Philosophie zoologique (1809)/Première Partie/Cinquième Chapitre

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CHAPITRE V.


Sur l’État actuel de la Distribution et de la Classification des Animaux.


POUR les progrès de la Philosophie zoologique, et pour l’objet que nous avons en vue, il est nécessaire de considérer l’état actuel de la distribution et de la classification des animaux ; d’examiner comment on y est parvenu ; de reconnoître quels sont les principes auxquels on a dû se conformer dans l’établissement de cette distribution générale ; enfin, de rechercher ce qui reste à faire pour donner à cette distribution la disposition la plus propre à lui faire représenter l’ordre même de la nature.

Mais pour retirer quelque profit de toutes ces considérations, il faut déterminer auparavant le but essentiel de la distribution des animaux et celui de leur classification ; car ces deux buts sont d’une nature très-différente.

Le but d’une distribution générale des animaux n’est pas seulement de posséder une liste commode à consulter ; mais c’est surtout d’avoir dans cette liste un ordre représentant, le plus possible, celui même de la nature, c’est-à-dire, l’ordre qu’elle a suivi dans la production des animaux, et qu’elle a éminemment caractérisé par les rapports qu’elle a mis entre les uns et les autres.

Le but, au contraire, d’une classification des animaux, est de fournir, à l’aide de lignes de séparation tracées de distance en distance dans la série générale de ces êtres, des points de repos à notre imagination, afin que nous puissions plus aisément reconnoître chaque race déjà observée, saisir ses rapports avec les autres animaux connus, et placer dans chaque cadre les nouvelles espèces que nous parviendrons à découvrir. Ce moyen supplée à notre foiblesse, facilite nos études et nos connoissances, et son usage est pour nous d’une nécessité indispensable ; mais j’ai déjà montré qu’il est un produit de l’art, et que, malgré les apparences contraires, il ne tient réellement rien de la nature.

La juste détermination des rapports entre les objets fixera toujours invariablement dans nos distributions générales, d’abord la place des grandes masses ou coupes primaires, ensuite celle des masses subordonnées aux premières, enfin, celle des espèces ou races particulières qui auront été observées. Or, voilà, pour la science, l’avantage inestimable de la connoissance des rapports ; c’est que ces rapports étant l’ouvrage même de la nature, aucun naturaliste n’aura jamais le pouvoir ni, sans doute, la volonté de changer le résultat d’un rapport bien reconnu ; la distribution générale deviendra donc de plus en plus parfaite et forcée, à mesure que nos connoissances des rapports seront plus avancées à l’égard des objets qui composent un règne.

Il n’en est pas de même de la classification, c’est-à-dire, des différentes lignes de séparation qu’il nous importe de tracer de distance en distance dans la distribution générale, soit des animaux, soit des végétaux. À la vérité, tant qu’il y aura des vides à remplir dans nos distributions, parce que quantité d’animaux et de végétaux n’ont pas encore été observés, nous trouverons toujours de ces lignes de séparation qui nous paroîtront posées par la nature elle-même ; mais cette illusion se dissipera à mesure que nous observerons davantage : et déjà n’en avons-nous pas vu un assez grand nombre s’effacer, au moins dans les plus petits cadres, par les nombreuses découvertes des naturalistes, depuis environ un demi-siècle ?

Ainsi, sauf les lignes de séparation qui résultent des vides à remplir, celles que nous serons toujours forcés d’établir seront arbitraires, et par-là vacillantes, tant que les naturalistes n’adopteront pas quelque principe de convention pour se régler en les formant.

Dans le règne animal, nous devons regarder comme un principe de ce genre, que toute classe doit comprendre des animaux distingués par un système particulier d’organisation. La stricte exécution de ce principe est assez facile, et ne présente que de médiocres inconvéniens.

En effet, quoique la nature ne passe pas brusquement d’un système d’organisation à un autre, il est possible de poser des limites entre chaque système, n’y ayant presque partout qu’un petit nombre d’animaux placés près de ces limites, et dans le cas d’offrir des doutes sur leur véritable classe.

