Peveril du Pic/Chapitre 45

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 543-552).


CHAPITRE XLV.

SOIRÉE À LA COUR.


C’était grande fête ce jour-là : les lambris dorés retentissaient de joyeux toasts ; les pas des danseurs suivaient la cadence de la musique ; le joueur toujours gai risquait un monceau d’or, et riait également, soit qu’il augmentât ou qu’il diminuât : car l’air de la cour a une vertu toute puissante pour enseigner la patience, que les philosophes prêchent en vain.
Pourquoi ne venez-vous pas à la cour ?


Dans l’après-dîner de ce même jour si fertile en événements, Charles tint sa cour dans les appartements de la reine, ouverts à une certaine heure pour les personnes invitées, qui seulement n’appartenaient pas aux plus hautes classes, mais accessible sans aucune restriction aux nobles des premiers rangs et aux courtisans ordinaires qui tenaient les uns de leur naissance, les autres de leurs charges, le privilège de leurs entrées.

Un des traits caractéristiques de Charles, celui qui, sans aucun doute, le rendait personnellement populaire, et retarda jusqu’à un autre règne la chute de sa famille, c’était d’avoir banni de sa cour une partie de ce ridicule cérémonial qui autrefois entourait les souverains. Il avait conscience des grâces naturelles de sa bonté naïve, et s’y fiait, non sans raison, pour détruire les mauvaises impressions qu’avaient dû produire certaines actions qu’il sentait ne pouvoir être justifiées par la raison morale ou la politique.

Durant la journée, on voyait souvent le roi se promener seul dans les endroits publics, ou accompagné d’une ou de deux personnes seulement et sa réponse aux remontrances de son frère, sur le risque qu’il courait en exposant ainsi sa personne, est bien connue : « Croyez-moi, Jacques, lui disait-il, personne ne m’assassinera pour vous faire roi. »

De même, les soirées de Charles, lorsqu’elles n’étaient pas consacrées à des plaisirs plus secrets, se passaient fréquemment au milieu des personnes qui avaient le moins de droits à figurer dans le cercle de la cour ; et il en était ainsi le jour dont nous parlons. La reine Catherine, tout à fait résignée à son destin, avait depuis long-temps cessé de nourrir aucun sentiment de jalousie, et semblait tellement morte à cette passion, qu’elle recevait chez elle et sans aucun scrupule, même avec bienveillance, les duchesses de Portsmouth et de Cleveland, ainsi que d’autres femmes qui avaient la réputation, quoique la chose fût moins notoire, d’avoir été favorites royales. Toute contrainte était bannie d’un cercle ainsi composé, où se réunissaient aussi les courtisans sinon les plus sages, du moins les plus spirituels qui se trouvèrent jamais rassemblés autour d’un monarque : comme ils avaient partagé les besoins, les plaisirs et les fredaines de son exil, ils jouissaient ainsi d’une espèce de licence passée en usage, que l’excellent prince, arrivé à l’époque de sa prospérité, aurait eu bien de la peine à réprimer, s’il eût été dans son caractère de l’entreprendre. Mais c’était là la dernière des pensées de Charles : ses manières étaient assez nobles pour empêcher qu’on lui manquât d’égards, et il ne cherchait d’autre protection contre une excessive familiarité que celle qu’il devait à sa dignité et à la vivacité de son esprit.

Dans l’occasion dont il s’agit il était particulièrement disposé à jouir de la scène de plaisir qui avait été préparée. La mort singulière du major Coleby, qui avait eu lieu en sa présence et qui avait proclamé à ses oreilles, comme le son momentané d’une cloche, sa négligence et son ingratitude envers un homme qui lui avait tout sacrifié, causa beaucoup de chagrin à Charles ; mais, dans sa propre opinion du moins, il avait complètement expié ce coupable abandon par les peines qu’il s’était données pour intervenir en faveur de sir Geoffrey Peveril et de son fils, dont il considérait la délivrance comme une excellente action en elle-même, et, en dépit des graves circonstances d’Ormond, comme effectuée d’une manière bien pardonnable, vu les difficultés qui l’environnaient. Il éprouva même une certaine satisfaction en apprenant qu’il y avait eu des troubles dans les rues de la Cité, et qu’un certain nombre des plus violents fanatiques s’étaient rendus à leurs lieux de réunion, convoqués extraordinairement pour s’enquérir, comme disaient leurs prédicateurs, des causes de la céleste colère et de la marche rétrograde de la cour, pour examiner la conduite des hommes de loi et des jurés par qui les infâmes et sanguinaires fauteurs du complot papiste avaient été soustraits aux châtiments qu’ils avaient le plus mérités.

