Philosophie de l’Anarchie/Production

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P.-V. Stock (p. 82-92).


PRODUCTION — CONSOMMATION
ÉCHANGE


Le communisme-anarchiste, généralisant la richesse, entraîne la suppression de l’argent devenu inutile. Le numéraire, source perpétuelle d’inégalités, n’aura plus de raison d’être alors que tous les membres de la société, concourant à la production pourront, à ce titre, aller chercher ce qui leur est nécessaire dans les magasins généraux où seront accumulés les produits de la nature et de l’industrie.

Tous les communistes ont adopté l’idée de ces établissements, assez analogues à nos grands bazars. Les autoritaires les conçoivent fonctionnant sous la tutelle de l’État avec une administration assez compliquée, délivrant des produits en échange de bons de travail. Les anarchistes, partisans de la production selon les forces de l’individu et de la consommation selon ses besoins[1], préconisent la prise au tas par les travailleurs des objets qui leur sont nécessaires ; les bons de travail aussi bien que la monnaie se trouvent ainsi supprimés ; toutefois, une comptabilité, très simple il est vrai, est indispensable pour se tenir au courant de la production et des besoins de la consommation.

Certes, il serait naïf de s’imaginer que la valeur conventionnelle du numéraire pourra être annulée ex-abrupto par décret d’un gouvernement ou par décision d’une partie du peuple. L’argent s’effacera peu à peu, à mesure qu’augmentera la production ; il s’effacera parce qu’il n’aura plus d’utilité, tout étant à tous ; il en sera pour les produits de toutes sortes comme pour ces fruits des régions tropicales, si abondants que les habitants les donnent au lieu de les vendre.

Toutefois, il serait non moins naïf de se figurer que le communisme s’établira identiquement partout au lendemain de la révolution sociale. La forme économique sera déterminée surtout par l’esprit et les mœurs des peuples. Les Latins seront entraînés rapidement par le courant libertaire, les Allemands s’en tiendront pour un laps de temps assez long au collectivisme ; nul doute que cette différence d’organisation ne contribue à retarder la fusion complète des races.

Il est évident que les nations vivant avec des formes sociales sensiblement différentes seront obligées d’adopter des conventions pour régler l’échange de leurs produits. En un mot, le communisme pourra exister entre groupes ou communes d’une même région, mais ce sera le collectivisme ou communisme réglementé et restreint qui, au début, réglera les rapports des nations entre elles.

La diversité des productions dans les différents pays contribuera pour beaucoup à cet état de choses : il faudra bien assurer la satisfaction des besoins locaux avant de pourvoir à ceux des régions éloignées. L’Inde et les États-Unis ne pourront exporter leurs cotons, la Russie ses blés, la France ses vins, sans tenir compte des indications de la statistique. Toutefois cela ne durera qu’un temps, la socialisation des forces productrices donnera un essor prodigieux à toutes les branches de l’activité humaine. Travaillant pour leur compte direct, les hommes s’efforceront d’augmenter leur bien-être, les inventions et les perfectionnements se multiplieront, tandis que, l’usage des machines supprimant de plus en plus la fatigue musculaire, le travail deviendra une simple surveillance ou un exercice agréable.

Les socialistes autoritaires, qui sacrifient la liberté de l’individu à la régularité des rouages sociaux, rêvent de transformer toutes les branches de l’activité humaine en services publics fonctionnant sous la tutelle du gouvernement ; services publics : la vidange et l’enseignement, la poste et la voirie, la pharmacie, la parfumerie, le télégraphe, la boulangerie, la boucherie, l’imprimerie, l’ameublement, etc.

Le plus grand inconvénient de ce système est qu’il créerait une innombrable armée de fonctionnaires recevant leur impulsion d’un seul moteur, lequel posséderait ainsi une puissance formidable. Ce moteur, — l’État, — réglant la production et la consommation, joignant le pouvoir économique au pouvoir politique, unifiant peu à peu la vie de tous les membres du corps social, finirait par absorber toute initiative privée, par annihiler toute liberté, ce serait le communisme de la caserne, transformant en automates les producteurs-consommateurs. Et cependant, la régularité des services publics serait encore plus apparente que réelle. L’État, ce maître aveugle parce qu’il est trop puissant, n’acquerrait pas plus qu’aujourd’hui l’omniscience ; à force de diriger tous les services, il finirait par les négliger et s’y confondre : Qui trop embrasse, mal étreint. Une foule d’intérêts locaux, plus ou moins éloignés seraient en souffrance, oubliés, méconnus.

Au contraire, en laissant les différents groupements se développer et agir chacun dans sa spécialité, on arriverait, après les difficultés inhérentes à tout début, à un fonctionnement beaucoup plus rapide. Les travaux entrepris actuellement par des associations ne s’exécutent-ils pas aussi bien que ceux des administrations de l’État et ne s’exécuteront-ils pas beaucoup mieux lorsqu’il y aura concordance d’intérêts et parfaite égalité entre les membres de l’association ? Cessera-t-on de creuser des tunnels, de jeter des ponts, de percer des isthmes parce que les charpentiers, les maçons, les forgerons et les mécaniciens y trouveront le même avantage que les ingénieurs et que tous bénéficieront directement de leur tâche, ainsi que les autres membres du corps social, au lieu d’enrichir, moyennant salaires scandaleusement inégaux, d’oisifs actionnaires ? L’absence de cette hiérarchie inhérente à toutes les administrations de l’État est, au contraire, bien propre à développer l’esprit d’initiative que s’efforcent d’annihiler avec tant de soin, dans les bureaux, les chefs, sous-chefs, contrôleurs, commis-principaux, etc., petits autocrates pour lesquels la routine et la forme sont tout.

