Philosophie de l’Anarchie/La propriété

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P.-V. Stock (p. 64-81).


LA PROPRIÉTÉ


À une époque où l’amour du lucre, arrivé à son paroxysme, prime tout, rien ne pouvait être aussi vivement reproché aux anarchistes que leurs attaques à la propriété.

Naguère, on accusait les socialistes d’être des partageux ; cette calomnie a fait son temps, si les ignorants la reproduisent encore quelquefois, les écrivains tant soit peu sérieux n’osent plus la rééditer.

En effet, la mise en commun, la socialisation des capitaux est exactement le contraire du partage : c’est la propriété cessant d’être accaparée individuellement et rendue, indivisible, à la société, afin que tous puissent en avoir la jouissance.

De quoi se compose la richesse sociale ?

De capitaux (numéraire[1], terre, mines, machines, inventions), sources de production.

De produits (agricoles ou industriels).

Lorsque les communistes demandent que les sources de production soient à tous et que les produits ne soient pas enlevés à ceux-mêmes qui les créent, sont-ils dans la logique, dans la justice ?

Quel est l’homme, par exemple, qui pourrait se dire propriétaire légitime de la plus petite parcelle de terre ? quand l’a-t-il créée ? lequel de ses prédécesseurs a jamais eu un vrai titre de possession ?

Les propriétaires légitimes du sol français étaient-ils les Celtes, les Latins ou les Francs qui se le sont successivement arraché ? Les possesseurs dits légitimes du sol algérien furent les tribus arabes jusqu’en 1830 ; depuis, ce sont les gouvernants français qui, selon leur bon plaisir, distribuent les terres aux colons européens. L’histoire n’est qu’un conflit perpétuel de races et de peuples se bousculant, s’arrachant une place au soleil et prétendant légitimer par des lois leurs conquêtes dues à la force ou à la ruse. Les bons bourgeois qui, en France, prêchent le respect de la propriété, sont les mêmes qui acclament la dépossession des races indigènes au Tonkin et en Tunisie. Quels sont les voleurs, de ceux qui ayant accaparé, — pacifiquement ou non, peu importe, — le sol et ses richesses, prétendent condamner à l’indigence le reste de leurs semblables, ou de ceux qui, niant tout privilège et tout droit d’hérédité, veulent donner la jouissance de son domaine à l’humanité tout entière ?

Cependant, si les anarchistes proclament l’universalisation du sol, ils se montrent relativement modérés dans la pratique. Tenant compte de l’amour qu’a pour son lopin celui qui le cultive lui-même, ils ne veulent arracher la terre qu’aux grands accapareurs pour en faire une propriété commune où, peu à peu, viendront se fondre les parcelles des petits propriétaires. « Lorsque ceux-ci, disent-ils et avec raison, verront la supériorité de la grande culture opérée avec des machines sur la petite culture faite avec des instruments primitifs, ils déracineront leurs haies, raseront leurs murs, combleront leurs fossés pour joindre leur part à la propriété commune. » Cette manière de procéder est plus sensée que le système autoritaire qui, expropriant indifféremment grands et petits possesseurs, provoquerait des révoltes terribles[2].

La petite culture, a-t-on dit, stimule l’activité du paysan qui est obligé de se multiplier pour trouver sur un espace restreint des ressources suffisantes. Oui, mais elle tue l’homme et épuise le sol en demandant au même champ les produits les plus variés. Les terrains, en France, ont perdu de leur ancienne fertilité. Les populations rurales se lassent de cet état de misère ; en quête d’une augmentation de bien-être, elles émigrent de plus en plus vers les cités. La continuation du régime économique général mènerait droit à la banqueroute et à la famine. Dans une société communiste, au contraire, basée non sur l’exploitation mais sur la solidarité, les habitants des pays appauvris pourront laisser reposer le sol et se nourrir avec les récoltes des autres régions.

L’organisation sociale que nous subissons aboutit partout à l’expropriation des masses, à l’hégémonie d’une caste. De plus en plus, le nombre des possédants se restreint et il se reproduit, dans l’ordre économique, le même phénomène qui eut lieu autrefois dans l’ordre politique : une aristocratie se constituant à la suite de grandes commotions, puis les seigneurs luttant et s’éliminant réciproquement au point de n’être plus que quelques-uns dominés, absorbés par un seigneur plus puissant : le roi. Quand le roi fut seul, on lui coupa la tête. Voilà ce qui arriva à Louis XVI et qui arrivera, — au figuré ou non, — à ces rois modernes qui s’appellent Rothschild, Bleichrœder, Gould, Mackay, Vanderbilt.

