Philosophie zoologique (1809)/Seconde Partie/Premier Chapitre

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CHAPITRE PREMIER.
Comparaison des Corps inorganiques avec les Corps vivans, suivie d’un Parallèle entre les Animaux et les Végétaux.


IL y a long-temps que j’eus l’idée de comparer entre eux les corps organisés vivans et les corps bruts ou inorganiques ; que je m’aperçus de l’extrême différence qui se trouve entre les uns et les autres ; et que je fus convaincu de la nécessité de considérer l’étendue de cette différence et ses caractères. On étoit alors assez généralement dans l’usage de présenter les trois règnes de la nature sur une même ligne, les distinguant, en quelque sorte, classiquement, et l’on sembloit ne pas s’apercevoir de l’énorme différence qu’il y a entre un corps vivant, et un corps brut et sans vie.

Cependant, si l’on veut parvenir à connoître réellement ce qui constitue la vie, en quoi elle consiste, quelles sont les causes et les lois qui donnent lieu à cet admirable phénomène de la nature, et comment la vie elle-même peut être la source de cette multitude de phénomènes étonnans que les corps vivans nous présentent ; il faut, avant tout, considérer très-attentivement les différences qui existent entre les corps inorganiques et les corps vivans ; et pour cela, il faut mettre en parallèle les caractères essentiels de ces deux sortes de corps.

Caractères des Corps inorganiques mis en parallèle avec ceux des Corps vivans.

1.o Tout corps brut ou inorganique n’a l'individualité que dans sa molécule intégrante : les masses, soit solides, soit fluides, soit gazeuses, qu’une réunion de molécules intégrantes peut former, n’ont point de bornes ; et l’étendue, grande ou petite, de ces masses, n’ajoute ni ne retranche rien qui puisse faire varier la nature du corps dont il s’agit ; car cette nature réside en entier dans celle de la molécule intégrante de ce corps.

Au contraire, tout corps vivant possède l'individualité dans sa masse et son volume ; et cette individualité, qui est simple dans les uns, et composée dans les autres, n’est jamais restreinte dans les corps vivans à celle de leurs molécules composantes ;

2.o Un corps inorganique peut offrir une masse véritablement homogène, et il peut aussi en constituer qui soient hétérogènes ; l’agrégation ou la réunion de parties semblables ou de parties dissemblables, pouvant avoir lieu sans que ce corps cesse d’être brut ou inorganique. Il n’y a, à cet égard, aucune nécessité que les masses de ce corps soient plutôt homogènes qu’hétérogènes, ou plutôt hétérogènes qu’homogènes ; elles sont accidentellement telles qu’on les observe.

Tous les corps vivans, au contraire, même ceux qui sont les plus simples en organisation, sont nécessairement hétérogènes, c’est-à-dire, composés de parties dissemblables : ils n’ont point de molécules intégrantes, mais ils sont formés de molécules composantes de différente nature ;

3.o Un corps inorganique peut constituer, soit une masse solide parfaitement sèche, soit une masse tout-à-fait liquide, soit un fluide gazeux.

Le contraire a lieu à l’égard de tout corps vivant ; car aucun corps ne peut posséder la vie s’il n’est formé de deux sortes de parties essentiellement coexistantes, les unes solides, mais souples et contenantes, et les autres liquides et contenues, indépendamment des fluides invisibles qui le pénètrent et qui se développent dans son intérieur.

Les masses que constituent les corps inorganiques n’ont point de forme qui soit particulière à l’espèce ; car, soit que ces masses aient une forme régulière, comme lorsque ces corps sont cristallisés, soit qu’elles soient irrégulières, leur forme ne s’y trouve pas constamment la même ; il n’y a que leur molécule intégrante qui ait, pour chaque espèce, une forme invariable[1].

Les corps vivans, au contraire, offrent tous, à peu près, dans leur masse, une forme qui est particulière à l’espèce, et qui ne sauroit varier sans donner lieu à une race nouvelle ;

4.o Les molécules intégrantes d’un corps inorganique sont toutes indépendantes les unes des autres ; car, qu’elles soient réunies en masse, ou solide, ou liquide, ou gazeuse, chacune d’elles existe par elle-même, se trouve constituée par le nombre, les proportions et l’état de combinaison de ses principes, et ne tient ou n’emprunte rien, pour son existence, des molécules semblables ou dissemblables qui l’avoisinent.

