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Philopatris ou l’homme qui s’instruit

La bibliothèque libre.
Traduction par Eugène Talbot.
Hachette (Tome 2p. 520-533).

LXXIX

PHILOPATRIS

OU L’HOMME QUI S’INSTRUIT[1].

TRIÉPHON, CRITIAS ET CLÉOLAÜS.

1. Triéphon. Qu’est-ce donc, Critias ? Te voilà tout changé ! Tu fronces les sourcils en vrai songe-creux ; tu roules dans ton esprit de graves pensées, comme un renard qui médite une ruse, et, pour parler avec le poëte[2],

une étrange pâleur s’étend sur ton visage


As-tu vu le chien à trois têtes, Hécate sortant des enfers, ou bien t’es-tu rencontré volontairement avec quelque dieu ? Il n’est pas naturel que tu sois dans cet état, lors même que tu aurais appris qu’un déluge nouveau doit inonder la terre comme du temps de Deucalion. C’est à toi que je parle, beau Critias. Tu ne m’entends pas crier ? Il y a longtemps cependant que je suis près de toi. Es-tu fâché contre moi. Es-tu sourd, ou bien attends-tu que je te prenne à la gorge comme un lutteur ?

Critias. Ô Triéphon, je viens d’entendre un discours long, inextricable, semé de labyrinthes ; je repasse dans ma mémoire toutes ces inepties et je me bouche les oreilles, de peur qu’en les entendant de nouveau la fureur ne me pétrif‍ie comme cette Niobé dont parlent les poëtes. Si tu ne m’avais pas appelé à grands cris, un vertige allait peut-être me faire tomber la tête la première dans un abîme, et l’on aurait fait de moi une histoire comme celle du saut périlleux de Cléombrote d’Ambracie[3].

2. Triéphon. Par Hercule ! quelles merveilles Critias a-t-il donc vues ou entendues, pour en être si frappé ? Que de poëtes enthousiastes, que de philosophes prestigieux n’ont rencontré chez toi qu’indifférence ! Leurs discours ne te semblaient-ils pas un bavardage extravagant ?

Critias. Arrête un peu, Triéphon ; ne me trouble pas davantage : je n’ai pour toi ni mépris ni indifférence.

Triéphon. Je vois bien que tu roules dans ta pensée quelque grosse affaire pleine d’importance, quelque profond secret. La couleur de ton visage, cet œil hagard, cette marche incertaine, ces mouvements précipités, le font assez connaitre. Mais il faut souffler après tant d’émotions. Chasse-moi hors du corps ces sottises indigestes, tu en tomberais malade.

Critias. Fuis, Triéphon ; éloigne-toi de plus d’un arpent, de peur que le vent ne t’enlève aux yeux de toute la foule, et qu’en tombant comme Icare, tu ne donnes ton nom à quelque mer triéphontienne. Les discours que j’ai entendus aujourd’hui de la bouche de ces détestables sophistes m’ont terriblement gonflé le ventre.

Triéphon. Je vais m’en aller aussi loin que tu voudras. Souffle à ton aise.

Critias. Fi ! fi ! fi ! fi ! quelles fadaises ! Ah ! ah ! ah ! ah ! les affreux desseins ! Hé ! hé ! hé ! hé ! les ridicules espérances !

3. Triéphon. Ah ! quel vent il a emporté les nuages. Le souffle impétueux du Zéphire bouleversait déjà les flots ; tu viens de déchaîner Borée sur la Prépontide, si bien que les vaisseaux, lâchant leurs amarres, filent vers le Pont-Euxin sur les vagues agitées. Quel gonflement il y avait dans tes entrailles ! Quel fracas ! Quelle secousse t’a troublé le ventre ? Tu étais sans doute tout oreilles pour entendre ces billevesées, et, par un prodige étonnant, tu as écouté jusque du bout des ongles.

Critias. Il n’est pas étonnant, Triéphon, d’écouter du bout des ongles. N’a-t-on pas vu une cuisse devenir ventre[4], une tête accoucher[5], le sexe masculin se transformer, par un effort de la nature, en sexe féminin[6], et des femmes se métamorphoser en oiseaux[7] ? Le monde entier, s’il faut en croire les poëtes, est plein de prodiges.

Mais puisque je te trouve à propos en ces lieux[8],


allons nous asseoir à l’ombre de ces platanes. Les rossignols et les hirondelles y font entendre leur doux ramage. Le chant mélodieux des oiseaux flattera nos oreilles, et l’eau, par son léger murmure, charmera notre âme.