Les autres lignes de séparation qui sous-divisent les classes sont, en général, plus difficiles à établir, parce qu’elles portent sur des caractères moins importans, et que, par cette raison, elles sont plus arbitraires.

Avant d’examiner l’état actuel de la classification des animaux, essayons de faire voir que la distribution des corps vivans doit former une série, au moins quant à la disposition des masses, et non une ramification réticulaire.

Les classes doivent former une série dans la distribution des animaux.

Comme l’homme est condamné à épuiser toutes les erreurs possibles avant de reconnoître une vérité lorsqu’il examine les faits qui s’y rapportent, on a nié que les productions de la nature, dans chaque règne des corps vivans, fussent réellement dans le cas de pouvoir former une véritable série d’après la considération des rapports, et on n’a voulu reconnoître aucune échelle dans la disposition générale, soit des animaux, soit des végétaux.

Ainsi, les naturalistes ayant remarqué que beaucoup d’espèces, certains genres, et même quelques familles, paroissent dans une sorte d’isolement, quant à leurs caractères, plusieurs se sont imaginés que les êtres vivans dans l’un ou l’autre règne, s’avoisinoient ou s’éloignoient entre eux, relativement à leurs rapports naturels, dans une disposition semblable aux différens points d’une carte de géographie ou d’une mappemonde. Ils regardent les petites séries bien prononcées qu’on a nommées familles naturelles, comme devant être disposées entre elles de manière à former une réticulation. Cette idée, qui a paru sublime à quelques modernes, est évidemment une erreur ; et, sans doute, elle se dissipera dès qu’on aura des connoissances plus profondes et plus générales de l’organisation, et surtout lorsqu’on distinguera ce qui appartient à l’influence des lieux d’habitation et des habitudes contractées, de ce qui résulte des progrès plus ou moins avancés dans la composition ou le perfectionnement de l’organisation.

En attendant, je vais faire voir que la nature en donnant, à l’aide de beaucoup de temps, l’existence à tous les animaux et à tous les végétaux, a réellement formé dans chacun de ces règnes une véritable échelle, relativement à la composition croissante de l’organisation de ces êtres vivans ; mais que cette échelle, qu’il s’agit de reconnoître, en rapprochant les objets, d’après leurs rapports naturels, n’offre des degrés saisissables que dans les masses principales de la série générale, et non dans les espèces, ni même dans les genres : la raison de cette particularité vient de ce que l’extrême diversité des circonstances dans lesquelles se trouvent les différentes races d’animaux et de végétaux n’est point en rapport avec la composition croissante de l’organisation parmi eux, ce que je ferai voir ; et qu’elle fait naître dans les formes et les caractères extérieurs, des anomalies ou des espèces d’écarts que la composition croissante de l’organisation n’auroit pu seule occasionner. Il s’agit donc de prouver que la série qui constitue l’échelle animale réside essentiellement dans la distribution des masses principales qui la composent, et non dans celle des espèces, ni même toujours dans celle des genres.

La série dont je viens de parler ne peut donc se déterminer que dans le placement des masses, parce que ces masses qui constituent les classes et les grandes familles, comprennent chacune des êtres dont l’organisation est dépendante de tel système particulier d’organes essentiels.

Ainsi, chaque masse distincte a son système particulier d’organes essentiels, et ce sont ces systèmes particuliers qui vont en se dégradant, depuis celui qui présente la plus grande complication, jusqu’à celui qui est le plus simple. Mais chaque organe considéré isolément, ne suit pas une marche aussi régulière dans ses dégradations : il la suit même d’autant moins, qu’il a lui-même moins d’importance, et qu’il est plus susceptible d’être modifié par les circonstances.

En effet, les organes de peu d’importance ou non essentiels à la vie, ne sont pas toujours en rapport les uns avec les autres dans leur perfectionnement ou leur dégradation ; en sorte que si l’on suit toutes les espèces d’une classe, on verra que tel organe, dans telle espèce, jouit de son plus haut degré de perfectionnement ; tandis que tel autre organe, qui, dans cette même espèce, est fort appauvri ou fort imparfait, se trouve très-perfectionné dans telle autre espèce.