Au contraire, les molécules composantes d’un corps vivant, et conséquemment toutes les parties de ce corps, sont, relativement à leur état, dépendantes les unes des autres ; parce qu’elles sont toutes assujetties aux influences d’une cause qui les anime et les fait agir ; parce que cette cause les fait concourir toutes à une fin commune, soit dans chaque organe, soit dans l’individu entier ; et parce que les variations de cette même cause en opèrent également dans l’état de chacune de ces molécules et de ces parties ;

5.o Aucun corps inorganique n’a besoin pour se conserver d’aucun mouvement dans ses parties ; au contraire, tant que ses parties restent dans le repos et l’inaction, ce corps se conserve sans altération, et sous cette condition, il pourroit exister toujours. Mais dès que quelque cause vient à agir sur ce corps, et à exciter des mouvemens et des changemens dans ses parties, ce même corps perd aussitôt, soit sa forme, soit sa consistance, si les mouvemens et les changemens excités dans ses parties n’ont eu lieu que dans sa masse ou quelque partie de sa masse ; et il perd même sa nature, ou est détruit, si les mouvemens et les changemens dont il s’agit ont pénétré jusque dans ses molécules intégrantes.

Tout corps, au contraire, qui possède la vie, se trouve continuellement, ou temporairement, animé par une force particulière qui excite sans cesse des mouvemens dans ses parties intérieures, qui produit, sans interruption, des changemens d’état dans ces parties, mais qui y donne lieu à des réparations, des renouvellemens, des développemens, et à quantité de phénomènes qui sont exclusivement propres aux corps vivans ; en sorte que, chez lui, les mouvemens excités dans ses parties intérieures altèrent et détruisent, mais réparent et renouvellent, ce qui étend la durée de l’existence de l’individu, tant que l’équilibre entre ces deux effets opposés, et qui ont chacun leur cause, n’est pas trop fortement détruit ;

6.o Pour tout corps inorganique, l’augmentation de volume et de masse est toujours accidentelle et sans bornes, et cette augmentation ne s’exécute que par juxta-position, c’est-à-dire, que par l’addition de nouvelles parties à la surface extérieure du corps dont il est question.

L’accroissement, au contraire, de tout corps vivant est toujours nécessaire et borné, et il ne s’exécute que par intus-susception, c’est-à-dire, que par pénétration intérieure, ou l’introduction dans l’individu de matières qui, après leur assimilation, doivent y être ajoutées et en faire partie. Or, cet accroissement est un véritable développement de parties du dedans au dehors, ce qui est exclusivement propre aux corps vivans ;

7.o Aucun corps inorganique n’est obligé de se nourrir pour se conserver ; car il peut ne faire aucune perte de parties, et lorsqu’il en fait, il n’a en lui aucun moyen pour les réparer.

Tout corps vivant, au contraire, éprouvant nécessairement, dans ses parties intérieures, des mouvemens successifs sans cesse renouvelés, des changemens dans l’état de ses parties, enfin, des pertes continuelles de substance par des séparations et des dissipations que ces changemens entraînent ; aucun de ces corps ne peut conserver la vie s’il ne se nourrit continuellement, c’est-à-dire, s’il ne répare incessamment ses pertes par des matières qu’il introduit dans son intérieur ; en un mot, s’il ne prend des alimens à mesure qu’il en a besoin ;

8.o Les corps inorganiques et leurs masses se forment de parties séparées qui se réunissent accidentellement ; mais ces corps ne naissent point, et aucun d’eux n’est jamais le produit, soit d’un germe, soit d’un bourgeon, qui, par des développemens, font exister un individu en tout semblable à celui ou à ceux dont il provient.