4. Triéphon. Allons-y, Critias. Cependant, je crains qu’il n’y ait quelque sortilége dans ce que tu viens d’entendre, et que je ne me voie tout à coup changé en pilon, en porte ou en quelque être inanimé, par un effet de la peur étonnante que tu as éprouvée.

Critias. J’en jure par le céleste Jupiter, cela ne t’arrivera pas !

Triéphon. Tu me fais encore plus peur, en jurant par Jupiter. Comment pourra-t-il te punir, si tu manques à ton serment ? Je sais que tu n’ignores pas ce que c’est que ton Jupiter.

Critias. Que dis-tu ? Jupiter ne peut pas envoyer au fond du Tartare ? Oublies-tu qu’il a prépicité tous les dieux du parvis de l’Olympe ; qu’il a, dernièrement, foudroyé Salmonée, tonnant contre le ciel, et qu’aujourd’hui même encore, il châtie les insolents ? Dans les poëtes, notamment dans Homère, n’est-il pas proclamé vainqueur des Titans, exterminateur des Géants ?

Triéphon. Voilà, Critias, un beau portrait de Jupiter ; mais, si tu le veux, écoute à ton tour. N’est-ce pas lui qui, par excès d’incontinence, s’est changé tour à tour en cygne, en satyre, en taureau ? S’il n’eût promptement emporté sa prostituée en fuyant à travers les flots, il eût peut-être été réduit par quelque manant à labourer la terre, lui, le maître de la foudre ; et, au lieu de lancer le tonnerre, il eût senti la pointe de l’aiguillon. Et ses festins chez les Égyptiens, ce peuple noir, le visage brûlé par le soleil, chez lequel il va passer douze jours à s’énivrer, n’en devrait-il pas rougir, un barbon comme lui ? Pour ce qui est de l’aigle et de l’Ida, et de ses accouchements de toutes les parties du corps, j’aurais honte d’en parler[9].

5. Critias. Jurerai-je donc par Apollon ? C’en un excellent prophète et un médecin, mon cher.

Triéphon. Eh quoi ! Ce faux devin, qui naguère a causé la perte de Crésus, des Salaminiens et de mille autres, qui rend à ceux qui le consultent des oracles à double sens ?

6. Critias. Par Neptune alors ! Il tient en ses mains un trident ; sa voix est perçante et redoutable ; il crie dans un combat plus fort que neuf ou dix mille hommes[10] ; et de plus, Triéphon, son nom veut dire qu’il ébranle toute la terre[11].

Triéphon. Tu veux parler de ce suborneur, qui dernièrement a violé Tyro[12], fille de Salmonée, c’est-à-dire un adultère sans pudeur, protecteur et patron de tous ceux qui l’imitent. Quand Mars fut enfermé dans un filet, et pris avec Vénus dans des liens indissolubles, tous les autres dieux, pleins de confusion, gardaient le silence ; Neptune, qui dompte les coursiers, se mit à fondre en larmes, comme un bambin qui a peur de son maître, ou comme les vieilles femmes qui trompent les jeunes filles. Il supplia Vulcain de délier Mars, et le boiteux, par pitié pour un vieux dieu, mit Mars en liberté. Il est donc adultère, puisqu’il fait délivrer ceux qui le sont.

7. Critias. Et. Mercure ?

Triéphon. Ne me parle pas de ce méchant valet du lubrique Jupiter[13] : son libertinage le jette dans toutes sortes d’intrigues.

8. Critias. Je ne te proposerai ni Mars, ni Vénus, d’après la manière dont tu viens de parler. Laissons-les donc. Mais Minerve, cette vierge, cette déesse armée, terrible, qui porte sur sa poitrine la tête de la Gorgone, qui détruisit la race des Géants, j’en puis parler. Tu n’as rien à dire contre elle.

Triéphon. J’ai une question à te faire à son sujet, si tu veux bien me répondre.

Critias. Demande ce qu’il te plaira.

Triéphon. Dis-moi, Critias, à quoi lui sert la Gorgone, et pourquoi la déesse la porte-t-elle sur sa poitrine ?

Critias. C’est pour inspirer de l’effroi et détourner les périls. Elle frappe de terreur les ennemis et fait pencher la victoire du côté qu’il lui plaît.