Le sol et, ainsi que le sol, tous les capitaux ont des possesseurs de plus en plus limités. En France, si, dans quelques départements reculés, sans communications, sans débouchés, le nombre des petits propriétaires a augmenté, dans la masse des autres départements, complètement industrialisés, le sol appartient aux compagnies ou à un petit nombre de capitalistes. On ne peut s’en rapporter aux indications du cadastre, lequel montre, non le nombre des propriétaires mais celui des propriétés ; or, un individu ou une société possédant souvent plusieurs domaines soit dans la même région, soit dans des régions différentes, il convient de réduire singulièrement le nombre des propriétaires fonciers. D’après les calculs les plus sérieux, on peut l’évaluer à 900,000 individus, sur lesquels 100,000 possèdent à eux seuls les 2/5 du territoire[3].

En Italie et en Espagne, la situation des petits agriculteurs, accablés d’impôts, saignés par le fisc, est effroyable.

L’Irlande se débat sous le pied du landlord.

En Amérique, la nationalisation du sol est le cri d’un parti nombreux. Chirac constatait dès 1885 que, dans l’espace de cinq ans, vingt-neuf individus ou groupes capitalistes avaient accaparé environ 21 millions d’acres du sol arable américain, représentant une valeur de 6 à 8 milliards.

Pour les mines, l’exploitation est encore plus épouvantable. Quel contraste entre les malheureux travaillant pour un salaire quotidien de 3 francs 50 centimes[4] à six cents pieds du sol, dans les ténèbres, avec leur lampe pour soleil, et les oisifs actionnaires qui, grâce aux salariés, voient leurs coupons doubler, tripler, quadrupler de valeur ! Des chiffons de papier, passant de mains en mains, donnent au premier capitaliste venu la propriété du sous-sol, de ceux qui le creusent, de leur liberté, de leurs muscles, de leurs sueurs. Et ce troupeau, obligé de travailler jusqu’à la limite des forces humaines pour ne pas mourir de faim, ignorant de la richesse qu’il produit, ne connaît même pas le nom de ses maîtres !

Sans avoir pâli sur les gros livres, sur les manuels des économistes, n’est-ce pas une idée simple, qui frappe tout d’abord, que ces richesses incréées, préexistantes à l’humanité : sol et sous-sol, ne peuvent être l’apanage de quelques-uns, pas plus que l’Océan, l’air, la lumière du soleil ?

Quant aux richesses créées par l’homme, si abondantes aujourd’hui que tous pourraient, sans crainte, y puiser[5], tout au moins si elles devaient avoir une classe de possesseurs immédiats, ne serait-ce pas la classe des producteurs ?

La machine, et ce mot s’étend aux engins les plus divers, depuis le bateau jusqu’à la charrue, — ne peut, en tant que source de production utile à la société entière, être le monopole de quelques individus. Toutefois il serait hasardé de croire qu’elle deviendra la propriété immédiate de tous ; des engins compliqués, d’un maniement difficile ne pourraient, sans péril ou désavantage, être laissés à la disposition du premier venu. Les machines semblent devoir être, du moins au début de la prochaine transformation économique, propriété non plus individuelle non pas absolument commune mais collective, appartenant aux groupes qui les feront fonctionner.

De même que le champ, la mine ou l’outil, l’idée est un capital, — le plus important de tous, qui doit être universalisé au profit de la masse. Instruction, inventions, découvertes, perfectionnements, tout cela a un but social et résume le travail collectif des contemporains et des générations précédentes. Les Pascal, découvrant une série de théorèmes de géométrie sans avoir reçu d’un maître les premiers éléments de cette science, sont une exception et encore, sans le secours d’autrui, leurs découvertes ne peuvent recevoir aucune application ; les conceptions les plus audacieuses de ces génies Copernic, Kepler, Galilée, Newton, Laplace, se basent sur les travaux, parfois éclatants, souvent modestes d’une foule d’autres hommes. Que serait la locomotive sans le forgeron, le fondeur, le mineur, le chauffeur, le mécanicien ? Les ingénieurs, jeteurs de ponts ou perceurs d’isthmes, seraient-ils jamais arrivés à concevoir et faire exécuter les gigantesques travaux dont ils ont seuls l’honneur, sans le concours du carrier, du maçon, du charpentier, de tous ces obscurs manouvriers et aussi sans le professeur qui leur a enseigné jadis la géométrie et l’algèbre ?