Tous les corps vivans, au contraire, naissent véritablement, et sont le produit, soit d’un germe que la fécondation a vivifié ou préparé à la vie, soit d’un bourgeon simplement extensible, l’un et l’autre donnant lieu à des individus parfaitement semblables à ceux qui les ont produits ;

9.o Enfin, aucun corps inorganique ne peut mourir, puisqu’aucun de ces corps ne possède la vie, et que la mort qui résulte nécessairement des suites de l’existence de la vie dans un corps, n’est que la cessation complète des mouvemens organiques, à la suite d’un dérangement qui rend désormais ces mouvemens impossibles.

Tout corps vivant, au contraire, est inévitablement assujetti à la mort ; car le propre même de la vie, ou des mouvemens qui la constituent dans un corps, est d’amener, au bout d’un temps quelconque, dans ce corps, un état des organes qui rend à la fin impossible l’exécution de leurs fonctions, et qui, par conséquent, anéantit dans ce même corps la faculté d’exécuter des mouvemens organiques.

Il y a donc entre les corps bruts ou inorganiques, et les corps vivans, une différence énorme, un hyatus considérable, en un mot, une séparation telle qu’aucun corps inorganique quelconque ne sauroit être rapproché même du plus simple des corps vivans. La vie et ce qui la constitue dans un corps, font la différence essentielle qui le distingue de tous ceux qui en sont dépourvus.

D’après cela, quelle inconvenance de la part de ceux qui voudroient trouver une liaison et, en quelque sorte, une nuance entre certains corps vivans et des corps inorganiques !

Quoique M. Richerand, dans son intéressante physiologie, ait traité le même sujet que celui que je viens de présenter, j’ai dû le reproduire ici avec des développemens qui me sont propres ; parce que les considérations qu’il embrasse sont très-importantes relativement aux objets qui me restent à exposer.

Une comparaison entre les végétaux et les animaux n’intéresse pas directement l’objet que j’ai en vue dans cette seconde partie ; néanmoins, comme cette comparaison concourt au but général de cet ouvrage, je crois devoir en exposer ici quelques-uns des traits les plus saillans. Mais auparavant, voyons ce que les végétaux et les animaux ont réellement de commun entre eux comme corps vivans.

Les végétaux n’ont de commun avec les animaux que la possession de la vie ; conséquemment, les uns et les autres remplissent les conditions qu’exige son existence, et jouissent des facultés générales qu’elle produit.

Ainsi, de part et d’autre, ce sont des corps essentiellement composés de deux sortes de parties, les unes solides, mais souples et contenantes, les autres liquides et contenues, indépendamment des fluides invisibles qui les pénétrent ou qui se développent en eux.

Tous ces corps possèdent l’individualité, soit simple, soit composée ; ont une forme particulière à leur espèce ; naissent à l’époque où la vie commence à exister en eux, ou à celle qui les sépare du corps dont ils proviennent ; sont continuellement, ou temporairement, animés par une force particulière qui excite leurs mouvemens vitaux ; ne se conservent que par une nutrition plus ou moins réparatrice de leurs pertes de substance ; s’accroissent, pendant un temps limité, par des développemens intérieurs ; forment eux-mêmes les matières composées qui les constituent ; reproduisent et multiplient pareillement eux-mêmes les individus de leur espèce ; enfin, arrivent tous à un terme où l’état de leur organisation ne permet plus à la vie de se conserver en eux.

Telles sont les facultés communes aux uns et aux autres de ces corps vivans. Comparons maintenant les caractères généraux qui les distinguent entre eux.

Parallèles entre les Caractères généraux des Végétaux et ceux des Animaux.

Les végétaux sont des corps vivans organisés, non irritables dans aucune de leurs parties, incapables d’exécuter des mouvemens subits plusieurs fois de suite répétés, et dont les mouvemens vitaux ne s’exécutent que par des excitations extérieures, c’est-à-dire, que par une cause excitatrice que les milieux environnans fournissent, laquelle agit principalement sur les fluides contenus et visibles de ces corps.