Triéphon. c’est donc là ce qui rend invincible la déesse aux yeux gris ?

Critias. Assurément.

Triéphon. Pourquoi n’est-ce point en l’honneur de ceux qui ont la puissance de nous préserver, mais de ceux qui sont préservés eux-mêmes, que nous brûlons les cuisses des taureaux ou des chèvres, pour nous rendre invincibles comme Minerve !

Critias. La Gorgone n’a pas le pouvoir de préserver de loin, comme les dieux. Il faut la porter sur soi pour qu’elle ait cette vertu.

9. Triéphon. Qu’est-ce donc que cette Gorgone ? Je désire l’apprendre de toi : tu as sans doute fait là-dessus des recherches, et approfondi la chose. Je ne sais absolument d’elle que son nom.

Critias. C’était autrefois une jolie fille, et des plus aimables. Persée, vaillant héros et habile magicien, la vainquit par ses enchantements, lui coupa la tête, et les dieux s’en firent depuis une arme défensive.

Triéphon. J’ignorais cette belle particularité que les dieux ont besoin des hommes. Mais, de son vivant, quel métier utile exerçait-elle ? Était-ce celui de courtisane dans les lieux publics ? Ou bien se laissant séduire en secret, conservait-elle cependant son nom de vierge ?

Critias. Par le dieu inconnu qu’on adore à Athènes[14], elle resta vierge jusqu’au moment où elle eut la tête coupée.

Triéphon. Ainsi, en coupant la tête à une vierge, on se procure un épouvantail redouté ? Moi qui sais qu’on en a coupé dix mille par morceaux

Dans l’île aux bords fameux qu’on appelle la Crète[15],


si j’avais connu cette propriété, mon beau Critias, que de Gorgones je t’aurais rapportées de ce pays ! J’aurais fait de toi un guerrier invincible. Les poëtes et les rhéteurs m’auraient mis bien au-dessus de Persée, pour avoir trouvé un plus grand nombre de Gorgones.

10. À propos de la Crète, je me souviens qu’on m’y a montré le tombeau de ton Jupiter[16], et les bois qui ont nourri sa mère ; ils ont conservé une verdure éternelle.

Critias. Seulement tu ne connaissais pas les paroles enchantées et les cérémonies qu’il faut pour faire une Gorgone.

Triéphon. Ah ! Critias, si les enchantements pouvaient opérer de tels miracles, on pourrait peut-être les employer à ramener les morts à la douce lumière. Va, tout cela n’est que chansons, contes d’enfants et fables accréditées par les récits merveilleux des poëtes. Laissons là cette Gorgone.

11. Critias. Rejetteras-tu aussi Junon, l’épouse et la sœur de Jupiter ?

Triéphon. Pas un mot de cette infâme union : ne me parle pas de cette déesse aux pieds et aux mains étendus.

12. Critias. Par quelle divinité veux-tu donc que je jure ?

Triéphon.

Jure par le grand dieu, qui règne au haut des cieux,
Par le Fils, par l’Esprit, qui procèdent du Père,
Un en trois, trois en un, incroyable mystère !
C’est le vrai Jupiter : il n’est point d’autres dieux[17].

Critias. Tu veux m’apprendre à compter. Tu fais de l’arithmétique un serment. Tu calcules comme Nicomaque de Gérasa[18]. Je ne sais pas ce que tu veux dire avec ton trois en un, un en trois. Veux-tu parler du quaternaire de Pythagore[19], de la huitaine ou de la trentaine ?

Triéphon.

Du silence ! respect à ceux qui ne sont plus[20] !


Il ne s’agit pas ici de mesurer le saut d’une puce[21]. Je vais t’apprendre ce que c’est que le tout, quel est l’être qui précède tous les autres, enfin quel est le système de l’univers. Dernièrement, en effet, il m’est arrivé la même chose qu’à toi. J’ai rencontré un Galiléen, chauve, au nez aquilin, qui est monté jusqu’au troisième ciel, où il avait appris des choses étonnantes[22]. Il nous a renouvelés par l’eau ; il nous a fait marcher sur les traces des bienheureux, et nous a rachetés du séjour des impies. Si tu veux m’écouter, je te rendrai vraiment homme.

13. Critias. Parle, ô très-savant Triéphon, je suis tout saisi de frayeur.

Triéphon. As-tu jamais lu la comédie d’Aristophane intitulée les Oiseaux ?

Critias. Certainement.