Ces variations irrégulières dans le perfectionnement et dans la dégradation des organes non essentiels, tiennent à ce que ces organes sont plus soumis que les autres aux influences des circonstances extérieures ; elles en entraînent de semblables dans la forme et dans l’état des parties les plus externes, et donnent lieu à une diversité si considérable et si singulièrement ordonnée des espèces, qu’au lieu de les pouvoir ranger, comme les masses, en une série unique, simple et linéaire, sous la forme d’une échelle régulièrement graduée, ces mêmes espèces forment souvent autour des masses dont elles font partie, des ramifications latérales, dont les extrémités offrent des points véritablement isolés.

Il faut, pour modifier chaque système intérieur d’organisation, un concours de circonstances plus influentes et de bien plus longue durée, que pour altérer et changer les organes extérieurs.

J’observe néanmoins que, lorsque les circonstances l’exigent, la nature passe d’un système à l’autre, sans faire de saut, pourvu qu’ils soient voisins ; c’est, en effet, par cette faculté qu’elle est parvenue à les former tous successivement, en procédant du plus simple au plus composé.

Il est si vrai qu’elle a cette faculté, qu’elle passe d’un système à l’autre, non-seulement dans deux familles différentes lorsqu’elles sont voisines par leurs rapports, mais encore qu’elle y passe dans un même individu.

Les systèmes d’organisation qui admettent pour organe de la respiration des poumons véritables, sont plus voisins des systèmes qui admettent des branchies, que ceux qui exigent des trachées ; ainsi, non-seulement la nature passe des branchies aux poumons dans des classes et dans des familles voisines, comme l’indique la considération des poissons et des reptiles ; mais elle y passe même pendant l’existence d’un même individu, qui jouit successivement de l’un et de l’autre système. On sait que la grenouille, dans l’état imparfait de têtard, respire par des branchies, tandis que dans son état plus parfait de grenouille elle respire par des poumons. On ne voit nulle part la nature passer du système des trachées au système pulmonaire.

Il est donc vrai de dire qu’il existe pour chaque règne des corps vivans, une série unique et graduée dans la disposition des masses, conformément à la composition croissante de l’organisation, et à l’arrangement des objets d’après la considération des rapports ; et que cette série, soit dans le règne animal, soit dans le règne végétal, doit offrir à son extrémité antérieure les corps vivans les plus simples et les moins organisés, et se terminer par les plus parfaits en organisation et en facultés.

Tel paroît être le véritable ordre de la nature, et tel est effectivement celui que l’observation la plus attentive, et qu’une étude suivie de tous les traits qui caractérisent sa marche, nous offrent évidemment.

Depuis que, dans nos distributions des productions de la nature, nous avons senti la nécessité d’avoir égard à la considération des rapports, nous ne sommes plus les maîtres de disposer la série générale comme il nous plaît ; et la connoissance que nous acquérons de plus en plus de la marche de la nature, à mesure que nous étudions les rapports prochains ou éloignés qu’elle a mis, soit entre les objets, soit entre leurs différentes masses, nous entraîne et nous force à nous conformer à son ordre.

Le premier résultat obtenu de l’emploi des rapports dans le placement des masses pour former une distribution générale, est que les deux extrémités de l’ordre doivent offrir les êtres les plus dissemblables, parce qu’ils sont effectivement les plus éloignés sous la considération des rapports, et, par conséquent, de l’organisation ; il suit de là que si l’une des extrémités de l’ordre présente les corps vivans les plus parfaits, ceux dont l’organisation est la plus composée, l’autre extrémité du même ordre devra nécessairement offrir les corps vivans les plus imparfaits, c’est-à-dire, ceux dont l’organisation est la plus simple.