Dans les animaux, toutes les parties, ou seulement certaines d’entre elles, sont essentiellement irritables, et ont la faculté d’opérer des mouvemens subits, qui peuvent se répéter plusieurs fois de suite. Les mouvemens vitaux, dans les uns, s’exécutent par des excitations extérieures, et dans les autres, par une force qui se développe en eux. Ces excitations extérieures et cette force excitatrice interne provoquent l’irritabilité des parties, agissent en outre sur les fluides visibles contenus, et donnent lieu, dans tous, à l’exécution des mouvemens vitaux.

Il est certain qu’aucun végétal quelconque n’a la faculté de mouvoir subitement ses parties extérieures, et de faire exécuter à aucune d’elles des mouvemens subits, répétés plusieurs fois de suite. Les seuls mouvemens subits qu’on observe dans certains végétaux, sont des mouvemens de détente ou d’affaissement de parties (voyez p. 94), et quelquefois des mouvemens hygromètriques ou pyrométriques qu’éprouvent certains filamens subitement exposés à l’air. Quant aux autres mouvemens qu’exécutent les parties des végétaux, tels que ceux qui les font se diriger vers la lumière, ceux qui occasionnent l’ouverture et la clôture des fleurs, ceux qui donnent lieu au redressement ou à l’abaissement des étamines, des pédoncules, ou à l’entortillement des tiges sarmenteuses et des vrilles, enfin, ceux qui constituent ce qu’on nomme le sommeil et le réveil des plantes ; ces mouvemens ne sont jamais subits ; ils s’opèrent avec une lenteur qui les rend tout-à-fait insensibles ; et on ne les connoît que par leurs produits effectués.

Les animaux, au contraire, possèdent la faculté d’exécuter, au moyen de certaines de leurs parties extérieures, des mouvemens subits très-apparens, et de les répéter de suite plusieurs fois les mêmes ou de les varier.

Les végétaux, surtout ceux qui sont en partie dans l’air, affectent dans leurs développemens deux directions opposées et très-remarquables ; de manière qu’ils offrent une végétation ascendante et une végétation descendante. ces deux sortes de végétation partent d’un point commun que j’ai nommé ailleurs[2] le nœud vital ; parce que la vie se retranche particulièrement dans ce point, lorsque la plante perd de ses parties, et que le végétal ne périt réellement que lorsque la vie cesse d’y exister ; et parce que l’organisation de ce nœud vital, connu sous le nom de collet de la racine, y est tout-à-fait particulière, etc. ; or, de ce point, ou nœud vital, la végétation ascendante produit la tige, les branches, et toutes les parties de la plante qui sont dans l’air ; et du même point, la végétation descendante donne naissance aux racines qui s’enfoncent dans le sol ou dans l’eau ; enfin, dans la germination, qui donne la vie aux graines, les premiers développemens du jeune végétal ayant besoin, pour s’exécuter, de sucs tout préparés que la plante ne peut encore puiser dans le sol, ni dans l’air, ces sucs paroissent lui être alors fournis par les cotylédons, qui sont toujours attachés au nœud vital, et ces sucs suffisent pour commencer la végétation ascendante de la plumule, et la végétation descendante de la radicule.

On n’observe rien de semblable dans les animaux. Leurs développemens n’affectent point deux directions uniques et particulières, mais ils s’opèrent de tous côtés et dans toutes les directions, selon que l’exige la forme de leurs parties ; enfin, leur vie ne se retranche jamais dans un point isolé, mais dans l’intégrité des organes spéciaux essentiels lorsqu’ils existent. Dans les animaux où des organes spéciaux essentiels n’existent point, la vie n’est retranchée nulle part ; aussi en divisant leur corps, la vie se conserve dans chacune des parties séparées.

Les végétaux, en général, s’élèvent perpendiculairement, non toujours au plan du sol, mais à celui de l’horizon du lieu ; de manière qu’à mesure qu’ils croissent, ils s’élancent vers le ciel, comme une gerbe de fusées dans un feu d’artifice. Aussi, quoique les branches et les rameaux qui forment leur cime, s’écartent de la direction de la tige, ils forment toujours un angle aigu avec cette tige au point de leur insertion. Il semble que la force excitatrice des mouvemens vitaux dans ces corps se dirige principalement de bas en haut et de haut en bas, et que c’est elle qui cause, par ces deux directions opposées, la forme et la disposition particulières de ces corps vivans, en un mot, qui donne lieu à la végétation ascendante et à la végétation descendante. Il en résulte que les canaux dans lesquels se meuvent les fluides essentiels de ces corps sont parallèles entre eux ainsi qu’à l’axe longitudinal du végétal ; car ce sont partout des tubes longitudinaux et parallèles qui se sont formés dans le tissu cellulaire, ces tubes n’offrant de divergence que pour former les expansions aplaties des feuilles et des pétales, ou que lorsqu’ils se répandent dans les fruits.