Le roi, nous le répétons, semblait écouter ces renseignements avec plaisir, même quand on lui rappelait le caractère dangereux et jaloux des hommes qui travaillaient à répandre de tels soupçons. « Qui osera maintenant m’accuser, » disait-il avec un air de triomphe, « de négliger entièrement les intérêts de mes amis ? Vous voyez la péril auquel je m’expose, et même à quel point je compromets le repos public pour secourir un homme que j’ai à peine vu depuis vingt ans, sauf le jour où il est venu, avec son habit de buffle et sa bandoulière, me baiser les mains, comme tant d’autres officiers, lors de la restauration. On dit que les rois ont les mains longues ; je crois qu’ils n’ont pas moins besoin d’une longue mémoire, puisqu’on prétend qu’ils doivent découvrir et récompenser tout Anglais qui n’a montré sa bonne volonté qu’en criant vive le roi ! — Oh ! les drôles sont encore plus déraisonnables, lui répliqua Sedley ; car il n’est pas un de ces coquins qui ne croie avoir droit à la protection de Votre Majesté, même quand il a une bonne cause, qu’il ait ou non crié vive le roi ! »

Le monarque sourit, et se dirigea vers un autre côté du splendide salon, où était réuni tout ce qui pouvait, d’après le goût de l’époque, faire passer agréablement le temps.

À l’une des extrémités, un groupe de jeunes et des plus jolies femmes de la cour écoutait une ancienne connaissance du lecteur, lequel accompagnait, avec son talent sans égal sur la flûte, une jeune sirène, qui, le cœur palpitant d’orgueil et de crainte, chantait en présence de cet auditoire imposant le bel air qui commence ainsi :

Je suis trop jeune et trop novice encore
Pour qu’un amant me courtise et m’adore.

Elle s’acquittait de sa tâche d’une façon qui était si bien d’accord avec les vers du poète érotique et l’air voluptueux qui avait été adapté à ces paroles par le célèbre Purcel, que les hommes se pressaient autour d’elle comme en extase, tandis que la plupart des dames jugeaient convenable ou de paraître absolument indifférentes aux paroles qu’elle chantait, ou de se retirer du cercle avec le moins de bruit possible. Au chant succéda un concerto, exécuté par l’élite des meilleurs musiciens, et que le roi, dont le goût était incontestable, avait choisi lui-même.

Autour de plusieurs tables, dans le même appartement, les courtisans plus âgés sacrifiaient à la fortune, jouant aux différents jeux alors à la mode, tels que l’hombre, le quadrille, le hasard, etc. ; tandis que des monceaux d’or, placés devant les joueurs, augmentaient ou diminuaient, suivant les chances qu’amenaient les cartes et les dés. On aventurait souvent d’un seul coup plusieurs années du revenu d’un beau domaine ; argent qui eût été mieux employé à réparer les brèches faites par Cromwell aux murailles du château, et à rouvrir les sources de l’abondance et de l’hospitalité, qui, épuisées, pendant le siècle précédent, par les amendes et les confiscations, couraient grand risque alors d’être taries par une insouciante prodigalité. Ailleurs, sous prétexte de regarder le jeu ou d’écouter la musique, les galanteries de ce siècle licencieux occupaient les élégants et les belles, observés cependant de près par les vieilles et les laides, qui se permettaient du moins le plaisir d’épier et peut-être celui de divulguer des intrigues qu’elles ne pouvaient partager.