Dans la disposition générale des végétaux connus, selon la méthode naturelle, c’est-à-dire, d’après la considération des rapports, on ne connoît encore, d’une manière solide, que l’une des extrémités de l’ordre, et l’on sait que la cryptogamie doit se trouver à cette extrémité. Si l’autre extrémité n’est pas déterminée avec la même certitude, cela vient de ce que nos connoissances de l’organisation des végétaux sont beaucoup moins avancées que celles que nous avons sur l’organisation d’un grand nombre d’animaux connus. Il en résulte qu’à l’égard des végétaux, nous n’avons pas encore de guide certain pour fixer les rapports entre les grandes masses, comme nous en avons pour reconnoître ceux qui se trouvent entre les genres, et pour former les familles.

La même difficulté ne s’étant pas rencontrée à l’égard des animaux, les deux extrémités de leur série générale sont fixées d’une manière définitive ; car tant que l’on fera quelque cas de la méthode naturelle, et, par conséquent, de la considération des rapports, les mammifères occuperont nécessairement une des extrémités de l’ordre, tandis que les infusoires seront placés à l’autre extrémité.

Il y a donc, pour les animaux comme pour les végétaux, un ordre qui appartient à la nature, et qui résulte, ainsi que les objets que cet ordre fait exister, des moyens qu’elle a reçus de l’AUTEUR SUPRÊME de toute chose. Elle n’est elle-même que l’ordre général et immuable que ce sublime Auteur a créé dans tout, et que l’ensemble des lois générales et particulières auxquelles cet ordre est assujetti. Par ces moyens, dont elle continue, sans altération, l’usage, elle a donné et donne perpétuellement l’existence à ses productions ; elle les varie et les renouvelle sans cesse, et conserve ainsi partout l’ordre entier qui en est l’effet.

Cet ordre de la nature qu’il s’agissoit de parvenir à reconnoître dans chaque règne des corps vivans, et dont nous possédons déjà diverses portions dans les familles bien reconnues, et dans nos meilleurs genres, nous allons voir que, relativement au règne animal, il est maintenant déterminé, dans son ensemble, d’une manière qui ne laisse aucune prise à l’arbitraire.

Mais la grande quantité d’animaux divers que nous sommes parvenus à connoître, et les lumières nombreuses que l’anatomie comparée a répandues sur leur organisation, nous donnent maintenant les moyens de déterminer, d’une manière définitive, la distribution générale de tous les animaux connus, et d’assigner le rang positif des principales coupes que l’on peut établir dans la série qu’ils constituent.

Voilà ce qu’il importe de reconnoître, et ce qu’il sera vraisemblablement difficile de contester.

Passons maintenant à l’examen de l’état actuel de la distribution générale des animaux, et de leur classification.


État actuel de la distribution et de la classification des Animaux.

Comme le but et les principes, soit de la distribution générale des corps vivans, soit de leur classification, ne furent point aperçus lorsqu’on s’occupa de ces objets, les travaux des naturalistes se ressentirent long-temps de cette imperfection de nos idées, et il en fut des sciences naturelles comme de toutes les autres, dont on s’est long-temps occupé avant d’avoir pensé aux principes qui devoient en faire le fondement et en régler les travaux.

Au lieu d’assujettir la classification qu’il fallut faire dans chaque règne des corps vivans, à une distribution que rien ne devoit entraver, on ne pensa qu’à classer commodément les objets, et leur distribution fut par-là soumise à l’arbitraire.

Par exemple, les rapports entre les grandes masses étant fort difficiles à saisir parmi les végétaux, on employa long-temps, en botanique, les systèmes artificiels. Ils offroient la facilité de faire des classifications commodes, fondées sur des principes arbitraires, et chaque auteur en composoit une nouvelle selon sa fantaisie. Aussi la distribution à établir parmi les végétaux, celle, en un mot, qui appartient à la méthode naturelle, fut alors toujours sacrifiée. Ce n’est que depuis que l’on a connu l’importance des parties de la fructification, et surtout la prééminence que certaines d’entre elles doivent avoir sur les autres, que la distribution générale des végétaux commence à s’avancer vers son perfectionnement.