La propriété intellectuelle, que l’on est forcé de défendre avec acharnement dans un milieu où tout est monopole et exploitation, où le pauvre de génie est à la merci du riche ignorant, n’a plus raison d’exister dans une société communiste-anarchiste ; elle tombera immédiatement dans le domaine public. Les inventeurs, jusqu’ici dupés, frustrés, affamés par les capitalistes, n’y perdront rien. Ils auront la joie de voir leurs travaux connus, utilisés ; ils assisteront avec un orgueil intérieur bien admissible au développement de leur œuvre qui, de nos jours eût peut-être été étouffée par la jalousie ou la routine. L’universalisation de la propriété intellectuelle n’empêchera nullement l’admiration pour le génie, admiration nécessaire pour stimuler les initiatives et d’autant plus légitime que, dans une société où tout le bien-être possible sera à la portée de tous, ce sentiment ne créera pas à quelques-uns une situation privilégiée. L’harmonie sociale ne pourra, d’ailleurs, plus être troublée par cette éternelle cause d’ambitions, de conflits et de crimes : l’or.

Le numéraire sous toutes ses formes : argent monnayé, billets de banque, chèques, effets commerciaux, etc., n’a qu’une valeur représentative, ce n’est pas un instrument de production. Dans une société abondant en produits mis à la portée de tous, l’argent devient d’autant plus inutile que les conditions de l’échange sont profondément modifiées. À vrai dire, ce n’est plus l’échange, — sauf entre pays vivant sous un régime économique différent, — c’est une circulation ininterrompue, production et consommation, réglée par les besoins dûment constatés par la statistique. Sans argent, sans bons de travail, les membres de la société, à la fois producteurs et consommateurs, prennent librement ce qui leur est nécessaire, sachant bien que la production sera toujours supérieure à la consommation. Le numéraire, déprécié pendant la crise violente qui précédera l’établissement d’une société communiste et où chacun prendra un peu partout selon ses besoins, inutilisé au lendemain de la révolution, n’est donc pas un capital socialisable. Vouloir lui maintenir sa valeur fictive serait provoquer, au bout d’un temps plus ou moins long, le rétablissement du salariat et de l’inégalité sociale actuelle.

En effet, rien n’empêcherait les plus économes ou les plus aptes au travail de transmettre à leurs enfants (secrètement si l’héritage était supprimé) l’argent qu’ils auraient légitimement touché pour rétribution de leur concours à la production, tandis que les enfants d’un infirme ou d’un paresseux, ne possédant rien, seraient amenés à se faire les serviteurs des premiers pour amasser de quoi satisfaire leurs besoins ou leurs caprices. Au bout de plusieurs générations, l’exploitation capitaliste aurait reparu avec toutes ses conséquences. Un tel système n’est pas compatible avec le communisme. Si les instruments de production et la richesse sociale sont à tous, plus n’est besoin de numéraire.

La petite propriété qui, écrasée fatalement par la grande, engendre la misère matérielle, produit comme corollaire, la misère morale. Que l’on étudie les mœurs des petits patrons, des petits commerçants, des boutiquiers, on trouvera presque partout la bassesse, la cupidité sordide, la défiance, l’égoïsme le plus brutal, et cela se conçoit : ils sont les esclaves de leur situation ; contraints par leurs riches concurrents à une lutte impossible, ils n’ont qu’un but, se rattraper le plus chèrement sur ceux qui tombent entre les mains, exploiter sans merci le malheureux. Chauvins par haine de la concurrence étrangère, ils réclament avec chaleur l’extermination des peuples ; réactionnaires à outrance, soutenant le gouvernement quel qu’il soit : Louis Philippe, Napoléon III ou la République, ces gens, refoulés peu à peu dans le prolétariat sont les plus redoutables ennemis du socialisme. Au moment de la révolution, ils mordront et plus que ceux qui, habitués à la misère, ne seront pas stimulés de même par la pensée d’un bien-être à reconquérir[6] ; mais il faudra s’en défier et leur barrer à temps le chemin, car, foncièrement hostiles au communisme, ils n’auront qu’une pensée : renverser les grands propriétaires, et les grands industriels, non au profit de tous, mais pour prendre leur place.