D’une table à l’autre voltigeait le joyeux monarque, tantôt échangeant un coup d’œil avec une beauté de la cour, ou une plaisanterie avec un courtisan bel-esprit, tantôt battant la mesure en écoutant la musique, parfois perdant, parfois gagnant quelques pièces d’or à la table de jeu qui se trouvait la plus proche ; le plus aimable des voluptueux, le plus enjoué et le meilleur des compagnons, l’homme qui, de tout l’univers, aurait le mieux rempli son rôle, si la vie n’eût été qu’un banquet continuel ; s’il ne se fût agi que de jouir du présent, et de passer le temps aussi agréablement que possible.

Mais les rois sont moins que personne exempts du sort ordinaire de l’humanité, et Seged l’Éthiopien n’est pas le seul monarque qui ait pu reconnaître combien il est impossible de compter sur un jour, sur une heure de parfaite sérénité. Un huissier de la cour vint tout à coup dire à Leurs Majestés qu’une dame, qui ne voulait se faire annoncer que sous le titre de pairesse d’Angleterre, demandait à être admise en leur présence.

La reine répliqua vivement que c’était impossible ; qu’aucune pairesse ne pouvait jouir du privilège de son rang sans décliner son nom.

« Je parierais, dit un courtisan, que c’est quelque nouveau caprice de la duchesse de Newcastle. »

L’huissier qui avait apporté le message dit qu’il croyait bien que c’était la duchesse, tant à cause de la singularité d’une telle prétention, que de l’accent un peu étranger de cette dame.

« Au nom de la folie donc, dit le roi, laissons-la entrer. Sa Grâce est, de sa personne, une vraie pièce curieuse, une véritable mascarade, une espèce d’hôpital de Bedlam en petit, et toutes ses idées sont celles de maniaques infatués de l’amour et de la littérature, qui, dans leurs extravagances, ne songent qu’à Minerve, à Vénus et aux neuf Sœurs. — Le bon plaisir de Votre Majesté doit toujours imposer silence au mien, répliqua la reine ; j’espère seulement qu’on ne s’attend pas à ce que j’entretienne une femme si fantasque ? La dernière fois qu’elle vint à la cour… (Isabelle, » dit-elle à une de ses dames d’honneur portugaises, « vous n’étiez pas revenue de notre chère Lisbonne), Sa Grâce eut l’assurance de prétendre qu’elle avait le droit de se faire porter la queue jusque dans mon appartement ; et comme on lui refusa une pareille liberté, que croyez-vous alors qu’elle fît ? Eh bien ! elle déroula une queue si longue, que trois mortelles aunes de satin brodé d’argent restaient dans l’antichambre, soutenues par quatre filles, tandis que l’autre bout pendait au dos de Sa Grâce, qui me rendait ses devoirs à l’extrémité de ce vaste salon. Trente aunes pleines du plus beau satin employées de cette manière pour la folie de Sa Grâce ! — Et elles étaient vraiment très-jolies, les demoiselles qui portaient cette énorme queue, dit le roi, queue qui n’eut jamais sa pareille, si ce n’est celle de la grande comète de 66. Sedley et Étherège nous ont dit des merveilles de ces jeunes filles ; car c’est un avantage de la nouvelle mode introduite par la duchesse, qu’une dame peut ignorer absolument les histoires de coquetterie des personnes de sa suite. — Dois-je donc comprendre que le bon plaisir de Votre Majesté est que cette dame soit introduite ? demanda l’huissier. — Certainement, répondit le roi, pourvu cependant que l’inconnue ait réellement droit à cet honneur… Au fait, il serait aussi bien de lui demander son nom ; il y a dans le monde d’autres folles que la duchesse de Newcastle. Je vais me rendre moi-même dans l’antichambre pour recevoir votre réponse. »

Mais avant que Charles fût arrivé à la porte de l’appartement qui donnait dans le vestibule, l’huissier surprit toute l’assemblée en annonçant un nom qu’on n’avait pas entendu, depuis bien des années, retentir dans les salons de la cour : « La comtesse de Derby. »