Comme il n’en est pas de même à l’égard des animaux, les rapports généraux qui caractérisent les grandes masses, sont, parmi eux, beaucoup plus faciles à apercevoir : aussi plusieurs de ces masses furent-elles reconnues dès les premiers temps où l’on a commencé à cultiver l’histoire naturelle.

En effet, Aristote divisa, primairement, les animaux en deux coupes principales, ou, selon lui, deux classes ; savoir :

1.o Animaux ayant du sang.
Quadrupèdes vivipares,
Quadrupèdes ovipares,
Poissons,
Oiseaux.
2.o Animaux privés de sang.
Mollusques,
Crustacés,
Testacés,
Insectes.

Cette division primaire des animaux en deux grandes coupes étoit assez bonne ; mais le caractère employé par Aristote, en la formant, étoit mauvais. Ce philosophe donnoit le nom de sang au fluide principal des animaux, dont la couleur est rouge ; et supposant que les animaux qu’il rapporte à sa seconde classe ne possédoient tous que des fluides blancs ou blanchâtres, dès-lors il les regarda comme privés de sang.

Telle fut apparemment la première ébauche d’une classification des animaux, et c’est, au moins, la plus ancienne dont nous ayons connoissance. Mais cette classification offre aussi le premier exemple d’une distribution en sens inverse de l’ordre de la nature, puisqu’on y trouve une progression, quoique très-imparfaite, du plus composé vers le plus simple.

Depuis cette époque, on a généralement suivi cette fausse direction à l’égard de la distribution des animaux ; ce qui a évidemment retardé nos connoissances relativement à la marche de la nature.

Les naturalistes modernes ont cru perfectionner la distinction d’Aristote, en donnant aux animaux de sa première division le nom d’animaux à sang rouge, et à ceux de la seconde, celui d’animaux à sang blanc. On sait assez maintenant combien ce caractère est défectueux, puisqu’il y a des animaux invertébrés (beaucoup d’annelides) qui ont le sang rouge.

Selon moi, les fluides essentiels aux animaux cessent de mériter le nom de sang, lorsqu’ils ne circulent plus dans des vaisseaux artériels et veineux. Ces fluides sont alors si dégradés, si peu composés ou si imparfaits dans la combinaison de leurs principes, qu’on auroit tort d’assimiler leur nature à celle des fluides qui subissent une véritable circulation. Or, accorder du sang à une radiaire ou à un polype, autant vaudroit-il en attribuer à une plante.

Pour éviter toute équivoque, ou l’emploi d’aucune considération hypothétique, dans mon premier cours fait dans le Muséum, au printemps de 1794 (l’an 2 de la république), je divisai la totalité des animaux connus en deux coupes parfaitement distinctes, savoir :

Les Animaux à vertèbres,
Les Animaux sans vertèbres.


Je fis remarquer à mes élèves que la colonne vertébrale indique, dans les animaux qui en sont munis, la possession d’un squelette plus ou moins perfectionné, et d’un plan d’organisation qui y est relatif ; tandis que son défaut dans les autres animaux, non-seulement les distinguent nettement des premiers, mais annonce que les plans d’organisation sur lesquels ils sont formés, sont tous très-différens de celui des animaux à vertèbres.

Depuis Aristote jusqu’à Linné, rien de bien remarquable ne parut relativement à la distribution générale des animaux ; mais, dans le dernier siècle, des naturalistes du plus grand mérite firent un grand nombre d’observations particulières sur les animaux, et principalement sur quantité d’animaux sans vertèbres. Les uns firent connoître leur anatomie avec plus ou moins d’étendue, et les autres donnèrent une histoire exacte et détaillée des métamorphoses et des habitudes d’un grand nombre de ces animaux ; en sorte qu’il est résulté de leurs précieuses observations, que beaucoup de faits des plus importans sont parvenus à notre connoissance.

