Philosophie de l’Anarchie/Religion et Patrie

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P.-V. Stock (p. 34-49).


RELIGION ET PATRIE


Les écrivains bourgeois, qui ramassent, pour les jeter à la tête de leurs adversaires, toutes les stupidités courantes, tous les clichés usés, accusent les socialistes de vouloir détruire indistinctement religion, patrie, famille, propriété, arts et sciences. Ces reproches s’adressent surtout aux anarchistes qui, différents des socialistes parlementaires, repoussent tout palliatif.

Examinons ces imputations : nous verrons que les unes sont justement fondées, les autres erronées.

La religion ?

Il n’est pas sans étrangeté de voir les voltairiens qui ont supprimé Dieu pour leur usage personnel, préconiser son maintien ou même son invention pour l’usage du peuple. « À celui-ci, estiment-ils, il faut, ainsi que pour les enfants (et le peuple est-il autre chose qu’un éternel enfant) une religion »… Ils n’ajoutent pas mais ils pensent : « qui fasse supporter patiemment aux damnés de ce monde leur enfer terrestre en leur montrant au bout de cet enfer un paradis imaginaire. »

Les anticléricaux bourgeois de la troisième république, beaucoup plus préoccupés de conquérir le pouvoir que de défricher les intelligences populaires, n’abordèrent la question que par ses très petits côtés, combattant le culte officiel non dans son essence constitutive, mais seulement dans sa forme accessoire et à travers la vie de ses ministres, hommes ni meilleurs ni pires que d’autres. Ils attaquèrent le curé, ce qui eût été excellent s’ils se fussent donné la peine d’aller jusqu’au bout et de présenter, à la place du vieux mythe imposé aux esprits, la vérité scientifique mise à la portée des moins subtils. Au lieu de cela, ils se bornèrent à des pasquinades, ridiculisant la soutane pour glorifier le tricorne du gendarme et souvent reprochant au christianisme les seules choses qu’il eut de vraiment respectables, son primitif cri de révolte contre l’oppression sociale, son affirmation de la solidarité humaine.

Il est juste de séparer dans le christianisme, comme dans le bouddhisme ou tout autre culte devenu officiel et conservateur avec l’âge, ce qui, initialement, fut revendication généreuse de ce qui plus tard devint spéculations intéressées, ergotages ou folie.

Les croyances religieuses basées soit sur l’observation superficielle des phénomènes naturels, soit sur l’ambition de faire prédominer une caste aux dépens de la masse ignorante, soit sur les conceptions personnelles d’un réformateur, conceptions qui, originairement, ont pu être sincères mais cessent peu à peu de se trouver en harmonie avec les progrès de l’esprit humain et les mœurs de l’époque, ont été de tous temps les fléaux de l’humanité[1]. Tous les dogmes sont appelés à être remplacés par la philosophie, édifiée sur les bases du rationalisme scientifique.


C’est une erreur grossière, digne au plus de M. Prudhomme, de croire que les religions ont été inventées tout d’une pièce. Elles ont été créées peu à peu par l’ignorance des foules, puis condensées, entretenues et exploitées par des charlatans. De l’adoration de la matière brute ou animée (fétichisme), l’homme s’est élevé à l’adoration des forces naturelles, l’eau, le feu, le vent, les astres (sabéisme), puis il leur a supposé des moteurs conscients qu’il a qualifiés du nom de dieux (polythéisme) ; enfin, réduisant de plus en plus le nombre de ces dieux en augmentant leur puissance, il est arrivé à n’en admettre qu’un seul (monothéisme). Aujourd’hui, on s’aperçoit que les phénomènes, aussi bien moraux que physiques, sont l’œuvre, non pas d’une volonté suprême, indépendante, mais d’un enchaînement de faits qui se déterminent les uns les autres, au point que, raisonnant sur un ensemble de faits connus, on peut en déduire ce qui résultera : une maison est épargnée par la foudre, non par suite de la protection divine mais parce que son toit est muni d’un paratonnerre ; une nation sera vaincue, non par l’effet du courroux céleste, mais parce que ses armées sont inférieures à celles de l’ennemi ou manquent d’officiers expérimentés. De même qu’on prédit qu’un homme mangeant outre mesure étouffera d’indigestion, qu’un temps sec amènera une mauvaise récolte ou que, dans telle circonstance, un individu nerveux agira différemment d’un lymphatique, de même, on conclut que tel fait s’est passé pour tel motif relié lui-même à une cause plus éloignée. Les lois naturelles, qui sont simplement la manière d’être des corps, éliminent donc de plus en plus l’idée de Dieu.

Les socialistes non anarchistes qui, ne comprenant pas que leur société idéale ne peut s’établir que sur la destruction complète de la société actuelle, ont commis la faute de s’engager dans l’engrenage parlementaire, seront aussi impuissants contre la religion que l’ont été les républicains radicaux qui, après avoir promis la séparation de l’Église et de l’État, la suppression du budget des cultes et le retour à la nation des biens accaparés par les congrégations religieuses, n’ont pu exécuter aucun des points de leur programme. De concessions en concessions, d’ajournements en ajournements, les socialistes parlementaires laisseraient toutes choses en l’état. Seuls les anarchistes, qui ont pris pour eux la devise de Blanqui : Ni Dieu, ni maître, résoudront le problème, non en séparant, mais en supprimant l’Église et l’État.


