès de fièvre, par la peur de ces pauvres catholiques, qui sont à peine deux contre cinq cents, et que l’esprit public est fatigué des récits de conspirations et des nouvelles horreurs inventées chaque jour, au point qu’on ne sait guère mieux reconnaître aujourd’hui ce qui est juste ou injuste, qu’un homme endormi ne peut distinguer ce qui est raisonnable de ce qui ne l’est pas. J’ai supporté tout cela jusqu’à présent ; j’ai permis que le sang coulât sur l’échafaud, craignant de contrarier la nation dans sa fureur, et je prie Dieu que moi et les miens ne soyons pas appelés à en répondre. Je ne veux plus me laisser entraîner par le torrent : l’honneur et ma conscience m’imposent le devoir d’y opposer une digue. Je veux agir en souverain, je veux empêcher mon peuple de commettre l’injustice, dussé-je lui déplaire.

Charles marchait précipitamment dans la chambre en exprimant avec une énergie peu ordinaire ces sentiments inaccoutumés. Après un court silence, le duc répondit avec gravité : « C’est parler en roi, sire ; mais, pardonnez-moi, non en roi d’Angleterre. »

Comme le duc parlait, Charles s’arrêta devant la fenêtre qui donnait sur White-Hall, et ses yeux se tournèrent involontairement vers la fatale croisée par laquelle son infortuné père avait été conduit à l’échafaud. Charles était naturellement, ou pour mieux dire réellement brave ; mais une vie passée dans les plaisirs, et l’habitude d’agir plutôt selon les circonstances que suivant la justice, le rendaient incapable de s’exposer au malheur et au martyre qui avait terminé le règne et la vie de son père : et cette pensée anéantit sa résolution à peine formée, de même que la pluie éteint une lumière bienfaisante. Dans un autre homme, une telle vacillation eût paru ridicule ; mais Charles ne pouvait pas perdre, même dans cette circonstance, cette dignité et cette grâce qui lui étaient naturelles autant que son indifférence et sa bonne humeur. « Notre conseil décidera de cette affaire, » dit-il en regardant le duc ; « et soyez assuré, jeune homme, » ajouta-t-il en s’adressant à Julien, « que votre père aura un intercesseur dans son roi, autant du moins que les lois me permettront d’intervenir en sa faveur. »

Julien allait se retirer, lorsque Fenella, avec un regard significatif, lui mit dans la main un papier sur lequel elle avait écrit à la hâte : « Le paquet, remettez le paquet. »

Après un moment d’hésitation, durant lequel il réfléchit que Fenella était l’organe de la volonté de la comtesse, Julien résolut d’obéir. « Permettez-moi, sire, dit-il, de remettre entre vos mains royales ce paquet qui m’a été confié par la comtesse de Derby. Les lettres qu’il renferme m’ont déjà été prises une fois, et je n’ai guère l’espoir maintenant de pouvoir les remettre à ceux auxquels elles sont adressées. Je les place donc dans vos royales mains, certain qu’elles feront triompher l’innocence de la personne qui les a écrites. »

Le roi secoua la tête et prit le paquet avec répugnance. « Ce n’est pas une mission bien sûre que celle dont vous êtes chargé : on égorge quelquefois un messager pour avoir ses dépêches. Mais remettez-les-moi ; et vous, Chiffinch, donnez-moi de la cire et une bougie. » Et il s’occupa lui-même à renfermer le paquet de la comtesse dans une autre enveloppe. « Buckingham, dit-il, vous êtes témoin que je ne les lis pas avant que le conseil les examine. »

Buckingham s’approcha et offrit ses services pour envelopper le paquet ; mais Charles refusa son assistance ; et quand il eut terminé, il scella l’enveloppe avec son propre anneau. Le duc se mordit les lèvres et ne dit mot.

« Et à présent, jeune homme, dit le roi, votre mission est accomplie, autant du moins qu’il a dépendu de vous. »

Julien interpréta fort judicieusement ces paroles comme une injonction de se retirer, et, faisant un profond salut, il se mit en devoir de sortir. Alice Bridgenorth, qui retenait toujours son bras, fit un mouvement pour s’éloigner avec lui. Le roi et Buckingham se regardèrent avec étonnement et prêts à sourire, tant il leur paraissait étrange qu’une proie pour laquelle un instant auparavant ils s’étaient disputés, pût ainsi leur échapper, ou plutôt leur être ravie par un troisième compétiteur d’un rang si inférieur.

« Mistress Chiffinch, » dit le roi avec un mouvement d’hésitation qu’il ne put réprimer, « j’espère que votre belle pensionnaire n’a pas l’intention de nous quitter. — Non, certainement. Votre Majesté, répondit la Chiffinch. Alice, ma chère, vous vous méprenez ; c’est la porte opposée qui conduit à vos appartements. — Pardonnez-moi, madame, je ne me trompe pas de chemin, quand je prends celui qui doit me conduire loin d’ici. »

Buckingham regarda Charles d’une manière aussi expressive que l’étiquette pouvait le lui permettre ; puis se retournant vers Alice, toujours attachée au bras de Julien : « Cette demoiselle errante, dit-il, a résolu de ne pas s’égarer en chemin une seconde fois. Elle a choisi un guide assez habile. — Cependant on raconte que de semblables guides ont souvent égaré les demoiselles, » dit le roi.