Enfin, Linné, homme d’un génie supérieur, et l’un des plus grands naturalistes connus, après avoir rassemblé les faits, et nous avoir appris à mettre une grande précision dans la détermination des caractères de tous les ordres, nous donna, pour les animaux, la distribution suivante.

Il distribua les animaux connus en six classes, subordonnées à trois degrés ou caractères d’organisation.

――――

Distribution des Animaux, établie par Linné.

――――
Classes Premier degré.
I. Les Mammifères. Le cœur à deux ventricules ; le sang rouge et chaud.
II. Les Oiseaux.
Second degré.
III. Les Amphibies (les Reptiles). Le cœur à un ventricule ; le sang rouge et froid.
IV. Les Poissons.
Troisième degré.
V. Les Insectes. Une sanie froide (en place de sang).
VI. Les Vers.

Sauf l’inversion que présente cette distribution comme toutes les autres, les quatre premières coupes qu’elle offre sont maintenant fixées définitivement, obtiendront toujours désormais l’assentiment des zoologistes, quant à leur placement dans la série générale, et l’on voit que c’est à l’illustre naturaliste Suédois qu’on en est premièrement redevable.

Il n’en est pas de même des deux dernières coupes de la distribution dont il s’agit ; elles sont mauvaises, très-mal disposées ; et comme elles comprennent le plus grand nombre des animaux connus et les plus diversifiés dans leurs caractères, elles devoient être plus nombreuses. Il a donc fallu les réformer et en substituer d’autres.

Linné, comme on voit, et les naturalistes qui l’ont suivi, donnèrent si peu d’attention à la nécessité de multiplier les coupes parmi les animaux qui ont une sanie froide en place de sang (les animaux sans vertèbres), et où les caractères et l’organisation offrent une si grande diversité, qu’ils n’ont distingué ces nombreux animaux qu’en deux classes, savoir : en insectes et en vers ; en sorte que tout ce qui n’étoit pas regardé comme insecte, ou autrement, tous les animaux sans vertèbres qui n’ont point de membres articulés, étoient, sans exception, rapportés à la classe des vers. Ils plaçoient la classe des insectes après celle des poissons, et celle des vers après les insectes. Les vers formoient donc, d’après cette distribution de Linné, la dernière classe du règne animal.

Ces deux classes se trouvent encore exposées, suivant cet ordre, dans toutes les éditions du Systema naturæ, publiées postérieurement à Linné ; et quoique le vice essentiel de cette distribution, relativement à l’ordre naturel des animaux, soit évident, et qu’on ne puisse disconvenir que la classe des vers de Linné ne soit une espèce de chaos dans lequel des objets très-disparates se trouvent réunis, l’autorité de ce savant étoit d’un si grand poids pour les naturalistes, que personne n’osoit changer cette classe monstrueuse des vers.

Dans l’intention d’opérer quelque réforme utile à cet égard, je présentai, dans mes premiers cours, la distribution suivante pour les animaux sans vertèbres que je divisai, non en deux classes, mais en cinq dans l’ordre que voici.

Distribution des Animaux sans vertèbres, exposée dans mes premiers cours.

1.o Les Mollusques ;
2.o Les Insectes ;
3.o Les Vers ;
4.o Les Échinodermes ;
5.o Les Polypes.


Ces classes se composoient alors de quelques-uns des ordres que Bruguière avoit présentés dans sa distribution des vers, mais dont je n’adoptois pas la disposition, et de la classe des insectes, telle que Linné la circonscrivoit.

Cependant, vers le milieu de l’an 3 (de 1795), l’arrivée de M. Cuvier à Paris, éveillant l’attention des zoologistes sur l’organisation des animaux, je vis, avec beaucoup de satisfaction, les preuves décisives qu’il donna de la prééminence qu’il falloit accorder aux mollusques sur les insectes, relativement au rang que ces animaux devoient occuper dans la série générale ; ce que j’avois déjà exécuté dans mes leçons ; mais ce qui n’avoit pas été vu favorablement de la part des naturalistes de cette capitale.