C’est avec des larmes et du sang qu’on trouve écrite partout l’histoire de la propriété. Chose monstrueuse, elle ne se borna pas aux objets inanimés, elle comprit et comprend encore les êtres raisonnables pensant et souffrant. L’esclavage, le servage, le droit de mort des patriarches et des chefs de famille latins sur leurs enfants, furent des formes de la propriété. Et si le code français, inspiré du droit romain, déclare la femme mineure, subordonnée à son mari, lui devant obéissance, il ne fait que sanctionner la possession de l’être faible par l’être fort.

En résumé, après s’être modifiée à l’infini au cours des siècles et suivant les milieux, la propriété, dans son mode présent, l’accaparement individuel, ne répond plus aux besoins sociaux, aux aspirations des masses. Trois formes se dessinent, qui semblent destinées à prévaloir au lendemain de la révolution sociale.

La propriété commune ou universelle, s’étendant aux sources naturelles de production (terre, mines, eaux) et comprenant le capital-idée (instruction, inventions, découvertes).

La propriété collective, embrassant la possession de l’outillage industriel par les groupements ouvriers.

La propriété individuelle, affectée aux objets d’un usage personnel[7].

Il est évident que, si la justice et l’intérêt public veulent que les sources de richesse soient à la disposition de la société entière, il est une sorte de propriété privée qu’il convient absolument de respecter, sous peine de méconnaître toute liberté et de provoquer des conflits incessants, c’est la propriété des choses servant à l’individu pour ses besoins particuliers. Venir enlever le pain ou l’habit de quelqu’un serait un acte inconcevable, d’autant plus que pain et habits ne manqueront pas dans les magasins généraux où les consommateurs pourront puiser selon leurs besoins.

Le communisme débutera simplement par la socialisation des moyens de production ; entrant peu à peu dans les mœurs, il multipliera la circulation des produits passant de mains en mains, au point que la propriété individuelle arrivera à être en quelque sorte partout et nulle part.




  1. Nous mentionnons le numéraire, parce que, actuellement, il est considéré comme un capital ; en réalité, il est improductif par nature et n’aura plus lieu d’exister dans une société communiste. (Voir plus loin.)
  2. Il est juste de constater que nombre de socialistes autoritaires ont modifié leurs vues à ce sujet (1897).
  3. Ne sont compris dans ce chiffre ni les propriétaires de bâtisses ni les paysans qui, ne possédant qu’un lambeau de terre insuffisant pour les faire vivre, sont les véritables non-possédants, obligés de travailler comme salariés pour le compte des vrais propriétaires.
  4. C’est le prix moyen de la journée d’un mineur.
  5. La statistique officielle montre, qu’il y a environ 3 fois plus de produits manufacturés et 2 fois 1/2 plus de produits agricoles que l’on n’en consomme. Et c’est surtout à la statistique à trancher la querelle entre communistes et collectivistes.
    D’ailleurs, même en n’accordant aux indications de la statistique qu’une valeur approximative, il est indéniable que, plus encore que la surabondance des produits, existe la capacité presque illimitée de production. Si prolifique soit la race humaine, il y aurait de quoi assurer la subsistance et le bien-être matériel à tous ses fils.
  6. Ceux qui firent trembler Rome avec Spartacus étaient non des esclaves façonnés à la servitude dès la naissance, mais des prisonniers barbares, récemment privés de leur liberté et bien décidés à la reconquérir.
  7. À ce genre de propriété, se rattache celle des objets auxquels est attaché un souvenir de famille ou d’amitié. Cette propriété est la seule dont on puisse raisonnablement soutenir la transmission et, en 1869, le Congrès de Bâle de l’Association internationale des Travailleurs, acceptant l’abolition de l’héritage sous toutes ses formes, en exceptait à juste raison, la forme sentimentale.