Rien de tout cela ne se montre dans les animaux ; la direction longitudinale de leur corps n’est point assujettie comme celle de la plupart des végétaux à s’élancer à la fois vers le ciel et vers le centre du globe ; la force qui excite leurs mouvemens vitaux ne se partage point en deux directions uniques ; enfin, les canaux intérieurs qui contiennent leurs fluides visibles sont contournés de différentes manières et n’ont entre eux aucun parallélisme.

Les alimens des végétaux ne sont que des matières liquides ou fluides que ces corps vivans absorbent des milieux environnans : ces alimens sont l’eau, l’air atmosphérique, le calorique, la lumière et différens gaz qu’ils décomposent en se les appropriant ; aucun d’eux, conséquemment, n’a de digestion à exécuter, et, par cette raison, tous sont dépourvus d’organes digestifs. Comme les corps vivans composent eux-mêmes leur propre substance, ce sont eux qui forment les premières combinaisons non-fluides.

Au contraire, la plupart des animaux se nourrissent de matières déjà composées, qu’ils introduisent dans une cavité tubuleuse, destinée à les recevoir. Ils ont donc une digestion à faire pour opérer la dissolution complète des masses de ces matières ; ils modifient et changent les combinaisons existantes et les surchargent de principes ; en sorte que ce sont eux qui forment les combinaisons les plus compliquées.

Enfin, les résidus consommés des végétaux détruits sont des produits fort différens de ceux qui proviennent des animaux ; ce qui constate que ces deux sortes de corps vivans sont effectivement d’une nature tout-à-fait distincte.

En effet, dans les végétaux, les solides l’emportent en proportion sur les fluides, le mucilage constitue leurs parties les plus tendres, et parmi leurs principes composans le carbone prédomine ; tandis que dans les animaux, les fluides l’emportent en quantité sur les solides, la gélatine abonde dedans leurs parties molles et même dans les os de ceux qui en ont, et, parmi leurs composans, c’est surtout l’azote qui se fait remarquer.

D’ailleurs, dans les résidus consommés des végétaux, la terre qui en provient est principalement argileuse et souvent présente de la silice ; au lieu que dans ceux des animaux, celle qui en résulte constitue, soit du carbonate, soit du phosphate de chaux.

Quelques traits communs d’analogie entre les Animaux et les Végétaux.

Quoique la nature des végétaux ne soit nullement la même que celle des animaux, que le corps des uns présente toujours des facultés et même des substances que l’on chercheroit vainement à retrouver dans celui des autres, comme ce sont de part et d’autre des corps vivans, et que la nature a évidemment suivi un plan d’opérations uniforme dans les corps où elle a institué la vie, rien, en effet, n’est plus remarquable que l’analogie que l’on observe entre certaines des opérations qu’elle a exécutées dans ces deux sortes de corps vivans.

Dans les uns, comme dans les autres, les plus simplement organisés d’entre eux ne se reproduisent que par des gemmes ou des bourgeons, que par des corpuscules reproductifs qui ressemblent à des œufs ou à des graines, mais qui n’ont exigé aucune fécondation préalable, et qui, effectivement, ne contiennent point un embryon renfermé dans des enveloppes qu’il doit rompre pour pouvoir prendre tous ses développemens. Cependant, dans les uns et les autres encore, lorsque la composition de l’organisation fût assez avancée pour que des organes de fécondation pussent être formés, la reproduction des individus s’opéra alors uniquement ou principalement par la génération sexuelle.