Le changement que j’avois fait à cet égard, par le sentiment de l’inconvenance de la distribution de Linné que l’on suivoit, M. Cuvier le consolida parfaitement par l’exposition des faits les plus positifs, parmi lesquels plusieurs, à la vérité, étoient déjà connus, mais n’avoient point encore attiré notre attention à Paris.

Profitant ensuite des lumières que ce savant répandit, depuis son arrivée, sur toutes les parties de la zoologie, et particulièrement sur les animaux sans vertèbres, qu’il nommoit animaux à sang blanc, j’ajoutai successivement de nouvelles classes à ma distribution ; je fus le premier qui les instituai ; mais, comme on va le voir, celles de ces classes que l’on a adoptées ne le furent que tardivement.

Sans doute, l’intérêt des auteurs est fort indifférent pour la science, et semble l’être encore pour ceux qui l’étudient ; néanmoins, l’historique des changemens qu’a subi la classification des animaux depuis quinze ans, n’est pas inutile à connoître : voici ceux que j’ai opérés.

D’abord, je changeai la dénomination de ma classe des échinodermes en celle de radiaires, afin d’y réunir les méduses et les genres qui en sont voisins. Cette classe, malgré son utilité et la nécessité qu’en font les caractères de ces animaux, n’a pas encore été adoptée par les naturalistes.

Dans mon cours de l’an 7 (de 1799), j’ai établi la classe des crustacés. Alors M. Cuvier, dans son Tableau des Animaux, pag. 451, comprenoit encore les crustacés parmi les insectes ; et quoique cette classe en soit essentiellement distincte, ce ne fut néanmoins que six ou sept ans après que quelques naturalistes consentirent à l’adopter.

L’année suivante, c’est-à-dire, dans mon cours de l’an 8 (de 1800), je présentai les arachnides comme une classe particulière, facile et nécessaire à distinguer. La nature de ses caractères étoit dès lors une indication certaine d’une organisation particulière à ces animaux ; car il est impossible qu’une organisation parfaitement semblable à celle des insectes, qui tous subissent des métamorphoses, ne se régénèrent qu’une fois dans le cours de leur vie, et n’ont que deux antennes, deux yeux à réseau, et six pattes articulées, puisse donner lieu à des animaux qui ne se métamorphosent jamais, et qui offrent, en outre, différens caractères qui les distinguent des insectes. Une partie de cette vérité a été confirmée depuis par l’observation. Cependant cette classe des arachnides n’est encore admise dans aucun ouvrage autre que les miens.

M. Cuvier ayant découvert l’existence de vaisseaux artériels et de vaisseaux veineux dans différens animaux que l’on confondoit sous le nom de vers, avec d’autres animaux très-différemment organisés, j’employai aussitôt la considération de ce nouveau fait au perfectionnement de ma classification ; et dans mon cours de l’an 10 (de 1802), j’établis la classe des annelides, classe que je plaçai après les mollusques et avant les crustacés ; ce qu’exigeoit leur organisation reconnue.

En donnant un nom particulier à cette nouvelle classe, je pus conserver l’ancien nom de vers à des animaux qui l’ont toujours porté, et que leur organisation obligeoit d’éloigner des annelides. Je continuai donc de placer les vers après les insectes, et de les distinguer des radiaires et des polypes, avec lesquels jamais on ne sera autorisé à les réunir.

Ma classe des annelides publiée dans mes cours et dans mes Recherches sur les Corps vivans, (p. 24), fut plusieurs années sans être admise par les naturalistes. Néanmoins, depuis environ deux ans, on commence à reconnoître cette classe ; mais comme on juge à propos d’en changer le nom, et d’y transporter celui de vers, on ne sait que faire des vers proprement dits, qui n’ont ni nerfs, ni système de circulation ; et, dans cet embarras, on les réunit à la classe des polypes, quoiqu’ils en soient très-différens par leur organisation.

Ces exemples de perfectionnemens établis d’abord dans les parties d’une classification, détruits après cela par d’autres, et ensuite rétablis par la nécessité et la force des choses, ne sont pas rares dans les sciences naturelles.

