Philosophie zoologique (1809)/Première Partie/Premier Chapitre

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Première Partie, Premier Chapitre


PHILOSOPHIE
ZOOLOGIQUE.

PREMIÈRE PARTIE.
Considérations sur l’Histoire naturelle des Animaux, leurs caractères, leurs rapports, leur organisation, leur distribution, leur classification et leurs espèces.


CHAPITRE PREMIER.
Des parties de l’Art dans les productions de la Nature.

Partout dans la nature, où l’homme s’efforce d’acquérir des connoissances, il se trouve obligé d’employer des moyens particuliers, 1o. pour mettre de l’ordre parmi les objets infiniment nombreux et variés qu’il considère ; 2o. pour distinguer sans confusion, parmi l’immense multitude de ces objets, soit des groupes de ceux qu’il a quelque intérêt de connoître, soit chacun d’eux en particulier ; 3o. enfin, pour communiquer et transmettre à ses semblables, tout ce qu’il a appris, remarqué et pensé à leur égard. Or, les moyens qu’il emploie dans ces vues constituent ce que je nomme les parties de l’art dans les sciences naturelles, parties qu’il faut bien se garder de confondre avec les lois et les actes mêmes de la nature.

De même qu’il est nécessaire de distinguer dans les sciences naturelles ce qui appartient à l’art de ce qui est le propre de la nature, de même aussi l’on doit distinguer dans ces sciences deux intérêts fort différens qui nous portent à connoître les productions naturelles que nous pouvons observer.

L’un, effectivement, est un intérêt que je nomme économique, parce qu’il prend sa source dans les besoins économiques et d’agrément de l’homme, relativement aux productions de la nature qu’il veut faire servir à son usage. Dans cette vue, il ne s’intéresse qu’à ceux qu’il croit pouvoir lui être utiles.

L’autre, fort différent du premier, est cet intérêt philosophique qui nous fait désirer de connoître la nature elle-même dans chacune de ses productions, afin de saisir sa marche, ses lois, ses opérations, et de nous former une idée de tout ce qu’elle fait exister ; en un mot, qui procure ce genre de connoissances qui constitue véritablement le naturaliste. Dans cette vue, qui ne peut être que particulière à un petit nombre, ceux qui s’y livrent s’intéressent également à toutes les productions naturelles qu’ils peuvent observer.

Les besoins économiques et d’agrément firent d’abord imaginer successivement les différentes parties de l’art employées dans les sciences naturelles ; et lorsqu’on parvint à se pénétrer de l’intérêt d’étudier et de connoître la nature, ces parties de l’art nous offrirent encore des secours pour nous aider dans cette étude. Ainsi ces mêmes parties de l’art sont d’une utilité indispensable, soit pour nous aider dans la connoissance des objets particuliers, soit pour faciliter l’étude et l’avancement des sciences naturelles, soit enfin pour que nous puissions nous reconnoître parmi l’énorme quantité d’objets différens qui en font le sujet principal.

Maintenant, l’intérêt philosophique qu’offrent les sciences dont il est question, quoique moins généralement senti que celui qui est relatif à nos besoins économiques, force de séparer tout ce qui appartient à l’art de ce qui est le propre de la nature, et de borner, dans des limites convenables, la considération que l’on doit accorder aux premiers objets, pour attacher aux seconds toute l’importance qu’ils méritent.

Les parties de l’art dans les sciences naturelles, sont :

1.o Les distributions systématiques, soit générales, soit particulières ;
2.o Les classes ;
3.o Les ordres ;
4.o Les familles ;
5.o Les genres ;
6.o La nomenclature, soit des diverses coupes, soit des objets particuliers.

Ces six sortes de parties généralement employées dans les sciences naturelles sont uniquement des produits de l’art dont il a fallu faire usage pour ranger, diviser, et nous mettre à portée d’étudier, de comparer, de reconnoître et de citer les différentes productions naturelles observées. La nature n’a rien fait de semblable ; et au lieu de nous abuser en confondant nos œuvres avec les siennes, nous devons reconnoître que les classes, les ordres, les familles, les genres et les nomenclatures à leur égard, sont des moyens de notre invention, dont nous ne saurions nous passer, mais qu’il faut employer avec discrétion, les soumettant à des principes convenus, afin d’éviter les changemens arbitraires qui en détruisent tous les avantages.