Triéphon. Voici ce qu’on y trouve écrit[23] :

Le Chaos et la Nuit, l’Érèbe et le Tartare,
Étaient avant la Terre, avant l’Air et le Ciel.

Critias. Fort bien ; et ensuite qu’y eut-il ?

Triéphon. Une lumière incorruptible, invisible, incompréhensible, qui chassa les ténèbres et régla tout ne désordre. Un seul mot lui suffit, comme l’a consigné le Bègue[24] dans ses écrits, pour affermir la terre sur les eaux, étendre lu voûte des cieux, fixer les étoiles, ordonner la marche des planètes, que tu adores comme autant de divinités. Il orna ensuite la terre de mille fleurs, tira l’homme du néant à la vie ; et lui-même, du haut des cieux, voit les justes et les pervers, tient leurs actions écrites sur un livre, et à un jour fixe jugera chacun selon ses œuvres[25].

14. Critias. Et ce que les Parques filent à chaque mortel, est-il aussi écrit sur ce livre ?

Triéphon. De quoi veux-tu parler ?

Critias. Du Destin.

Triéphon. C’est à toi, beau Critias, de me parler des Parques : je t’écoute avec la docilité d’un disciple.

Critias. Homère, l’illustre poëte, ne dit-il pas[26] :

La Parque ne voit pas de mortel qui l’évite ?

Et ailleurs, en parlant d’Hercule[27] :

Hercule n’a pu fuir la main des Destinées,
Quoiqu’il fût cher au cœur du souverain des cieux
Du Sort et de Junon le courroux odieux
ont vaincu ce grand homme et brisé ses années.


Il dit encore que notre vie entière, avec toutes ses révolutions, est réglée par le Destin.

Il souffrira les maux que la Parque lui file[28],
Depuis que de sa mère il a reçu le jour.

C’est encore le Destin qui nous retient sur la terre étrangère :

Retournons chez Éole au toit hospitalier[29] ;
car, malgré les secours que sa bonté nous donne,
Le Sort nous chasse encor du paternel foyer.


Le poëte témoigne assez que tous les événements dépendent de la Parque, lorsqu’il dit que Jupiter ne voulant point que son fils[30]

Éprouvât du trépas la rigoureuse loi,
Lance du haut du ciel une sanglante pluie,
Pour honorer ce fils qui doit perdre la vie
Sous les coups de Patrocle et devant Ilion.


D’après cela, Triéphon, tu ne peux plus rien dire contre les Parques, lors même que tu aurais été enlevé au ciel avec ton maître et initié à ses mystères.

15. Triéphon. Cependant, mon beau Critias, comment le même poëte a pu dire qu’il y a un double destin, dont les arrêts sont douteux ; si bien qu’en prenant tel parti, il en résultera tel effet, tandis qu’un autre amènera tel autre événement ? Par exemple lorsqu’il fait dire à Achille[31] :

Deux destins au trépas conduisent les mortels ;
si je reste en ces lieux, si je poursuis la guerre,
Je ne dois plus revoir mon palais ni mon père ;
Mais la gloire à jamais éternise mon nom.
si je retourne à Phthie, en quittant Ilion,
Je perds de ce moment toute ma renomée ;
Mais je coule une vie et longue et fortunée.


Il dit de même à propos d’Euchénor[32] :

Il connaissait le sort qui l’attendait à Troie.
Polyide, l’honneur des plus fameux devins,
Autrefois à son fils annonça ses destins.
par un mal douloureux, au sein de sa patrie,
Il devait voir flétrir le printemps de sa vie ;
ou d’un trépas plus beau la noble ambition
Devait finir ses jours dans les champs d’Ilion.

16. Ces vers ne sont-ils pas dans Homère ? N’est-ce pas là une prédiction à double sens, une fourberie qui conduit à deux fins ? Si tu veux, je puis faire parler aussi Jupiter. Ne dit-il pas à Égisthe que, s’il veut ne point commettre d’adultère et ne pas attenter aux jours d’Agamemnon. il vivra longtemps. que c’est l’arrêt des destins ; mais que, s’il accomplit ces crimes, la mort ne se fera pas attendre ? Moi-même j’ai souvent fait de pareilles prédictions : « Si vous tuez votre voisin, disais-je, vous subirez bientôt la juste punition de votre crime, mais si vous vous en abstenez, vous vivrez heureux,

 Et la mort de vos jours épargnera la trame[33].