Bien faite et grande, conservant encore, malgré son âge avancé, une taille que les ans ne courbaient pas, la noble dame s’avança vers son souverain d’un pas semblable à celui dont elle aurait abordé un égal. À la vérité, il n’y avait rien dans ses manières qui annonçât de l’orgueil ni une hauteur présomptueuse, inconvenante en présence du roi ; mais la conscience des injustices qu’elle avait éprouvées sous l’administration de Charles, et de la supériorité que doit avoir celui qui reçoit l’injure sur celui qui la fait ou au nom de qui elle est faite, donnait de la dignité à son regard et de la fermeté à sa démarche. Elle portait le grand deuil de veuve, et ses vêtements étaient coupés à la mode de l’époque où son mari avait péri sur l’échafaud ; car, depuis trente années que ce fatal événement était arrivé, elle n’avait jamais permis à sa femme de chambre de rien changer à sa toilette.

La surprise ne fut pas des plus agréables pour le roi : maudissant au fond de son cœur la précipitation avec laquelle il avait ordonné d’introduire la dame inconnue sur cette scène de plaisir et de gaieté, il vit en même temps la nécessité de la recevoir d’une manière digne de son propre caractère, et du rang qu’elle occupait à la cour d’Angleterre. Il s’approcha d’elle avec un air de satisfaction pour lequel il dépensa toute sa grâce naturelle, et se mit à lui dire en français : « Chère comtesse de Derby, puissante reine de Man, notre très-auguste sœur… — Parlez anglais, sire, si du moins je puis me permettre de vous demander cette faveur, interrompit la comtesse. Je suis pairesse de ce royaume, mère d’un comte anglais, et veuve, hélas ! d’un autre. C’est en Angleterre que j’ai passé mes jours si courts de bonheur et mes années si longues de veuvage et de chagrin. La France et sa langue ne sont plus pour moi que les rêves d’une enfance sans intérêt. Je ne connais d’autre langue que celle de mon époux et de mon fils, permettez-moi donc, comme veuve et mère d’un Derby, de vous rendre ainsi mon hommage. »

Elle allait s’agenouiller, lorsque le roi la retint gracieusement, et la baisant sur la joue, suivant l’étiquette, il la conduisit vers la reine, à qui il voulut lui-même la présenter. « Votre Majesté doit savoir que la comtesse, dit-il, a mis interdiction sur le français, la langue de la galanterie et des compliments. J’espère que Votre Majesté, bien qu’étrangère aussi, trouvera assez de bon anglais pour assurer à la comtesse de Derby le plaisir que nous ressentons à la voir venir à la cour, après une absence de tant d’années ? — Je m’efforcerai du moins de le faire, » répondit la reine, sur qui l’extérieur de la comtesse de Derby produisit une impression plus favorable que celle de plusieurs étrangères qu’à la prière du roi elle avait coutume de recevoir avec courtoisie.

Charles reprit lui-même la parole : « À toute autre dame du même rang je pourrais demander pourquoi elle a été si longtemps absente de la cour ; je crains que la seule question que je puisse adresser à la comtesse de Derby ne soit pour lui demander à quelle heureuse cause nous devons le plaisir de la voir ici. — Ce n’est pas à une heureuse cause, sire, bien qu’elle soit des plus importantes et des plus urgentes. »

Le roi n’augura rien d’agréable de ce commencement ; et à vrai dire, dès l’arrivée de la comtesse, il avait prévu quelque déplaisante explication, qu’il se hâta en conséquence de prévenir en donnant encore à ses traits une expression de sympathie et d’intérêt.