Sans doute, il étoit indispensable de classer les productions de la nature, et d’établir parmi elles différentes sortes de divisions, telles que des classes, des ordres, des familles et des genres ; enfin, il falloit déterminer ce qu’on nomme des espèces, et assigner des noms particuliers à ces divers genres d’objets. Les bornes de nos facultés l’exigent, et il nous faut des moyens de cette sorte pour nous aider à fixer nos connoissances sur cette multitude prodigieuse de corps naturels que nous pouvons observer, et qui sont infiniment diversifiés entre eux.

Mais ces classifications, dont plusieurs ont été si heureusement imaginées par les naturalistes, ainsi que les divisions et sous-divisions qu’elles présentent, sont des moyens tout-à-fait artificiels. Rien de tout cela, je le répète, ne se trouve dans la nature, malgré le fondement que paroissent leur donner certaines portions de la série naturelle qui nous sont connues, et qui ont l’apparence d’être isolées. Aussi l’on peut assurer que, parmi ses productions, la nature n’a réellement formé ni classes, ni ordres, ni familles, ni genres, ni espèces constantes, mais seulement des individus qui se succèdent les uns aux autres, et qui ressemblent à ceux qui les ont produits. Or, ces individus appartiennent à des races infiniment diversifiées, qui se nuancent sous toutes les formes et dans tous les degrés d’organisation, et qui chacune se conservent sans mutation, tant qu’aucune cause de changement n’agit sur elles.

Exposons quelques développemens succincts à l’égard de chacune des six parties de l’art employées dans les sciences naturelles.

Les distributions systématiques. J’appelle distribution systématique, soit générale, soit particulière, toute série d’animaux ou de végétaux qui n’est pas conforme à l’ordre de la nature, c’est-à-dire, qui ne représente pas, soit son ordre en entier, soit quelque portion de cet ordre, et conséquemment qui n’est pas fondée sur la considération des rapports bien déterminés.

On est maintenant parfaitement fondé à reconnoître qu’un ordre établi par la nature, existe parmi ses productions dans chaque règne des corps vivans : cet ordre est celui dans lequel chacun de ces corps a été formé dans son origine.

Ce même ordre est unique, essentiellement sans division dans chaque règne organique, et peut nous être connu à l’aide de la connoissance des rapports particuliers et généraux qui existent entre les différens objets qui font partie de ces règnes. Les corps vivans qui se trouvent aux deux extrémités de cet ordre ont essentiellement entre eux le moins de rapports, et présentent dans leur organisation et leur forme, les plus grandes différences possibles.

C’est ce même ordre qui devra remplacer, à mesure que nous le connoîtrons, ces distributions systématiques ou artificielles que nous avons été forcés de créer pour ranger d’une manière commode les différens corps naturels que nous avons observés.

En effet, à l’égard des corps organisés divers, reconnus par l’observation, on n’a pensé d’abord qu’à la commodité et à la facilité des distinctions entre ces objets ; et l’on a été d’autant plus long-temps à rechercher l’ordre même de la nature pour leur distribution, qu’on n’en soupçonnoit même pas l’existence.

De là naquirent des classifications de toutes les sortes, des systèmes et des méthodes artificielles, fondés sur des considérations tellement arbitraires, que ces distributions subirent dans leurs principes et leur nature des changemens presque aussi fréquens qu’il y eut d’auteurs qui s’en sont occupés.

À l’égard des plantes, le système sexuel de Linné, tout ingénieux qu’il est, présente une distribution systématique générale ; et relativement aux insectes, l’entomologie de Fabricius offre une distribution systématique particulière.

Il a fallu que la philosophie des sciences naturelles ait fait, dans ces derniers temps, tous les progrès que nous lui connoissons, pour que l’on soit enfin convaincu, au moins en France, de la nécessité d’étudier la méthode naturelle, c’est-à-dire de rechercher dans nos distributions, l’ordre même qui est propre à la nature ; car cet ordre est le seul qui soit stable, indépendant de tout arbitraire, et digne de l’attention du naturaliste.

Parmi les végétaux, la méthode naturelle est extrêmement difficile à établir, à cause de l’obscurité qui règne dans les caractères d’organisation intérieure de ces corps vivans, et dans les différences qu’à cet égard peuvent offrir les plantes des diverses familles. Cependant, depuis les savantes observations de M. Antoine-Laurent de Jussieu, on a fait un grand pas en botanique vers la méthode naturelle ; des familles nombreuses ont été formées d’après la considération des rapports. Mais il reste à déterminer solidement la disposition générale de toutes ces familles entre elles, et par conséquent celle de l’ordre entier. À la vérité, l’on a trouvé le commencement de cet ordre ; mais le milieu, et surtout la fin du même ordre, se trouvent encore à la merci de l’arbitraire.