Ne vois-tu pas alors combien les idées des poëtes sur le Destin sont inexactes, douteuses et dépourvues de toute solidité ? Laisse donc tout cela de côté pour être inscrit sur les livres célestes au rang des hommes vertueux.

17. Critias. Tu reviens à propos sur ce sujet, Triéphon. Dis-moi : les actions des Scythes sont-elles également enregistrées dans le ciel ?

Triéphon. Elles le sont toutes, s’il est vrai qu’il y ait quelque homme de bien parmi les nations.

Critias. Mais il faut une grande quantité de scribes dans le ciel, pour écrire tant de choses.

Triéphon. Parles-en mieux et ne plaisante point sur un dieu si habile ; mais, docile catéchumène, laisse-toi persuader, si tu veux vivre dans l’éternité. Car si ce dieu a pu étendre le ciel comme une peau, affermir la terre sur les eaux, former les astres et tirer l’homme du néant, qu’y a-t-il d’étonnant qu’il puisse écrire dans un livre toutes les actions des hommes ? Lorsque tu t’es construit une maison et que tu y as conduit serviteurs et servantes, aucune de leurs actions ne te reste inconnue ; à combien plus forte raison Dieu, qui a fait tout l’univers, ne connaîtra-t-il pas aisément et les actions et les pensées ? À l’égard de tes dieux, il y a longtemps que les hommes sensés les regardent comme un jeu de cottabe[34].

18. Critias. Tu as raison et tu m’as fait subir une métamorphose contraire à celle de Niobé : de pierre tu m’as changé en homme. Je te jure donc par ce même dieu que tu n’as aucun mal à redouter de ma part.

Triéphon. Si tu m’aimes du fond du cœur, n’opère aucun changement en moi, je te prie.

 Ne tiens pas un langage autre que ta pensée[35].


Mais enfin apprends-moi quel est ce merveilleux discours que tu as entendu, afin que je palisse à mon tour et que j’éprouve un changement subit. Loin de garder le silence comme Niobé, je voudrais devenir rossignol pour célébrer par mes chants, dans les campagnes fleuries, l’extrême surprise dont tu as été frappé.

Critias. Par le Fils qui procède du Père, je te promets qu’il ne t’arrivera rien de pareil.

Triéphon. Parle donc, après avoir reçu de l’Esprit le don de la parole. Moi, je vais m’asseoir,

En attendant qu’Achille ait mis fin à ses chants[36].

19. Critias. Je m’en allais par la grand’rue acheter quelques objets nécessaires : j’aperçois une multitude considérable de gens qui se parlaient tout bas, si bien que les lèvres des uns étaient collées aux oreilles des autres. Je regarde aussitôt de tous côtés, la main cambrée au-dessus des sourcils, et j’examine avec attention si je ne découvrirai pas là quelqu’un de mes amis. Je vois Craton, le fonctionnaire public, mon ami et mon commensal.

Triéphon. Je sais qui tu veux dire ; le vérificateur des poids et mesures. Ensuite ?

Critias. Je coudoie la foule, j’arrive sur le devant, et j’aborde mon homme en lui souhaitant le bonjour.

20. Alors un petit vieillard puant, nomme Choricène, ronflant du nez, toussant du fond de ses poumons et rejetant avec peine un crachat plus jaune que la mort, se met à dire d’une voix grêle : « Oui, comme je vous le disais à l’instant, il abolira les arrérages dus aux vérificateurs, remboursera les créanciers et payera les dettes privées ou publiques. Il admettra jusqu’aux faux prophètes, sans les juger d’après leur profession. » Et mille autres inepties encore plus folles. La foule qui l’entourait prenait un vif plaisir à l’écouter et attendait de nouveaux discours.

21. En ce moment, un autre personnage nommé Chleuocharme, couvert d’un lambeau tombant de vétusté, les pieds déchaux et la tête nue, se met à dire en claquant des dents : « Un homme assez mal vêtu, arrivant des montagnes, les cheveux rasés, m’a montré le nom de ce libérateur gravé sur le théâtre en lettres hiéroglyphiques ; il couvrira d’or la grand’rue. » À mon tour, prenant la parole : « Suivant les principes d’Aristandre et d’Artémidare, leur dis-je, vos songes ne seront pas suivis d’une bonne réussite ; vos dettes s’augmenteront au prorata de la remise que vous avez rêvée, et tel perdra jusqu’à sa dernière obole, qui avait cru posséder beaucoup d’or. Vous me faites l’effet d’avoir dormi sur la pierre blanche[37], au milieu du peuple des songes, puisque vous avez fait un si long rêve durant une nuit si courte. »