Alice rougit, mais se remit aussitôt qu’elle eut compris que sa liberté pouvait dépendre de l’accomplissement immédiat de sa résolution. Par un sentiment de délicatesse offensée elle quitta le bras de Julien, qu’elle avait tenu jusqu’alors ; mais, en parlant, elle continua de le retenir par le pan de son habit. « Je me suis égarée, » dit-elle, en s’adressant à mistress Chiffinch, « mais c’est lorsque j’ai passé le seuil de cette maison. L’outrage auquel j’ai été exposée chez vous me force à m’éloigner. — Je ne le permettrai pas, ma chère demoiselle, répondit la Chiffinch, jusqu’à ce que votre oncle, qui vous a confiée à mes soins, me déclare que je ne suis plus responsable de vous. — Je rendrai compte de ma conduite à mon oncle, et, ce qui est encore plus important, à mon père, dit Alice. Vous devez me permettre de partir, madame : je suis née libre, et vous n’avez pas le droit de me retenir. — Pardonnez-moi, ma jeune dame, dit mistress Chiffinch, j’ai ce droit, et j’en userai. — C’est ce que je veux savoir avant de m’éloigner, » dit Alice avec fermeté ; et s’avançant d’un pas ou deux, elle se jeta aux genoux du roi. « Sire, dit-elle, si c’est réellement devant le roi Charles que je suis agenouillée. Votre Majesté est le père de ses sujets. — D’une assez grande partie du moins, » dit à part le duc de Buckingham. — J’implore votre protection, au nom de Dieu, et du serment que prononça Votre Majesté lorsqu’elle mit sur sa tête la couronne du royaume ! — Elle vous est accordée, « dit le roi, un peu confus d’un appel si inattendu et si solennel. « Cependant demeurez avec cette dame, chez laquelle vous ont placée vos parents : ni Buckingham ni personne n’osera pénétrer chez vous. — Sa Majesté, » ajouta Buckingham, poussé par cet inquiet et malheureux esprit de contradiction qu’il ne pouvait jamais retenir, même lorsqu’il blessait le plus, non seulement la bienséance, mais encore son propre intérêt, « Sa Majesté vous protégera, belle demoiselle, contre toute attaque, excepté pourtant contre les visites que nous ne pouvons pas qualifier ainsi. »

Alice lança un regard pénétrant sur le duc, comme si elle avait lu dans sa pensée, et un autre sur Charles, pour voir s’il avait frappé juste. Une coupable rougeur qui couvrait le front du roi la détermina au départ. « Votre Majesté me pardonnera, dit-elle ; ce n’est pas ici que je puis jouir de sa royale protection. Je suis résolue à quitter cette maison. Si j’y suis retenue, ce sera par une violence que, je l’espère, personne n’osera me faire en présence de Votre Majesté. Ce noble cavalier, que je connais depuis long-temps, me ramènera vers mes amis. — Nous faisons, ce me semble, une sotte figure dans cette scène, » dit Charles à voix basse en s’adressant au duc de Buckingham ; « mais il faut lui permettre de s’en aller : je ne veux ni n’ose l’empêcher de retourner chez son père. — Si elle y retourne, » jura le duc intérieurement, « je ne veux de ma vie, ainsi que le dit sir Andrew, toucher la main d’une jolie femme ! » Alors reculant un peu, il dit quelques mots au musicien Empson, qui sortit un moment de la chambre, et revint presque immédiatement.

Le roi paraissait hésiter sur le rôle qu’il devait jouer dans une si étrange circonstance. Se reconnaître vaincu dans une intrigue galante, c’était se soumettre au ridicule de toute sa cour ; y persister par tous les moyens qui tenaient de la contrainte lui semblait une tyrannie, et, ce qu’il trouvait plus odieux peut-être, un acte peu digne d’un vrai gentilhomme. « Sur mon honneur ! jeune dame, » dit-il avec dignité, « vous n’avez rien à craindre dans cette maison. Mais il n’est pas séant que vous la quittiez d’une manière aussi brusque. Si vous voulez avoir la bonté d’attendre un quart-d’heure, la voiture de mistress Chiffinch sera à vos ordres, et vous conduira où vous désirerez. Épargnez-vous le ridicule, et à moi le chagrin de vous laisser voir quittant la maison d’un de mes serviteurs de la même manière que si vous vous échappiez d’une prison. »

Le roi parlait avec la sincérité que lui inspirait son bon naturel, et Alice, un instant fut tentée de suivre son avis, mais se rappelant qu’elle devait aller à la recherche de son père et de son oncle, ou, à leur défaut, de quelque asile respectable et sûr, elle réfléchit sur-le-champ que les domestiques de mistress Chiffinch n’étaient pas des guides assez fidèles pour qu’elle pût avec eux exécuter un tel dessein. Aussi annonça-t-elle avec respect et fermeté sa résolution de partir sans retard. Elle n’avait pas besoin, dit-elle, d’autre escorte que celle de M. Julien Peveril, qui était bien connu de son père, et qui s’offrait de l’accompagner ; encore cette protection ne lui était-elle nécessaire que jusqu’à ce qu’elle fût rentrée chez son père.