Il n’en est pas de même relativement aux animaux ; leur organisation, beaucoup mieux prononcée, offrant différens systèmes plus faciles à saisir, a permis d’avancer davantage le travail à leur égard. Aussi l’ordre même de la nature, dans le règne animal, est maintenant esquissé, dans ses masses principales, d’une manière stable et satisfaisante. Les limites seules des classes, de leurs ordres, des familles et des genres sont encore exposées à l’arbitraire.

Si l’on forme encore des distributions systématiques parmi les animaux, ces distributions, du moins, ne sont que particulières, comme celles des objets qui appartiennent à une classe. Ainsi, jusqu’à présent, les distributions que l’on a faites des poissons et des oiseaux sont encore des distributions systématiques.

À l’égard des corps vivans, plus on s’abaisse du général vers le particulier, moins les caractères qui servent à la détermination des rapports sont essentiels, et alors plus l’ordre même de la nature est difficile à reconnoître.

Les Classes. On donne le nom de classe à la première sorte de divisions générales que l’on établit dans un règne. Les autres divisions que l’on forme parmi celles-ci reçoivent alors d’autres noms : nous en parlerons dans l’instant.

Plus nos connoissances à l’égard des rapports entre les objets qui composent un règne sont avancées, plus les classes que l’on établit pour diviser primairement ce règne, sont bonnes et paroissent naturelles, si, en les formant, on a eu égard aux rapports reconnus. Néanmoins, les limites de ces classes, même des meilleures, sont évidemment artificielles : aussi subiront-elles toujours les variations de l’arbitraire de la part des auteurs, tant que les naturalistes ne conviendront pas à leur égard de certains principes de l’art, et ne s’y soumettront pas.

Ainsi, lors même que l’ordre de la nature seroit parfaitement connu dans un règne, les classes que l’on sera obligé d’y établir pour le diviser, constitueront toujours des coupes véritablement artificielles.

Cependant, surtout dans le règne animal, plusieurs de ces coupes paroissent réellement formées par la nature elle-même ; et, certes, on aura long-temps de la peine à croire que les mammifères, que les oiseaux, etc., ne soient pas des classes bien isolées, formées par la nature. Ce n’est, malgré cela, qu’une illusion, et c’est à la fois un résultat des bornes de nos connoissances à l’égard des animaux qui existent ou qui ont existé. Plus nous avançons nos connoissances d’observation, plus nous acquérons des preuves que les limites des classes, même de celles qui paroissent le plus isolées, sont dans le cas de se voir effacées par nos nouvelles découvertes. Déjà les ornithorinques et les échidnées semblent indiquer l’existence d’animaux intermédiaires entre les oiseaux et les mammifères. Combien les sciences naturelles n’auroient-elles pas à gagner, si la vaste région de la Nouvelle-Hollande et bien d’autres nous étoient plus connues !

Si les classes sont la première sorte de divisions que l’on parvient à établir dans un règne, il s’ensuit que les divisions que l’on pourra former entre les objets qui appartiennent à une classe, ne peuvent être des classes ; car il est évidemment inconvenable d’établir des classes dans une classe. C’est cependant ce que l’on a fait : Brisson, dans son Ornithologie, a divisé la classe des oiseaux en différentes classes particulières.

De même que la nature est partout régie par des lois, l’art, de son côté, doit être assujetti à des règles. Tant qu’il en manquera, ou qu’elles ne seront pas suivies, ses produits seront vacillans, et son objet sera manqué.

Des naturalistes modernes ont introduit l’usage de diviser une classe en plusieurs sous-classes, et d’autres ensuite ont appliqué cette idée à l’égard même des genres ; en sorte qu’ils forment non-seulement des sous-classes, mais, en outre, des sous-genres ; et bientôt nos distributions présenteront des sous-classes, des sous-ordres, des sous-familles, des sous-genres et des sous-espèces. C’est un abus inconsidéré de l’art, qui détruit l’hiérarchie et la simplicité des divisions que Linné avoit proposées par son exemple, et qu’on avoit adoptées généralement.