22. Toute l’assistance éclate de rire, au point d’étouffer, et l’on se moque hautement de mon ignorance. « Eh quoi, dis-je alors à Craton, n’aurais-je pas eu bon nez, pour parler comme un poëte comique, et n’ai-je pas expliqué leur songe d’après les principes d’Aristandre de Telmesse et d’Artémidore d’Éphèse[38] ? — Tais-toi, Critias, me répondit-il ; si tu veux être discret, je t’initierai à des mystères importants, qui doivent bientôt s’accomplir. Ce ne sont point ici des songes, mais des réalités. Tout s’accomplira au mois de mésori[39]. » À ces paroles de Craton, je m’en voulus de la faiblesse de mon esprit, je rougis de honte, et je me retirais d’un air chagrin, pestant fort contre Craton, lorsqu’un de ces hommes, me regardant d’un air farouche, me saisit par le pan de mon habit, et me ramena en arrière, voulant, me dit-il, entrer en conversation avec moi, à l’instigation et sur les instances de l’exécrable petit vieillard.

23. Après quelques pourparlers, il me conseille enfin, malheureux, de me mêler à ces fourbes, et, comme on dit, de faire de ce jour un jour néfaste. Il se disait initié par eux-mêmes à tous leurs mystères. Nous franchissons ensemble

Et les portes de fer et les parvis d’airain[40] ;


nous montons un grand escalier tournant, et nous arrivons dans une pièce à voûte dorée, semblable à celle de Ménélas décrite par Homère[41]. Là, j’examine tout avec la même curiosité que le jeune insulaire[42], et j’aperçois, non pas Hélène, ma foi, mais des hommes dont le visage pâle est incliné vers la terre. À peine m’ont-ils vu que la joie brille sur leur visage ; ils viennent au-devant de moi et me demandent si je leur apporte quelque mauvaise nouvelle. Ils paraissaient, en effet, n’en attendre que de tristes, et, comme les furies du théâtre, ne se plaire que dans le mal. En même temps, ils se mettent à chuchoter en penchant leur tête les uns vers les autres, puis ils me font cette question :

« Quel es-tu, d’où viens-tu ? ton pays, tes parents[43] ?


Tu as l’air d’un honnête homme, au moins par l’extérieur. — Les honnêtes gens, répondis-je, sont rares partout, à ce que je vois. Je me nomme Critias, je suis votre concitoyen. »

24. À ces mots, comme des gens qui vivent en l’air, ils me demandent ce qui se passe dans la ville et sur la terre. « On s’y réjouit, leur dis-je, et bientôt l’on s’y réjouira plus encore. » Fronçant alors les sourcils et secouant la tête : « Non pas, disent-ils, la ville est grosse de malheurs ! — Apparemment, repris-je en feignant d’abonder dans leur sens. Vous qui planez au-dessus de la terre, et qui voyez tout comme d’une tour élevée, vous avez jeté sur ce qui existe un regard des plus pénétrants. Que se passe-t-il dans les airs ? Le soleil serait-il éclipsé et la lune en opposition avec lui ? Mars entrera-t-il en quadrature avec Jupiter ? Saturne sera-t-il diamétralement opposé au soleil ? Vénus se mettra-t-elle en conjonction avec Mercure, et produiront-ils de ces hermaphrodites que vous aimez tant ? Nous enverront-ils des pluies violentes, ou couvriront-ils la terre d’un épais tapis de neige ? Feront-ils tomber sur nous de la grêle et de la nielle, la peste ou bien la famine ? Le vase qui renferme le tonnerre est-il près de crever, le magasin des foudres bien rempli ? »

25. Alors, comme des gens sûrs de leur fait, ils commencent à débiter toutes les folies qui leur agréent, ils disent que le monde entier va changer de face, que la ville va être en proie aux troubles et aux dissensions, et nos armées vaincues par les ennemis. Indigné de ces propos, et gonflé comme un chêne vert dévoré par la flamme : « Cessez, misérables, m’écriai-je d’une voix forte, cessez ce langage plein de vanité ; n’aiguisez pas vos dents contre des hommes au cœur de lion, qui ne respirent que les lances, les javelots et les casques à triple aigrette ! Tous ces malheurs retomberont sur vos têtes, à vous qui ne voulez qu’affaiblir votre patrie. Ce n’est pas dans vos promenades aériennes que vous avez pu apprendre ces belles nouvelles, et vous ne me paraissez pus bien forts en mathématiques. Mais si ce sont les prédictions et les impostures qui vous ont induits en erreur, votre stupidité n’en est que deux fois plus grande. Tout cela, en effet, n’est que contes de vieilles et enfantillages propres à séduire l’esprit des femmes. »