« Si cette cause, dit-il, est de nature à permettre que nous vous soyons de quelque utilité, nous ne pouvons nous attendre à ce que Votre Seigneurie nous l’expose en ce moment ; mais un mémoire adressé à notre secrétaire, ou, si vous le jugez plus convenable, directement à nous-même, sera immédiatement pris en considération, et je crois n’avoir pas besoin d’ajouter, accueilli avec toute la faveur possible. »

La comtesse s’inclina avec dignité et répondit : « L’affaire, sire, est en effet très-importante ; mais l’exposé en est si court qu’il ne faudrait, pour l’entendre, que distraire votre oreille pendant quelques minutes des choses plus agréables qui les captivent ; elle est d’ailleurs si urgente que je n’ose la retarder d’un seul moment. — Votre demande est extraordinaire, dit Charles ; mais, comtesse de Derby, vous ne nous honorez pas souvent de votre présence, et nous devons vous laisser disposer de nos instants. L’affaire demande-t-elle un entretien secret ? — Pour ce qui me concerne, répondit la comtesse, toute la cour peut l’entendre ; mais Votre Majesté préférera peut-être m’écouter en présence seulement d’un ou deux de ses conseillers. — Ormond, » dit le roi en regardant autour de lui, « suivez-moi pour un instant ; et vous aussi, Arlington. »

Le roi les conduisit dans un cabinet voisin, et s’asseyant, pria la comtesse de vouloir bien aussi prendre un siège. « Je n’en ai pas besoin, sire, » dit-elle ; puis elle garda un moment le silence pour appeler à elle tout son courage, et continua avec fermeté.

« Vous parliez exactement, sire, en disant que ce n’est pas une cause légère qui m’a fait sortir de ma retraite. Je ne suis pas venue ici lorsque la fortune de mon fils, fortune qu’il devait à un père mort pour défendre les droits de Votre Majesté, lui fut ravie, sous des prétextes de justice, pour assouvir d’abord la cupidité de Fairfax, et fournir ensuite à la prodigalité de son gendre Buckingham. — Vous employez des expressions beaucoup trop dures, madame, dit le roi. Une peine légale, comme nous nous le rappelons bien, fut encourue par un acte de violence irrégulier : c’est ainsi que nos cours de justice et nos lois l’appellent, quoique personnellement je ne refuse pas de le nommer avec vous une honorable vengeance. Mais souvent ce qu’on peut considérer comme tel d’après les lois de l’honneur est nécessairement suivi de fâcheuses conséquences. — Je ne viens pas, sire, me plaindre à vous de ce que l’héritage de mon fils a été détruit et confisqué ; je n’en parle que pour montrer quelle fut ma résignation lors de cet affligeant désastre. Je viens pour racheter l’honneur de la maison de Derby, plus cher à mes yeux que tous les trésors et toutes les terres qui lui ont jadis appartenu. — Et qui attaque l’honneur de la maison de Derby ? répliqua le roi ; sur ma parole, vous m’en donnez la première nouvelle. — N’a-t-on pas imprimé un récit (car c’est ainsi qu’on nomme les longues suites de mensonges relatives à la conspiration papiste, à cette prétendue conspiration, comme je l’appellerai), un récit dans lequel l’honneur de notre maison a été terni et souillé ? Et deux nobles personnages, le père et le fils, alliés de la maison de Stanley, ne courent-ils pas risque de perdre la vie pour des faits dont je suis, moi, principalement accusée ? »