La diversité des objets qui appartiennent à une classe, soit d’animaux, soit de végétaux, est quelquefois si grande, qu’il est alors nécessaire d’établir beaucoup de divisions et de sous-divisions parmi les objets de cette classe ; mais l’intérêt de la science veut que les parties de l’art aient toujours la plus grande simplicité possible, afin de faciliter l’étude. Or, cet intérêt permet, sans doute, toutes les divisions et sous-divisions nécessaires ; mais il s’oppose à ce que chaque division et chaque sous-division ait une dénomination particulière. Il faut mettre un terme aux abus de nomenclature, sans quoi la nomenclature deviendroit un sujet plus difficile à connoître que les objets mêmes que l’on doit considérer.

Les Ordres. On doit donner le nom d’ordre aux divisions principales et de la première sorte qui partagent une classe ; et si ces divisions offrent les moyens d’en former d’autres en les sous-divisant elles-mêmes, ces sous-divisions ne sont plus des ordres ; il seroit très-inconvenable de leur en donner le nom.

Par exemple, la classe des mollusques présente la facilité d’établir parmi ces animaux deux grandes divisions principales, les uns ayant une tête, des yeux, etc., et se régénérant par accouplement ; tandis que les autres sont sans tête, sans yeux, etc., et ne subissent aucun accouplement pour se régénérer. Les mollusques céphalés et les mollusques acéphalés doivent donc être considérés comme les deux ordres de cette classe. Cependant chacun de ces ordres peut se partager en plusieurs coupes remarquables. Or, cette considération n’est pas un motif qui puisse autoriser à donner le nom d’ordre, ni même celui de sous-ordre à chacune des coupes dont il s’agit. Ainsi ces coupes qui divisent les ordres peuvent être considérées comme des sections, comme de grandes familles susceptibles elles-mêmes d’être encore sous-divisées.

Conservons dans les parties de l’art la grande simplicité et la belle hiérarchie établies par Linné ; et si nous avons besoin de sous-diviser bien des fois les ordres, c’est-à-dire les principales divisions d’une classe, formons de ces sous-divisions autant qu’il en sera nécessaire, et ne leur assignons point de dénomination particulière.

Les ordres qui divisent une classe doivent être déterminés par des caractères importans qui s’étendent à tous les objets compris dans chaque ordre ; mais on ne leur doit assigner aucun nom particulier applicable aux objets mêmes.

La même chose doit avoir lieu à l’égard des sections que le besoin obligera de former parmi les ordres d’une classe.

Les Familles. On donne le nom de famille à des portions de l’ordre de la nature, reconnues dans l’un ou l’autre règne des corps vivans. Ces portions de l’ordre naturel sont, d’une part, moins grandes que les classes et même que les ordres, et de l’autre part, elles sont plus grandes que les genres. Mais quelque naturelles que soient les familles, tous les genres qu’elles comprennent étant convenablement rapprochés par leurs vrais rapports, les limites qui circonscrivent ces familles sont toujours artificielles. Aussi à mesure que l’on étudiera davantage les productions de la nature, et que l’on en observera de nouvelles, nous verrons, de la part des naturalistes, de perpétuelles variations dans les limites des familles ; les uns divisant une famille en plusieurs familles nouvelles, les autres réunissant plusieurs familles en une seule, enfin les autres encore ajoutant à une famille déjà connue, l’agrandissant, et reculant par-là les limites qu’on lui avoit assignées.

Si toutes les races (ce qu’on nomme les espèces) qui appartiennent à un règne des corps vivans étoient parfaitement connues, et si les vrais rapports qui se trouvent entre chacune de ces races, ainsi qu’entre les différentes masses qu’elles forment, l’étoient pareillement, de manière que partout le rapprochement de ces races et le placement de leurs divers groupes fussent conformes aux rapports naturels de ces objets, alors les classes, les ordres, les sections et les genres seroient des familles de différentes grandeurs ; car toutes ces coupes seroient des portions grandes ou petites de l’ordre naturel.

Dans le cas que je viens de citer, rien, sans doute, ne seroit plus difficile que d’assigner des limites entre ces différentes coupes ; l’arbitraire les feroit varier sans cesse, et l’on ne seroit d’accord que sur celles que des vides dans la série nous montreroient clairement.