La pensée a tué la foi, toutes les religions sont irrévocablement condamnées[2].


Le christianisme se meurt ; né dans l’Orient, il n’a jamais pu y prendre racine ; l’islamisme lui fait échec en Afrique ; en Europe et en Amérique, il perd du terrain de jour en jour. Il ne lui reste à recruter que les peuplades primitives de l’Océanie, condamnées à la disparition dans un bref délai.


L’islamisme, d’autre part, ne peut convenir aux nations civilisées. Il a encore de longs jours assurés en Afrique et dans l’Inde, mais le moment viendra où l’industrie et la science auront pris définitivement possession du pays des Mille et une nuits : ce jour-là, l’islamisme aura vécu.


Le judaïsme ne fait pas de prosélytes ; bien au contraire, ses adhérents l’abandonnent pour devenir libres-penseurs et athées. Cette religion s’éteindra doucement.


Le brahmanisme, bien que comptant 200 millions de fidèles, se débat difficilement contre l’islamisme professé par 50 millions d’Indous. Le jour où de grands changements sociaux, rendus de plus en plus inévitables par la rivalité des Anglais et des Russes, se produiront dans l’Asie centrale, le brahmanisme s’effondrera.


Le bouddhisme renferme, au fond, une conception de panthéisme matérialiste, mais l’ignorance et la superstition n’ont pas tardé à l’altérer profondément. Moins tyrannique que le brahmanisme contre lequel il eut à soutenir des luttes terribles, il mène cependant au mépris de la vie humaine et du progrès. Professé par l’immense majorité de la race jaune, il se trouvera, dans un siècle, en contact avec le matérialisme scientifique qui aura enterré le christianisme. Nul doute que, dans ce duel, la victoire restera à la pensée libre.


Une religion plus terre à terre, celle de la patrie, s’est, depuis un siècle surtout, substituée à la vieille foi, tombant peu à peu en désuétude. On a vivement reproché aux anarchistes de s’attaquer à l’une comme à l’autre ; avant d’aller plus loin, il est nécessaire de s’entendre.

Tout d’abord, il est évident que rien n’est plus absurde que de haïr un homme parce qu’il est né sur la rive droite de tel fleuve plutôt que sur la rive gauche. Prétendre qu’un habitant de Paris sente son cœur se dilater à Bayonne et se resserrer à Saint-Sébastien est le comble de l’absurde et l’on se demande comment une pareille folie peut encore trouver des adeptes. La nature humaine, non moins que la logique, proteste contre un raisonnement aussi barbare : qu’un individu tombe dans la Seine, les courageux citoyens qui risqueront leur vie pour sauver la sienne n’iront pas s’enquérir s’il est Français ou Allemand, ils ne verront en lui qu’un homme.


Génois et Vénitiens appartiennent aujourd’hui à la même patrie ; il n’en était pas de même au moyen-âge. C’était au nom de la patrie que les Doria et les Dandolo se faisaient la guerre et c’est au nom de la même abstraction que les Génois mouraient, en 1866, à Custozza pour arracher Venise au joug autrichien !


Et ces habitants de Tiflis et de Khiva, jadis ennemis de la Russie, aujourd’hui combattant pour elle ! Tout cela ne prouve-t-il pas que l’idée de patrie, si restreinte à son début et encore aujourd’hui tout étroite, finira, en s’élargissant, par se fondre dans celle d’humanité ?

L’humanité, dans son développement, a toujours élargi de plus en plus le cercle où elle était primitivement parquée. Au groupement familial[3], imposé par les besoins physiologiques et la nécessité de reproduction, a succédé la tribu chez les nomades, la cité chez les sédentaires. Cette forme, qui a duré longtemps, qui dure encore chez les moins civilisés, a fait place aux fédérations chez les peuples les plus libres, à l’État chez les autres. Au moyen-âge, la France n’existait pas moralement ; elle était remplacée par l’Île-de-France, la Champagne, la Bourgogne, la Flandre, la Normandie, etc. ; quatre-vingt-neuf vint, qui rompit les barrières et, de toutes ces provinces, différentes de mœurs, d’idiomes, de lois, longtemps ennemies mortelles les unes des autres, fit une nation, une patrie.

C’était là un immense progrès, et il fallut la défendre, cette patrie, contre les despotes du dehors, les réactionnaires et les immobilistes du dedans, qui voulaient maintenir l’ancien morcellement. Aujourd’hui, les immobilistes s’appellent des patriotes et les disciples des patriotes d’alors, développant l’idée primitive, sont des cosmopolites[4].

Il est deux manières de nier la patrie : l’une étroite, barbare, irréalisable d’ailleurs, qui serait de vouloir le dépècement d’un pays unifié par la langue et un ensemble de mœurs, ce serait le retour au provincialisme, au moyen-âge ; l’autre, noble, généreuse, juste d’ailleurs, parce qu’elle est conforme au mouvement des choses, qui est de préconiser la fédération des peuples libres, constituant une patrie unique, sans rivale[5].