Le roi jeta un regard autour de lui, et souriant à d’Ormond et à d’Arlington : « Le courage de la comtesse, leur dit-il, doit nous faire honte, ce me semble. Quelle bouche osa jamais qualifier de prétendu l’immaculé complot, ou appeler le récit des témoins une longue suite de mensonges ? Mais, madame, continua-t-il, quoique j’admire la générosité de votre intervention en faveur des deux Peveril, je dois vous apprendre que cette intervention n’est pas nécessaire : leur acquittement a été prononcé ce matin. — Alors que Dieu soit loué ! » s’écria la comtesse en joignant les mains. « C’est à peine si j’ai dormi depuis la nouvelle de leur arrestation ; et je venais ici me livrer à la justice de Votre Majesté ou aux préjugés du pays, dans l’espoir qu’en le faisant je pourrais du moins sauver la vie de mes nobles et généreux amis, en butte aux soupçons uniquement, ou du moins principalement à cause de leurs liaisons avec nous. Mais sont-ils vraiment acquittés ? — Ils le sont, sur mon honneur. Je m’étonne que vous ne l’ayez pas appris. — Je ne suis arrivée qu’hier au soir, sire, dit la comtesse, et je suis restée dans une retraite absolue, craignant d’adresser aucune question qui pût me faire découvrir avant d’avoir vu Votre Majesté. — Et maintenant que nous avons eu une explication, » dit le roi en lui prenant la main avec bonté, « tout en vous assurant du plaisir que j’ai de vous voir, puis-je vous conseiller de retourner dans votre île royale avec aussi peu d’éclat que vous en êtes venue ? Le monde, ma chère comtesse, est bien changé depuis le temps où vous étiez jeune. Il y avait alors guerre civile, on se battait avec des épées et des mousquets ; nous combattons à présent avec des actes d’accusation, des serments, et d’autres armes légales du même genre. Vous ne connaissez rien à ce genre de guerre ; et quoique je sache parfaitement que vous êtes capable de défendre un château fort, je doute que vous possédiez l’art de parer une accusation. Ce complot a fondu sur nous comme une tempête ; et tant que la tempête sévit, impossible de gouverner le navire : il faut se diriger vers le port le plus proche, heureux encore si l’on peut le gagner ! — C’est lâcheté, sire, s’écria la comtesse ; pardonnez-moi ce mot, ce n’est qu’une femme qui la prononcé ; appelez vos nobles amis autour de vous, et soutenez le choc comme votre royal père. Il n’y a que le bien ou le mal, qu’un chemin honorable et droit : tous les sentiers qui en dévient sont obliques et honteux. — Votre langage, ma vénérable amie, » dit d’Ormond, qui vit la nécessité d’intervenir entre la dignité du souverain et la trop franche liberté de la comtesse, plus accoutumée à recevoir qu’à donner des marques de respect ; « votre langage est plein d’énergie, mais il convient mal aux circonstances présentes. Il pourrait occasionner un renouvellement de guerre civile et tous les maux qui en résultent, mais il n’amènerait que difficilement les effets que vous en attendez avec tant de confiance. — Vous êtes trop téméraire, madame la comtesse, dit d’Arlington ; non seulement vous courez vous-même au devant du péril, mais encore vous voulez y entraîner Sa Majesté. Permettez-moi de vous dire franchement que, dans ces conjonctures périlleuses, vous avez mal fait de quitter le château de Rushin, où vous étiez au moins en sûreté, pour vous exposer au risque d’obtenir un logement dans la Tour de Londres. — Et quand je devrais y voir ma tête sur le billot, répliqua la comtesse, comme mon mari à Bolton, j’y consentirais volontiers, plutôt que d’abandonner un ami, et un ami surtout qui, comme le jeune Peveril, n’a couru un tel danger que par ma faute ! — Mais ne vous ai-je pas assuré que les deux Peveril, le vieux aussi bien que le jeune, étaient hors de danger ? dit le roi ; quel motif donc, ma chère comtesse, vous pousse à chercher des périls dont sans doute vous espériez sortir par mon intervention ? Il me semble qu’une femme aussi sensée que vous ne se jetterait pas volontiers dans une rivière, simplement pour que ses amis eussent la peine et le mérite de l’en retirer. »

La comtesse répéta que son intention était d’obtenir un jugement impartial. Les deux conseillers la pressèrent encore de s’éloigner, dût-on l’accuser de se soustraire à la justice, et de se tenir tranquille dans son petit royaume féodal.

Le roi, voyant que cette discussion n’en finissait pas, rappela gracieusement à la comtesse que la reine serait jalouse s’il retenait Sa Seigneurie plus long-temps, et lui offrit la main pour la reconduire dans le salon. Elle fut bien forcée d’accepter, et revint dans l’appartement de réception, où arriva presque aussitôt un événement que nous devons réserver pour le chapitre suivant.