Physiologie comparée/02

La bibliothèque libre.
PHYSIOLOGIE COMPARÉE





LES MÉTAMORPHOSES.



II.

MÉTAMORPHOSE PROPREMENT DITE.


I. — MÉTAMORPHOSES DES PAPILLONS.


Dans la première partie de ce travail[1], nous avons vu comment le germe d’un vivipare, avant de quitter ses enveloppes et le sein de sa mère, c’est-à-dire avant de naître, se transforme en un animal capable de résister aux influences du monde extérieur. Toutes les espèces ovipares nous présenteraient des faits analogues et essentiellement les mêmes au fond. À en juger par les observations déjà recueillies, toujours un blastoderme, formé à la surface du jaune ou yitellus, se montre comme le point de départ de l’organisme, et celui-ci, revêtant des formes et des proportions transitoires, se compliquant de plus en plus, arrive au terme du développement ovarique à travers les variations successives, tantôt de l’ensemble, tantôt de quelques parties ; mais au moment de l’éclosion les nouveau-nés se partagent en deux groupes distincts. Les uns ressemblent à leurs père et mère ; les autres n’ont souvent aucun rapport avec leurs parens. Pour reproduire complètement le type originel, les premiers n’ont qu’à grandir en se prêtant à des modifications équivalentes à celles que nous avons trouvées chez les mammifères et chez l’homme lui-même; les seconds doivent se modifier parfois presque du tout au tout. Après avoir eu dans l’œuf leur part de transformations, ceux-ci doivent, hors de l’œuf, subir des métamorphoses.

Afin de fixer les idées et de nous donner un terme de comparaison, voyons d’abord en quoi consiste ce phénomène chez les insectes où il a été le plus anciennement connu, le plus complètement étudié. Prenons pour exemple les lépidoptères, vulgairement appelés les papillons, et choisissons parmi eux une des espèces les plus communes, le papillon, ou mieux la piéride du chou (pieris brassicœ), dont nous pourrons faire l’histoire à peu près complète en réunissant les faits recueillis par divers observateurs.

Tous nos lecteurs ont rencontré dans les jardins, dans la campagne, ces papillons à corps noir, aux antennes annelées de blanc, aux ailes blanches en dessus, jaunâtres en dessous, marquées de taches noires dont le nombre et la position distinguent les sexes. Souvent ils ont vu, vers les mois d’août et de septembre, ces insectes voltiger deux à deux, tantôt se poursuivant tour à tour, tantôt comme tourbillonnant l’un autour de l’autre et paraissant se combattre. Peut-être alors ont-ils cru à une véritable lutte. Il n’en est rien pourtant; ce sont au contraire les préludes d’amours que Réaumur a suivis, décrits et figurés dans toutes leurs phases avec ce talent d’observation qui allait chez lui jusqu’au génie[2]. Le mâle est pressant; la femelle résiste et fait la coquette. Elle finit par se poser; mais ses ailes relevées, étroitement appliquées l’une à l’autre, recouvrent le corps tout entier. Le mâle voltige quelque temps autour d’elle, puis, comme s’il avait pris son parti, il part et s’éloigne parfois jusqu’à perte de vue; mais ce n’est évidemment qu’une feinte. Dès que la femelle entr’ouvre ses ailes et découvre son corsage, on le voit revenir à tire d’ailes, souvent en vain, car à son approche les ailes se rejoignent, et les agaceries, les poursuites, les refus, les départs simulés recommencent de plus belle. Ces jeux durent parfois plus d’une demi-heure, ce qui est beaucoup dans une vie de papillon. Quand ils ont pris fin, la femelle va déposer sur quelque feuille de chou les œufs au nombre de plusieurs centaines qu’elle porte dans son sein. Ces œufs ressemblent à de petites pyramides trois ou quatre fois aussi hautes que larges, creusées de cannelures profondes, que séparent des côtes arrondies et finement guillochées. La piéride les dispose artistement à côté les uns des autres, et, solidement collés par la base, ils restent ainsi livrés à mille hasards. L’immense ma jorité périt sans doute, mais toujours quelque couvée arrive à bien et assure la conservation de l’espèce.

De ces œufs, chacun le sait, sort une espèce de ver, une chenille, qui pour devenir papillon devra passer par l’état intermédiaire de chrysalide. Suivons-la dans cette série de modifications en commençant par les changemens extérieurs.