Heureusement, pour l’exécution de l’art qu’il nous importe d’introduire dans nos distributions, il y a tant de races d’animaux et de végétaux qui nous sont encore inconnues, et il y en a tant qui nous le seront vraisemblablement toujours, parce que les lieux qu’elles habitent et d’autres circonstances y mettront sans cesse obstacle, que les vides qui en résultent dans l’étendue de la série, soit des animaux, soit des végétaux, nous fourniront long-temps encore, et peut-être toujours, des moyens de limiter la plupart des coupes qu’il faudra former.

L’usage et une sorte de nécessité exigent que l’on assigne à chaque famille, comme à chaque genre, un nom particulier applicable aux objets qui en font partie. De là résulte que les variations dans les limites des familles, leur étendue et leur détermination seront toujours une cause de changement dans leur nomenclature.

Les Genres. On donne le nom de genre à des réunions de races, dites espèces, rapprochées d’après la considération de leurs rapports, et constituant autant de petites séries limitées par des caractères que l’on choisit arbitrairement pour les circonscrire.

Lorsqu’un genre est bien fait, toutes les races ou espèces qu’il comprend, se ressemblent par les caractères les plus essentiels et les plus nombreux, doivent être rangées naturellement les unes à côté des autres, et ne diffèrent entre elles que par des caractères de moindre importance, mais qui suffisent pour les distinguer.

Ainsi, les genres bien faits sont véritablement de petites familles, c’est-à-dire de véritables portions de l’ordre même de la nature.

Mais, de même que les séries auxquelles nous donnons le nom de familles, sont susceptibles de varier dans leurs limites et leur étendue, par les opinions des auteurs qui changent arbitrairement les considérations qu’ils emploient pour les former ; de même aussi les limites qui circonscrivent les genres, sont pareillement exposées à des variations infinies, parce que les différens auteurs changent, selon leur gré, les caractères employés à leur détermination. Or, comme les genres exigent qu’un nom particulier soit assigné à chacun d’eux, et que chaque variation dans la détermination d’un genre entraîne presque toujours un changement de nom, il est difficile d’exprimer combien les mutations perpétuelles des genres nuisent à l’avancement des sciences naturelles, encombrent la synonymie, surchargent la nomenclature, et rendent l’étude de ces sciences difficile et désagréable.

Quand les naturalistes consentiront-ils à s’assujettir à des principes de convention, pour se régler d’une manière uniforme dans l’établissement des genres, etc., etc. ? mais, séduits par la considération des rapports naturels qu’ils reconnoissent entre les objets qu’ils ont rapprochés, presque tous croient encore que les genres, les familles, les ordres et les classes qu’ils établissent sont réellement dans la nature. Ils ne font pas attention que les bonnes séries qu’ils parviennent à former à l’aide de l’étude des rapports sont à la vérité dans la nature, car ce sont des portions grandes ou petites de son ordre ; mais que les lignes de séparation qu’il leur importe d’établir de distance en distance pour diviser l’ordre naturel, n’y sont nullement.

Conséquemment, les genres, les familles, les sections diverses, les ordres et les classes mêmes, sont véritablement des parties de l’art, quelque naturelles que soient les séries bien formées qui constituent ces différentes coupes. Sans doute leur établissement est nécessaire, et leur but d’une utilité évidente et indispensable ; mais pour n’en pas détruire, par des abus toujours renaissans, tous les avantages que ces parties de l’art nous procurent, il faut que l’institution de chacune d’elles soit assujettie à des principes, à des règles une fois convenues, et qu’ensuite tous les naturalistes s’y soumettent.

La Nomenclature. Il s’agit ici de la sixième des parties de l’art qu’il a fallu employer pour l’avancement des sciences naturelles. On appelle nomenclature, le système des noms que l’on assigne, soit aux objets particuliers, comme à chaque race ou espèce de corps vivant, soit aux différens groupes de ces objets, comme à chaque genre, chaque famille et chaque classe.

Afin de désigner clairement l’objet de la nomenclature, qui n’embrasse que les noms donnés aux espèces, aux genres, aux familles et aux classes, on doit distinguer la nomenclature de cette autre partie de l’art que l’on nomme technologie, celle-ci étant uniquement relative aux dénominations que l’on donne aux parties des corps naturels.

« Toutes les découvertes, toutes les observations des naturalistes seroient nécessairement tombées dans l’oubli et perdues pour l’usage de la société, si les objets qu’ils ont observés et déterminés n’avoient reçu chacun un nom qui puisse servir à les désigner dans l’instant, lorsqu’on en parle, ou lorsqu’on les cite. » Dict. de Botanique, art. Nomenclature.