En effet, Linné avoit réuni plusieurs genres de plantes que Tournefort avoit auparavant distingués, comme on le voit dans ses genres polygonum, mimosa, justicia, convallaria, et bien d’autres ; et maintenant les botanistes rétablissent les genres que Linné avoit détruits.

Enfin, l’année dernière (dans mon cours de 1807), j’ai établi, parmi les animaux sans vertèbres, une nouvelle et dixième classe, celle des infusoires, parce qu’après un examen suffisant des caractères connus de ces animaux imparfaits, je fus convaincu que j’avois eu tort de les ranger parmi les polypes.

Ainsi, en continuant de recueillir les faits obtenus par l’observation et par les progrès rapides de l’anatomie comparée, j’instituai successivement les différentes classes qui composent maintenant ma distribution des animaux sans vertèbres. Ces classes, au nombre de dix, étant disposées du plus composé vers le plus simple, selon l’usage, sont les suivantes :

Classes des Animaux sans vertèbres.


Les Mollusques.
Les Cirrhipèdes.
Les Annelides.
Les Crustacés.
Les Arachnides.
Les Insectes.
Les Vers.
Les Radiaires.
Les Polypes.
Les Infusoires.

Je ferai voir, en exposant chacune de ces classes, qu’elles constituent des coupes nécessaires, parce qu’elles sont fondées sur la considération de l’organisation ; et que, quoiqu’il puisse, qu’il doive même se trouver dans le voisinage de leurs limites, des races, en quelque sorte, mi-parties ou intermédiaires entre deux classes, ces coupes présentent tout ce que l’art peut produire de plus convenable en ce genre. Aussi, tant que l’intérêt de la science sera principalement considéré, on ne pourra se dispenser de les reconnoître.

On voit qu’en ajoutant à ces dix classes qui divisent les animaux sans vertèbres, les quatre classes reconnues et déterminées par Linné parmi les animaux à vertèbres, on aura, pour la classification de tous les animaux connus, les quatorze classes suivantes, que je vais encore présenter dans un ordre contraire à celui de la nature.

1. Les Mammifères. Animaux vertébrés.
2. Les Oiseaux.
3. Les Reptiles.
4. Les Poissons.
5. Les Mollusques. Animaux invertébrés.
6. Les Cirrhipèdes.
7. Les Annelides.
8. Les Crustacés.
9. Les Arachnides.
10. Les Insectes.
11. Les Vers.
12. Les Radiaires.
13. Les Polypes.
14. Les Infusoires.

Tel est l’état actuel de la distribution générale des animaux, et tel est encore celui des classes qui furent établies parmi eux.

Il s’agiroit maintenant d’examiner une question très-importante qui paroît n’avoir jamais été approfondie ni discutée, et dont cependant la solution est nécessaire ; la voici :

Toutes les classes qui partagent le règne animal, formant nécessairement une série de masses d’après la composition croissante ou décroissante de l’organisation, doit-on, dans la disposition de cette série, procéder du plus composé vers le plus simple, ou du plus simple vers le plus composé ?

Nous essayerons de donner la solution de cette question dans le chapitre VIIIe qui termine cette partie ; mais auparavant, il convient d’examiner un fait bien remarquable, très-digne de notre attention, et qui peut nous conduire à apercevoir la marche qu’a suivie la nature, en donnant à ses diverses productions l’existence dont elles jouissent. Je veux parler de cette dégradation singulière qui se trouve dans l’organisation, si l’on parcourt la série naturelle des animaux, en partant des plus parfaits ou des plus composés, pour se diriger vers les plus simples et les plus imparfaits.

Quoique cette dégradation ne soit pas nuancée, et ne puisse l’être, comme je le ferai voir, elle existe dans les masses principales avec une telle évidence, et une constance si soutenue, même dans les variations de sa marche, qu’elle dépend, sans doute, de quelque loi générale qu’il nous importe de découvrir, et, par conséquent, de rechercher.