26. Triéphon. Que t’ont répondu ces gens rasés de cœur et d’esprit ?

Critias. Ils ont glissé sur mes reproches, et ont eu recours à une défaite fort ingénieuse : « Après dix jours de jeune, m’ont-ils dit, nous passons les nuits à chanter des hymnes et nous faisons nos rêves. »

Triéphon. Qu’as-tu répliqué ? Ils t’ont fait une excellente réponse, difficile à réfuter.

Critias. Sois tranquille, je n’ai pas bronché, mais j’ai parfaitement défendu ma cause : « C’est donc avec raison, leur ai-je dit, que le bruit court par la ville que ces visions ne se présentent à vous que dans vos rêves. » Eux alors se mettant à sourire. Et cependant, répondirent-ils, elles nous arrivent hors du lit. — Eh bien, répliquai-je, supposons tout cela vrai, esprits aériens, vous ne pourrez jamais découvrir l’avenir avec certitude ; dupes de vos visions, vous vous abandonnez à des extravagances qui n’ont et n’auront jamais de réalité. Je ne sais comment, sur la foi de vos songes, vous débitez tant de sottises, haïssant tout ce qui est beau, ne vous plaisant qu’à ce qui est mal, et cela sans tirer aucun profit de votre haine. Renoncez à vos fantômes étranges, à vos desseins pervers, à vos prophéties, de peur qu’un dieu ne vous envoie aux corbeaux, pour punir vos imprécations contre votre patrie, et vous faire compliment de vos propos injurieux. »

27. À cet instant, les voilà tous qui, d’une voix unanime, se mettent à maugréer contre moi. Si tu veux, j’ornerai mon récit de leurs invectives, qui me rendirent muet comme une colonne, jusqu’au moment où ta voix aimable m’a empêché d’être changé en pierre et m’a remis dans mon premier état.

Triéphon. Pas un mot de plus, Critias ; n’insiste pas sur toutes ces fadaises. Tu vois comme mon ventre est gonflé ; on dirait d’une femme enceinte. Tes discours m’ont mordu comme un chien enragé. Si je ne prends pas un calmant pour me faire oublier mon mal, le souvenir logé dans mon esprit causera quelque grand malheur. Ne me parle donc plus de ces gens-là. Commençons notre prière par le Père[44], et nous la terminerons par quelque hymne surchargée d’épithètes.

28. Mais que vois-je ? N’est-ce pas Cléolaüs qui accourt à grands pas ? Il arrive, il descend en toute hâte. L’appellerons- nous ?

Critias. Certainement.

Triéphon. Cléolaüs !

Ne cours donc pas si vite, et reste près de nous[45] ;
Viens gaiement, si tu sais quelque bonne nouvelle.

Cléolaüs. Salut au beau couple d’amis !

Triéphon. D’où vient ton empressement ? Te voilà tout essoufflé. Y a-t-il du nouveau ?

Cléolaüs.

C’en est fait de l’orgueil si vanté des Persans,
       La ville de Suse est tombée,
Et bientôt l’Arabie, à nos lois enchaînée,
Sentira d’un vainqueur les bras forts et puissants.

29. Critias. Je le disais bien ;

La vertu par les dieux n’est jamais méprisés,
Et toujours le succès couronne ses travaux.

Pour nous, Triéphon, nous allons jouir du plus heureux sort. J’étais inquiet de savoir ce que je laisserais en héritage à mes enfants. Tu connais mon indigence comme je connais la tienne. C’est assez pour nos enfants que l’empereur vive ; avec lui les richesses ne nous manqueront point, et aucune nation ne pourra nous inspirer de terreur.