D’autres socialistes, autoritaires honteux, n’osant pas préconiser ouvertement la conservation de la machine gouvernementale, déclarent que, dans la société future, le pouvoir appartiendra seulement à des commissions techniques et de statistique réglant la production, la consommation et l’échange, — un gouvernement anodin, presque nul, à les entendre. En réalité, ces commissions, régissant les groupes ouvriers, au lieu de fonctionner à côté d’eux, à titre consultatif, jouiraient d’un pouvoir effrayant. Ce serait ressusciter le patronat avec le bien-être en plus, mais avec une plus grande somme d’esclavage ; la sujétion morale serait permanente : le travailleur qui, aujourd’hui, peut quitter son patron, ne saurait, dans la dite société, se soustraire un instant à l’autorité de l’État-patron. L’État, quelle que soit sa forme, quel que soit son nom, est toujours une institution basée sur la dépendance de la masse à la volonté d’un petit nombre.

Est-ce à dire que la production devra être absolument irrégulière, désordonnée, la consommation devenir gaspillage, l’échange avec les peuples vivant sous un régime économique différent s’effectuer au hasard, sans méthode ? Ce serait une grave erreur qui, si elle avait cours, préparerait de cruelles déceptions : les anarchistes ne nient aucunement la nécessité de la statistique ; seulement, ils ne veulent pas qu’elle serve de prétexte à l’instauration d’un pouvoir déguisé.

Abolition du gouvernement ne veut pas dire désorganisation, isolement de l’individu. Il faut se garder de confondre autorité avec organisation[2] ; il est vrai que certains anarchistes, par haine et par peur de l’autorité, en sont venus à nier toute organisation, disant, non sans vraisemblance, qu’il n’est pas toujours facile de déterminer où l’organisation finit et où l’autorité commence. Mais c’est là un excès dangereux : l’organisation est la condition indispensable de tout développement, de tout progrès, il faut seulement faire en sorte qu’au lieu de reposer sur l’autorité d’un ou de quelques-uns, elle soit basée sur l’accord mutuel, de manière à laisser à chacun sa plus grande liberté. Les sociétés, les corporations qui vont se multipliant de jour en jour et qui, sans ou malgré l’ingérence de l’État, vivent de leur vie propre, nous offrent d’une façon rudimentaire, l’image de ce que sera la société de demain.

L’homme est surtout un être sociable, et c’est l’esprit d’association, développé d’une façon incroyable depuis le commencement de ce siècle, qui finira par avoir raison de ce pouvoir central, qui s’introduit jusque dans les actes de notre vie privée, nous épie, nous bâillonne et nous frappe et qui, aujourd’hui, à l’odieux de l’autoritarisme, joint le ridicule de la caducité.

La crainte de voir l’homme, maître de prendre les produits nécessaires à sa vie, se condamner à l’isolement, à vivre en paria pour ne pas apporter sa part de travail à la société, est fort exagérée. D’ailleurs, ce qui est possible à un individu isolé ne l’est pas dans les associations où existent le contrôle et l’esprit d’émulation.

En résumé, autonomie de l’homme au sein de son groupe, autonomie des groupes au sein de la commune[3] cité ou village — autonomie des communes se fédérant par régions selon les nécessités de la production et de la consommation ; union des peuples qui, rapprochés d’abord par affinités naturelles, arriveront progressivement à se fondre dans l’unique patrie humaine : voilà l’idéal social des anarchistes.




  1. La formule produire selon ses forces et consommer selon ses besoins, dont se servent les communistes-anarchistes, ne reflète cependant pas exactement leur pensée. Voulant assurer à l’homme toute son autonomie, ils doivent le laisser libre de travailler non selon son pouvoir mais selon son vouloir. Du reste, la socialisation de l’outillage devant amener logiquement la réduction des heures de travail en même temps qu’un énorme accroissement de production, peu importera que, tel jour, un individu délaisse sa tâche s’il se rattrape le lendemain ou les jours suivants. D’ailleurs comment pourrait-on déterminer exactement les forces et les besoins de chacun ? Le mieux sera encore de s’en rapporter aux individus eux-mêmes qui, certes, n’abandonneront pas le labeur parce qu’ils travailleront pour eux et non pour des parasites et n’accapareront pas les produits au delà de leurs besoins s’ils sont sûrs d’en retrouver le lendemain.
  2. Autant l’organisation imposée par un individu ou une caste est haïssable, autant l’organisation élaborée et consentie par tous est juste, logique, nécessaire.
  3. Il s’agit non de la commune politique, écrasée par l’État ou gouvernée despotiquement par un conseil municipal. La commune communiste, dont nous parlons, est l’ensemble des groupements existant sur une certaine portion de territoire : ce sera un organisme social intermédiaire entre le groupe et la fédération régionale.