Un autre trait d’analogie fort remarquable des opérations de la nature à l’égard des animaux et des végétaux, est le suivant : il consiste dans la suspension plus ou moins complète de la vie active, c’est-à-dire, des mouvemens vitaux, qu’éprouvent dans certains climats et en certaines saisons, un grand nombre de ces corps vivans.

En effet, dans l’hiver des climats froids, les végétaux ligneux et les plantes vivaces éprouvent une suspension à peu près complète de végétation, et par conséquent des mouvemens organiques ou vitaux ; leurs fluides, alors en moindre quantité, sont inactifs : il ne se produit dans ces végétaux, pendant le cours de ces circonstances, ni pertes, ni absorptions alimentaires, ni changemens, ni développemens quelconques ; en un mot, la vie active est en eux tout-à-fait suspendue, ces corps éprouvent un véritable engourdissement, et néanmoins ils ne sont pas privés de la vie. Comme les végétaux réellement simples ne peuvent vivre qu’une année, ils se hâtent de donner, dans les climats froids, leurs graines ou leurs corpuscules reproductifs, et périssent à l’arrivée de la mauvaise saison.

Les phénomènes de la suspension plus ou moins complète de la vie active, c’est-à-dire, des mouvemens organiques qui la constituent, s’observent aussi d’une manière très-remarquable dans beaucoup d’animaux.

Dans l’hiver des climats froids, les animaux les plus imparfaits cessent de vivre ; et, parmi ceux qui conservent la vie, un grand nombre tombe dans un engourdissement plus ou moins complet ; de manière que dans les uns toute espèce de mouvemens intérieurs ou vitaux se trouve suspendue, tandis que dans les autres il en existe encore, mais qui ne s’exécutent qu’avec une extrême lenteur. Ainsi, quoique presque toutes les classes offrent des animaux qui subissent plus ou moins complétement cette suspension de la vie active, on remarque particulièrement ce phénomène dans les fourmis, les abeilles, et bien d’autres insectes ; dans des annelides, des mollusques, des poissons, des reptiles (surtout les serpens) ; enfin, dans beaucoup de mammifères, tels que la chauve-souris, la marmotte, le loir, etc.

Le dernier trait d’analogie que je citerai n’est pas moins remarquable ; le voici : de même qu’il y a des animaux simples, constituant des individus isolés, et des animaux composés, c’est-à-dire, adhérant les uns aux autres, communiquant entre eux par leur base, et participant à une vie commune, ce dont la plupart des polypes offrent des exemples ; de même aussi il y a des végétaux simples, qui vivent individuellement, et il y a des végétaux composés, c’est-à-dire, qui vivent plusieurs ensemble, se trouvant comme entés les uns sur les autres, et qui participent tous à une vie commune.

Le propre d’une plante est de vivre jusqu’à ce qu’elle ait donné ses fleurs et ses fruits ou ses corpuscules reproductifs. La durée de sa vie s’étend rarement au delà d’une année. Les organes sexuels de cette plante, si elle en possède, n’exécutent qu’une seule fécondation ; en sorte qu’ayant opéré les gages de sa reproduction (ses graines), ils périssent ensuite et se détruisent complétement. Si cette plante est un végétal simple, elle périt elle-même après avoir donné ses fruits ; et l’on sait qu’il est difficile de la multiplier autrement que par ses graines ou par ses gemmes.

Les plantes annuelles ou bisannuelles paroissent donc toutes dans ce cas ; ce sont des végétaux simples ; et leurs racines, leurs tiges, ainsi que leurs rameaux, sont les produits en végétation de ces végétaux : ce n’est cependant pas, à beaucoup près, le cas de toutes les plantes ; car parmi toutes celles que l’on connoît, le plus grand nombre présente des végétaux réellement composés.

Ainsi, lorsque je vois un arbre, un arbrisseau, une plante vivace, ce ne sont pas des végétaux simples que j’ai sous les yeux ; mais je vois dans chacun une multitude de végétaux, vivant ensemble les uns sur les autres, et participant tous à une vie commune.