Il est de toute évidence que la nomenclature, en histoire naturelle, est une partie de l’art, et que c’est un moyen qu’il a été nécessaire d’employer pour fixer nos idées à l’égard des productions naturelles observées, et pour pouvoir transmettre, soit ces idées, soit nos observations sur les objets qu’elles concernent.

Sans doute cette partie de l’art doit être assujettie comme les autres, à des règles convenues et généralement suivies ; mais il faut remarquer que les abus qu’elle présente partout dans l’emploi qu’on en a fait, et dont on a tant de raisons de se plaindre, proviennent principalement de ceux qui se sont introduits, et qui se multiplient tous les jours encore dans les autres parties de l’art déjà citées.

En effet, le défaut de règles convenues, relatives à la formation des genres, des familles et des classes mêmes, exposant ces parties de l’art à toutes les variations de l’arbitraire, la nomenclature en éprouve une suite de mutations sans bornes. Jamais elle ne pourra être fixée tant que ce défaut subsistera ; et la synonymie, déjà d’une étendue immense, s’accroîtra toujours, et deviendra de plus en plus incapable de réparer un pareil désordre qui annulle tous les avantages de la science.

Si l’on eut considéré que toutes les lignes de séparation que l’on peut tracer dans la série des objets qui compose un des règnes des corps vivans, sont réellement artificielles, sauf celles qui résultent des vides à remplir, cela ne fut point arrivé. Mais on n’y a point pensé ; on ne s’en doutoit même pas, et presque jusqu’à ce jour, les naturalistes n’ont eu en vue que d’établir des distinctions entre les objets, ce que je vais essayer de mettre en évidence.

« En effet, pour parvenir à nous procurer et à nous conserver l’usage de tous les corps naturels qui sont à notre portée, et que nous pouvons faire servir à nos besoins, on a senti qu’une détermination exacte et précise des caractères propres de chacun de ces corps étoit nécessaire, et conséquemment qu’il falloit rechercher et déterminer les particularités d’organisation, de structure, de forme, de proportion, etc., etc., qui différencient les divers corps naturels, afin de pouvoir en tout temps les reconnoître et les distinguer les uns des autres. C’est ce que les naturalistes, à force d’examiner les objets, sont, jusqu’à un certain point, parvenus à exécuter.

Cette partie des travaux des naturalistes est celle qui est la plus avancée : on a fait, avec raison, depuis environ un siècle et demi, des efforts immenses pour la perfectionner, parce qu’elle nous aide à connoître ce qui a été nouvellement observé, et à nous rappeler ce que nous avons déjà connu ; et parce qu’elle doit fixer les connoissances des objets dont les propriétés sont ou seront reconnues dans le cas de nous être utiles.

Mais les naturalistes s’apesantissant trop sur l’emploi de toutes ces considérations à l’égard des lignes de séparation qu’ils en peuvent obtenir pour diviser la série générale, soit des animaux, soit des végétaux, et se livrant presqu’exclusivement à ce seul genre de travail, sans le considérer sous son véritable point de vue, et sans penser à s’entendre, c’est-à-dire, à établir préalablement des règles de convention pour limiter l’étendue de chaque partie de cette grande entreprise, et pour fixer les principes de chaque détermination, quantité d’abus se sont introduits : en sorte que chacun changeant arbitrairement les considérations pour la formation des classes, des ordres et des genres, de nombreuses classifications différentes sont sans cesse présentées au public, les genres subissent continuellement des mutations sans bornes, et les productions de la nature, par une suite de cette marche inconsidérée, changent perpétuellement de nom.

« Il en résulte que maintenant la synonymie, en histoire naturelle, est d’une étendue effrayante, que chaque jour la science s’obscurcit de plus en plus, qu’elle s’enveloppe de difficultés presque insurmontables, et que le plus bel effort de l’homme pour établir les moyens de reconnoître et distinguer tout ce que la nature offre à son observation et à son usage, est changé en un dédale immense dans lequel on tremble, avec raison, de s’enfoncer. » Discours d’ouvert. du Cours de 1806, p. 5 et 6.

Voilà les suites de l’oubli de distinguer ce qui appartient réellement à l’art de ce qui est le propre de la nature, et de ne s’être pas occupé de trouver des règles convenables pour déterminer moins arbitrairement les divisions qu’il importoit d’établir.