On peut objecter que la fusion de tant d’éléments ethniques différents ne se fera pas du premier coup. Il est vraisemblable que les premières à se grouper entre elles seront les nations de même race ayant des affinités naturelles, des aspirations communes.

Nul doute qu’avant d’arriver à l’internationalisme complet, il y aura une étape qui sera le racisme ; mais il y a lieu d’espérer que la halte ne sera pas trop longue, que l’étape sera brûlée. Le communisme qui, au début de son fonctionnement, apparaît devoir être fatalement réglementé, surtout au point de vue des échanges internationaux, entraînera la constitution de fédérations racistes (latine, slave, germaine, etc.). L’anarchie qu’on peut entrevoir au bout de deux ou trois générations, lorsque, par suite du développement de la production toute réglementation sera devenue superflue, amènera la fin du racisme et l’avénement d’une humanité sans frontières.

Ce que les anarchistes attaquent impitoyablement dans le patriotisme, c’est donc non un lien, plus ou moins réel de solidarité, entre hommes de la même région, mais, au contraire, le particularisme féroce qui empêche d’étendre ce lien aux hommes des autres régions. Alors que près de soi, parlant même langue et respirant même air, se trouve l’ennemi impitoyable qui opprime et exploite, est-il logique de faire provision de haine contre les inconnus, eux aussi opprimés et exploités d’au delà les frontières ? Honneur à Rothschild ! paix à Galliffet ! mais sus au Jacques Misère allemand ou italien, telle est la leçon qu’apprennent les gouvernants aux gouvernés.

Quel homme vraiment conscient ne rougirait aujourd’hui de la réciter ?

Quant à l’antagonisme fondé sur la concurrence économique que se font les travailleurs des diverses nationalités, bien que vivace au sein des masses ouvrières, il est tout aussi déraisonnable. Si des ouvriers chassés de leur pays par le surcroît de population et le manque de travail sont trop souvent réduits à s’employer à des salaires de famine, la faute en est-elle à ces malheureux ou à ceux qui les exploitent ? Et, justement par manque de compréhension de la solidarité sociale, quel peuple n’a jamais fait supporter à d’autres le poids de sa propre misère ? Sans remonter aux temps passés, ne voyons-nous pas de nos jours les mêmes prolétaires français et anglais, qui reprochent aux Allemands, Italiens et Belges de venir travailler chez eux, se diriger par milliers vers les rivages du Nouveau-Monde pour y vendre leur force musculaire à des exploiteurs ?

Plus encore que le sentimentalisme, la conscience des intérêts fera disparaître ces illogismes barbares.



  1. Le bouddhisme et le christianisme, ces deux religions qui ont tant de rapports et qui, au début, ont été, sans contredit, réformatrices, ont abouti, le premier, à la momification de l’Orient, en exaltant le désir de l’anéantissement, le nirvana ; le second à l’Inquisition, au moyen âge, à la monstrueuse tyrannie des papes. Le protestantisme, progrès à sa naissance, n’a pas tardé à constituer une religion hypocrite et égoïste comme la société moderne à laquelle il convient admirablement, religion devenue plus redoutable que le catholicisme, parce que, plus jeune et en apparence moins stupide, elle a plus de vitalité.
  2. N’a-t-on pas naguère assisté à ce fait d’un haut comique, le sultan, chef de l’islamisme, priant le pape, chef du catholicisme de se réconcilier avec le prince de Bulgarie, coupable de complaisances schismatiques et de lui permettre de faire ses pâques ; et le pape se rendant à requête de son concurrent !
  3. Ce groupement arriva à comprendre presque partout, non seulement la famille immédiate formée des parents et des enfants, mais aussi des groupes apparentés (gens chez les Latins, clan chez les Celtes, mark chez les Germains, etc.)
  4. Ou internationalistes. Depuis 1888, époque à laquelle furent écrites les lignes ci-dessus, certains jésuites de robe courte, poursuivant un but facile à comprendre, se sont efforcés de faire tomber en discrédit le mot « cosmopolite » (pour discréditer ensuite l’idée) en l’appliquant tout spécialement aux loups-cerviers de la finance (1897).
  5. Le principal sinon le seul obstacle à la fédération des peuples, c’est l’existence des gouvernements même républicains. Ainsi, par suite des intérêts de la classe capitaliste et gouvernementale, les Républiques de l’Amérique latine, quoique de même race et de même langue, sont souvent en guerre les unes contre les autres. Croit-on qu’une république universelle pourra s’établir tant qu’il y aura des préjugés de patrie et des gouvernements rivaux à Washington, Paris, Londres, Berlin, Vienne, Saint-Pétersbourg, Rome, Mexico ? Ces gouvernements consentiraient-ils à se dissoudre ou à se subordonner les uns aux autres pour opérer le rapprochement des nations ? Certes non, l’unité humaine, à laquelle nous marchons indiscutablement, ne s’établira donc que par la suppression des frontières et des gouvernements.