« Adieu donc, madame, au nom du ciel, dit le roi ; je suis fâché que tant de beauté soit accompagnée d’une si opiniâtre défiance. Quant à vous, monsieur Peveril, j’aurais imaginé que vos propres affaires vous occuperaient assez pour vous empêcher de vous mêler des caprices du beau sexe. Le soin de remettre toutes les demoiselles égarées dans le véritable sentier, surtout au train dont les choses vont dans cette bonne ville, est une tâche pénible pour votre jeunesse et votre inexpérience. »

Julien, à qui il tardait d’arracher Alice d’un lieu dont il commençait à apprécier les dangers, ne répondit rien à un tel sarcasme ; mais, s’inclinant avec respect, il l’entraîna hors de l’appartement. L’apparition subite de son amante, et la scène animée qui en était résultée, avait entièrement effacé, pour un moment, le souvenir de son père et de la comtesse de Derby, et tandis que la muette, agente de cette dernière, restait dans la chambre, silencieuse et comme spectatrice étonnée de tout ce qui se passait, Peveril était arrivé, par le puissant intérêt que lui inspirait la situation critique d’Alice, à oublier totalement sa présence. Mais il n’eut pas plus tôt abandonné l’appartement, sans songer à elle et sans l’attendre, que Fenella, revenant comme d’une extase, se dressa, regarda autour d’elle de l’air d’une personne qui sortirait d’un rêve, comme pour s’assurer que son compagnon était parti, et parti sans lui accorder la moindre attention ; puis elle joignit les mains, et leva les yeux avec une telle expression de chagrin, que Charles crut y lire les pénibles idées dont son esprit était agité. « Ce Peveril est un modèle parfait d’heureuse perfidie, dit le roi ; non seulement il réussit au premier signe à se faire suivre de la reine des Amazones, mais à sa place il nous laisse, je crois, une Ariane inconsolable. Ne pleurez donc pas ainsi, ma princesse aux jolis mouvements, dit-il en s’adressant à Fenella ; « si nous ne pouvons appeler Bacchus pour vous consoler, nous vous remettrons aux soins d’Empson, qui est capable de défier, le verre à la main, ce dieu lui-même, et je tiendrais pour lui la gageure. »

Le roi finissait à peine de parler, que Fenella passant devant lui avec son agilité habituelle, et sans le moindre égard pour la présence royale, se précipita dans l’escalier, et sortit de la maison sans répondre aux propositions du monarque. Il vit son brusque départ avec plus de surprise que de déplaisir, et partant d’un éclat de rire, il dit au duc : « Eh bien ! George, voici un jeune damoiseau qui vous apprend comment on se conduit avec les femelles. J’avais bien un peu d’expérience là-dessus, mais jamais je n’aurais pensé à les gagner ou à les perdre avec aussi peu de cérémonie. — L’expérience, sire, répliqua le duc, ne s’acquiert pas sans les années. — Cela est vrai, George, vous voulez probablement insinuer que le galant qui l’acquiert perd en jeunesse ce qu’il gagne en science. Mais cela ne me touche guère. En amour comme en politique, vous ne sauriez être plus malin que votre maître, quelque vieux que vous le croyez. Vous n’avez pas le secret de plumer la poule sans la faire crier[4], témoin votre besogne de ce matin. Je vous donnerai de l’avantage à tous les jeux, même à celui du mail si vous osez accepter mon défi… Chiffinch, pourquoi gâter ta jolie figure par ces sanglots et par ces efforts pour tirer de tes yeux quelques larmes récalcitrantes ? — C’est que je crains, » dit piteusement la Chiffinch, « que Votre Majesté ne puisse penser… que vous ne puissiez croire… — Que je ne puisse croire à la reconnaissance d’un courtisan, ou à la bonne foi d’une femme ? » répondit le roi en lui donnant une petite tape sous le menton pour lui faire lever la tête. — « Allons, enfant, je ne suis pas si fou ! — C’est cela, » dit la Chiffinch, en continuant à sangloter amèrement ; car elle se sentait incapable de verser une seule larme ; « je vois que Votre Majesté est disposée à jeter tout le blâme sur moi, qui suis innocente comme un enfant au maillot. Que Sa Grâce me juge. — Sans doute, sans doute, Chiffie, dit le roi. Sa Grâce et vous, vous devez être de fort bons juges l’un de l’autre, et vous serez également l’un pour l’autre des témoins favorables. Mais afin d’examiner la chose avec impartialité, il faudra que nous vous interrogions séparément. Milord duc, nous serons au mail à midi, si Votre Grâce accepte mon défi. »

Le duc salua, et se retira.



  1. Mistress Chiffinch and Chiffinch’s mistress. Le mot mistress signifie dans le premier sens madame, et dans le second maîtresse. a. m.
  2. Reine des fées. a. m.
  3. I will have time beat into thee, dit le texte. a. m.
  4. Cette phrase est en français dans le texte. a. m.