Triéphon. Et moi, Critias, je lègue à mes fils le plaisir de voir Babylone détruite, l’Égypte asservie,

Les enfants des Persans réduits en esclavage,


les excursions des Scythes refoulées, et, plût aux dieux, arrêtées pour toujours. Pour nous, qui avons trouvé le dieu inconnu qu’on adore à Athènes, prosternons-nous devant lui, les mains tendues vers le ciel, et rendons-lui des actions de grâces pour nous avoir trouvés dignes d’être les sujets d’un si grand prince. Quant aux autres, laissons-les à leurs folies et contentons-nous de leur appliquer le proverbe : « Hippoclide ne s’en soucie guère[46]. »


  1. Les critiques s’accordent à regarder ce dialogue comme d’un auteur plus moderne que Lucien, et qui, portant le même nom que celui-ci, vécut sous le règne de Julien l’Apostat. Il est dirigé contre les Chrétiens, dont l’auteur grec s’étudie, par des allusions obscures et par des plaisanteries de mauvais goût, à tourner en ridicule les croyances et les pratiques. On trouvera à la fin du dernier volume du Lucien de Lehmann une dissertation approfondie de J. M. Gesner sur toutes les questions soulevées par ce dialogue.
  2. Homère, Iliade, I, v. 449.
  3. Voy. Cicéron, Tusculanes, I, xxxiv.
  4. Allusion à la naissance de Bacchus.
  5. Allusion à la naissance de Minerve.
  6. Voy. Salmacis, Cénéus, Tirésias, dans le Dict. de Jacobi.
  7. Philomèle, Procné, Alcyone.
  8. Homère, Odyssée, XV, v. 260.
  9. Voyez les IVe, VIIIe et IXe Dialogues des Dieux.
  10. Allusion à l’Iliade, V, v. 860.
  11. Les poëtes donnent à Neptune les noms de Ἐνοσίχθων (Enosichthôn) et Σεισίχθων (Seisichthôn), qui ébranle la terre.
  12. Voy. le XIIIe Dialogue marin.
  13. Cf. Fénelon, Lettre sur les occupations de l’Académie, X, 9 ; Fleury, Préface de l’Histoire ecclésiastique.
  14. Voy. Actes des apôtres, XVII, 23.
  15. Homère, Odyssée, I, v. 90.
  16. Voy. Timon, 6. Cf. Cicéron, Tusculanes, I, chap. XIII, 29.
  17. Ce dernier vers est d’Euripide, Fragm. incertains.
  18. Nicomaque de Gérasa, ville d’Arabie, philosophe pythagoricien, mathématicien et musicien habile, florissait vers l’an 150 avant Jésus-Christ. Ses écrits sur l’arithmétique existent encore.
  19. Voy. les Sectes à l’encan.
  20. Vers d’un poëte inconnu.
  21. Voy. les Nuées d’Aristophane, p. 110 de la traduction de M. Artaud.
  22. On dit que c’est saint Paul.
  23. Voy. les Oiseaux d’Aristophane, p. 282 de la traduction de M. Artaud.
  24. Moïse, qui se donne lui-même ce surnom, Kabar leschon, dans l’Exode, IV, 10.
  25. Cf. Apocalypse, XX, 12.
  26. Iliade, VI, v. 488.
  27. Ibid., XVIII, v. 117.
  28. Odyssée, VII, v. 19.
  29. Odyssée, XXIII, v. 314.
  30. Iliade, XVI, v. 442 et 458.
  31. Iliade, IX, v. 411, traduction de Rochefort.
  32. Ibid., XIII, v. 665, même traduction.
  33. Iliade, IX, v. 416.
  34. Voy. Lexiphane, 3.
  35. Iliade, XI, v. 313.
  36. Iliade, IX, v. 191.
  37. Voy. Homère, Odyssée, XXIV, v. 11.
  38. Aristandre de Telmesse, ville de Lycie, était un fameux devin, qui avait un grand crédit auprès d’Alexandre. Voy. Quinte Curce, VII, VII. Artémidore d’Éphèse, interprète de songes sous Antonin le Pieux.
  39. Mois égyptien, correspondant au mois d’août. La scène de ce dialogue est à Alexandrie.
  40. Iliade, VIII, v. 15.
  41. Odyssée, IV, v. 121.
  42. Télémaque. Cf. sur un Appartement, 3, et le Scythe 0[illisible].
  43. Odyssée, X, v. 235.
  44. Allusion évidente à l’Oraison dominicale.
  45. Ces vers ou plutôt cette prose rhythmée est de quelque auteur inconnu.
  46. Cf. Apologie pour ceux qui sont aux gages des grands, à la fin.