Philosophie de l’Anarchie/Nouvel organisme

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NOUVEL ORGANISME. — LES AFFINITÉS


En ce moment, le monde de la politique s’écroule, le monde du travail se crée.

Sénat, Chambre, conseils municipaux et généraux, présidence de la république, ministères, conseil d’État, tous ces rouages d’une société usée, s’arrêtent ; ils ont fait leur temps, ils ne comptent plus dans la vie publique ; si quelque chose se fait encore, c’est sans eux ou malgré eux.

Ces corps majestueux, devenus de véritables superfétations, n’ont plus de base ; ils s’effondreront au premier choc.

Quel signe des temps, quand on entend le campagnard inculte, celui qui dans son ignorance assommerait un anarchiste, appeler les ânes des ministres et les cochons des sénateurs ; quand on voit l’ouvrier des villes, tout enclin qu’il est à politicailler, poursuivre de ses lazzis les députés, les vingt-cinq francs !

La politique, vieille prostituée qui voudrait, mais ne peut, se faire passer pour vierge !

Tant que le régime des castes, aboli nominalement par la grande révolution, subsiste, la bourgeoisie étant implicitement considérée comme le centre et le cœur de la nation, les institutions bourgeoises ont leur raison d’être. Mais voilà que le prolétariat, de plus en plus nombreux et conscient, refoule à son tour la bourgeoisie comme celle-ci a refoulé la noblesse. Les institutions de la bourgeoisie ne peuvent convenir au prolétariat, elles tomberont avec la classe dont elles sont l’émanation.

Les bourgeois, qui vivent sans travailler, font des avocats, qui vendent leurs paroles et qui font des députés, les députés font des sénateurs et des ministres. Les prolétaires, qui n’ont ni temps, ni argent, ni instruction, n’entrent guère dans cet Olympe ; quand ils y entrent, c’est pour s’y corrompre.

Et cela se comprend : pris dans l’engrenage, députés, sénateurs, ministres sont obligés de subir l’impulsion qui régit leur milieu. Les voilà, malgré leurs résolutions primitives, obligés de vivre au jour le jour d’intrigues, de parlottages, de cabales de couloirs, de subordonner leurs projets à des coalitions de groupes. Les affaires sérieuses sont délaissées, abandonnées à des secrétaires, à des bureaux et, en route, tout s’arrête, se déforme[1].

Ce sont les groupements ouvriers, syndicats, corporations, qui briseront un jour la puissance de la bourgeoisie. Mais troquer un despotisme contre un autre serait une véritable duperie ; rien n’est plus oppressif que ces parvenus si humbles à leurs débuts. Remplacer l’autorité d’un parlement par celle d’un conseil syndical ne peut être l’idéal des prolétaires désireux de s’émanciper ; si ceux-ci laissent quelques délégués s’ériger en maîtres, ils sont perdus : le petit pouvoir grandira, le temps consacrera les usurpations et une hiérarchie nouvelle viendra détruire l’égalité sociale.

Dans la peau de tout Français, a-t-on dit, il y a un fonctionnaire qui sommeille. Dans la peau de combien de révoltés n’y a-t-il pas un oppresseur du lendemain ? Or il s’agit non de déplacer l’oppression, mais de la détruire.

Le groupement des efforts est nécessaire pour la lutte, il est nécessaire aussi pour assurer au lendemain le fonctionnement de la machine sociale.

Mais comment doit s’effectuer ce groupement ? — Suivant les nécessités, disent les autoritaires. Suivant les affinités, répondent les anarchistes.

Il faut se garder d’être absolu et de se payer de mots.

Les nécessités ne se violentent pas, cela est de toute évidence, mais si, sous prétexte de nécessité, les éléments les plus divers viennent s’agglomérer, on n’a qu’un je ne sais quoi hybride, sujet à des déchirements perpétuels, tiraillé dans tous les sens et incapable d’efforts.

Les groupements opérés à la diable se dissolvent rapidement ; seuls, les groupements basés sur la communauté de but, la sympathie et l’étroite solidarisation des intérêts résistent au temps et aux obstacles.

C’est ce qui explique pourquoi l’union des révolutionnaires des différentes écoles, souhaitée pourtant par un grand nombre, a toujours été impossible, chacun voulant tirer de son côté dans le sens de ses idées et de ses préférences théoriques, tandis que l’union de certains petits groupes, fondée sur l’entente absolue et l’amitié, a toujours été inébranlable.

Certes, le bouleversement révolutionnaire amènera des coalitions disparates, des alliances singulières, mais ces coalitions et ces alliances se dissiperont avec les événements qui leur auront donné naissance et l’individu reprendra sa liberté pour s’associer à ceux dont le caractère et le genre de vie lui plairont davantage.

Le groupement corporatif est aujourd’hui une nécessité, mais il est à souhaiter qu’il ne soit que transitoire ; il porte en lui le germe d’une autorité dangereuse si on ne l’arrête à temps. L’humanité, au seuil du xxe siècle, ne peut retourner au système social du moyen-âge. Dès maintenant, les groupes ouvriers doivent prendre en main la direction de leurs affaires et n’abandonner à leurs commissions et délégations syndicales que les questions de détail et de coordination, impossibles à traiter dans des assemblées générales. Pendant la période révolutionnaire, les plus conscients auront à veiller à ce que, sous prétexte de bon ordre et de division du travail, un nouveau fonctionnarisme ne vienne pas remplacer l’ancien. Du reste, la socialisation des forces productrices aura pour effet de multiplier prodigieusement la richesse mise à la portée de tous ; dans une telle société, toute réglementation devient superflue, les associations autoritaires céderont la place aux groupements libres qui seront la base de la commune anarchiste.




  1. Une preuve entre mille de cette impuissance, c’est la situation d’annihilement pénible même pour leurs adversaires dans laquelle se sont trouvés trois leaders socialistes considérés comme de hautes valeurs : Granger, Lafargue et Guesde. Le premier, organisateur puissant et chef du vieux parti blanquiste, se retira de la vie politique, écœuré. Le second, savant nourri, se fit ramasser d’importance par le clérical de Mun, et Guesde, l’infatigable importateur et propagandiste du marxisme en France ne parut au parlement que pour s’y faire souffler son prestige par l’ex-centre gaucher Jaurès, bel orateur sans convictions, et abdiquer la direction de son parti aux mains du radical-socialiste Millerand, chef désigné du futur cabinet socialiste (1897).