Cela est si vrai, que si je greffe sur une branche de prunier un bourgeon de cerisier, et sur une autre branche du même arbre un bourgeon d’abricotier, ces trois espèces vivront ensemble et participeront à une vie commune, sans cesser d’être distinctes.

Les racines, le tronc et les branches ne sont, à l’égard de ce végétal, composés que des produits en végétation de cette vie commune et de plantes particulières, mais adhérentes, qui ont existé sur ce même végétal ; comme la masse générale d’un madrépore est le produit en animalisation de polypes nombreux qui ont vécu ensemble et se sont succédés les uns aux autres. Mais chaque bourgeon du végétal est une plante particulière qui participe à la vie commune de toutes les autres, développe sa fleur annuelle ou son bouquet de fleurs pareillement annuel, produit ensuite ses fruits, et, enfin, peut donner naissance à un rameau contenant déjà d’autres bourgeons, c’est-à-dire, d’autres plantes particulières. Chacune de ces plantes particulières, ou fructifie, et elle ne le fait qu’une seule fois, ou produit un rameau qui donne naissance à d’autres plantes semblables. C’est ainsi que ce végétal composé forme, en continuant de vivre, un résultat de végétation qui subsiste après la destruction de tous les individus qui ont concouru ensemble à le produire, et dans lequel la vie se retranche.

De là, en séparant des parties de ce végétal, qui contiennent un ou plusieurs bourgeons, ou qui en renferment les élémens non développés, on peut en former à volonté autant de nouveaux individus vivans, semblables à ceux dont ils proviennent, sans employer le secours des fruits de ces plantes ; et voilà effectivement ce que les cultivateurs exécutent en faisant des boutures, des marcottes, etc.

Or, de même que la nature a fait des végétaux composés, elle a fait aussi des animaux composés ; et pour cela elle n’a pas changé, de part et d’autre, soit la nature végétale, soit la nature animale. En voyant des animaux composés, il seroit tout aussi absurde de dire que ce sont des animaux-plantes, qu’il le seroit en voyant des plantes composées, de dire que ce sont des plantes-animales[3]

Qu’on eût, il y a un siècle, donné le nom de zoophytes aux animaux composés de la classe des polypes, ce tort eût été excusable ; l’état peu avancé des connoissances qu’on avoit alors sur la nature animale, rendoit cette expression moins mauvaise : à présent, ce n’est plus la même chose ; et il ne sauroit être indifférent d’assigner à une classe d’animaux un nom qui exprime une fausse idée des objets qu’elle embrasse.

Examinons maintenant ce que c’est que la vie, et quelles sont les conditions qu’exige son existence dans un corps.



  1. Les molécules intégrantes qui constituent l’espèce d’une matière composée, résultent toutes d’un même nombre de principes, combinés entre eux dans les mêmes proportions, et d’un état de combinaison parfaitement semblable : toutes ont donc la même forme, la même densité, les mêmes qualités propres.
    Mais lorsque des causes quelconques ont fait varier, soit le nombre des principes composans de ces molécules, soit les proportions de leurs principes, soit leur état de combinaison, alors ces molécules intégrantes ont une autre forme, une autre densité et d’autres qualités propres : elles sont alors d’une autre espèce.
  2. Histoire naturelle des Végétaux, édition de Déterville, vol. I, p. 225.
  3. Lorsqu’on ne considère que les corps produits par la végétation ou par des animaux, on en rencontre parmi eux plusieurs qui nous embarrassent pour décider s’ils appartiennent au règne végétal ou au règne animal ; et l’analise chimique de ces corps prononce quelquefois en faveur des substances animales, tandis que leur forme et leur organisation semblent indiquer que ces mêmes corps sont de véritables plantes. Plusieurs des genres que l’on rapporte aux végétaux de la famille des algues fournissent des exemples de cas embarassans : il y auroit donc, entre les plantes et les animaux, des points d’une transition presque insensible.

    Je ne le crois pas : je suis, au contraire, très-persuadé que si l’on pouvoit examiner les animaux eux-mêmes qui ont formé les polypiers membraneux ou filamenteux, qui ressemblent tant à des plantes, l’incertitude sur la véritable nature de ces corps seroit bientôt levée.