L’œuf pondu par notre piéride est bien plus petit qu’un grain de millet, et au moment de l’éclosion la chenille est d’une taille proportionnée; parvenue au terme de sa croissance, elle a acquis à peu près quatre centimètres de long sur cinq millimètres de large et quatre d’épaisseur. On voit combien est énorme la différence de volume entre ces deux termes et avec quelle rapidité s’effectue ici l’accroissement, qui de plus semble ne pas être continu et graduel comme chez la plupart des autres animaux. On dirait qu’il se fait brusquement et par ressauts à chacune de ces crises que l’on désigne sous le nom de mues. En effet, après sa sortie de l’œuf, la jeune chenille mange avec une voracité que ne connaissent que trop les jardiniers, et pourtant son volume ne change pas. Au bout de quelques jours, ce gros appétit s’arrête; la chenille devient languissante, ses couleurs pâlissent, sa peau semble se dessécher. L’animal cherche alors un abri. Si on le suit dans cette retraite, on le voit se cramponner fortement au sol, gonfler et contracter alternativement son corps en se contournant en tout sens, s’arrêter par momens comme épuisé, puis recommencer de plus belle. Parfois des heures entières se passent avant qu’on puisse reconnaître le but de ces fatigantes manœuvres; mais enfin la peau éclate vers le second ou le troisième anneau, et la fente se prolonge sur la ligne médiane jusqu’aux deux extrémités. À ce moment, la chenille dégage sa tête d’abord, puis le reste du corps, et apparaît couverte d’une peau nouvelle, flexible et plus vivement colorée que jamais. En même temps sa taille a considérablement augmenté, et il ne serait plus possible de la faire rentrer dans ce fourreau qui l’enveloppait quelques minutes auparavant. Ses organes progressivement accrus, mais tassés et comprimés par l’ancienne peau, se sont subitement mis au large et ont pris leur véritable volume comme par un effet d’élasticité.

Le phénomène de la mue se reproduit plusieurs fois jusqu’au moment où la chenille a atteint sa taille et ses caractères définitifs. À cette époque, on ne distingue dans notre insecte que deux régions, une tête et un corps. La tête est petite, d’un bleu piqueté de noir, les tégumens en sont comme cornés, et portent six petits yeux simples, isolés les uns des autres. Comme chez toutes les chenilles, la bouche est construite de manière à pouvoir couper et mâcher les feuilles parfois coriaces du chou et des autres crucifères. Elle est armée latéralement d’une paire de mandibules cornées très solides et d’une paire de mâchoires plus faibles que recouvrent en partie une large lèvre supérieure et une lèvre inférieure. Sur le milieu de celle-ci, on aperçoit un petit organe allongé, tubulaire, percé d’un orifice microscopique. Cet organe est la filière qui sert à l’animal à façonner les fils. Le corps de la chenille est composé de douze anneaux à peu près pareils, dont l’ensemble est presque cylindrique. Il est d’un gris jaunâtre ou verdâtre, rayé d’un bout à l’autre par trois bandes jaunes, et semé de points noirs. Ces points sont autant de petits tubercules dont chacun porte un poil blanc visible seulement à la loupe. Huit paires de pattes aident aux mouvemens de l’animal. Comme chez toutes les chenilles, ces pattes sont de deux sortes. Les trois premières de chaque côté sont coniques, articulées et terminées par un ongle unique : ce sont les pattes écailleuses ou vraies pattes. Toutes les autres sont appelées pattes membraneuses ou fausses pattes. Celles-ci ressemblent à de gros tubercules tronqués à leur extrémité, qui est garnie d’une couronne de petits crochets. Ce qu’elles ont de plus remarquable, c’est que la chenille les meut en tout sens, les fait saillir au dehors ou les retire à l’intérieur du corps, de manière à ce qu’on puisse à peine distinguer la place qu’elles occupent. Enfin, pour terminer cette esquisse de notre chenille, ajoutons qu’elle porte de chaque côté et sur autant d’anneaux dix petites ouvertures entourées d’un cercle brun : ce sont les stigmates qui servent à introduire l’air dans l’appareil respiratoire dont il sera question plus loin.

La piéride du chou, à l’état de chenille, a pris d’ordinaire toute sa croissance vers les mois d’octobre et de novembre. Alors elle se prépare à sa première métamorphose en cessant de manger, eu vidant complètement son tube digestif, puis elle gagne quelque creux d’arbre ou quelque trou de muraille, et dès qu’elle a découvert un lieu convenable, elle commence ses préparatifs. Cette chenille n’a pas, comme le ver-à-soie, à filer un cocon qui la cache et la protège; bien au contraire, elle se métamorphose en l’air. Elle commence donc par plafonner le point qu’elle a choisi de fils croisés en tout sens. Cette couche de soie, à la fois très fine et très forte, fournit un point d’appui solide à ses jambes postérieures. Alors, recourbant sa tête et son corps en arrière jusque vers le milieu du dos, à la façon d’un saltimbanque qui crampe en cerceau, elle attache un premier fil sur un des côtés, le conduit et le fixe sur le côté opposé, et recommence le même manège jusqu’à ce qu’elle ait formé une espèce de sangle composée d’une cinquantaine de brins. Cela fait, elle se redresse et mue pour la dernière fois; mais l’animal qui sort de la peau rejetée n’est plus une chenille, c’est une chrysalide qui, soutenue par les crochets de sa queue et par la sangle dont nous venons de parler, reste suspendue horizontalement au plafond de sa retraite, à peu près comme le sont dans nos cabinets d’histoire naturelle les poissons ou les reptiles trop grands pour trouver place dans les armoires.

Notre piéride, sous sa nouvelle forme, ne ressemble guère à ce qu’elle était auparavant. La peau, comme vernie par un liquide visqueux sécrété au moment de sa métamorphose et très promptement desséché, est coriace et presque cornée. Elle a pris une teinte cendrée, et partout elle est piquetée de jaune et de noir. Le corps a gagné en épaisseur, en revanche il s’est raccourci d’un bon tiers. Au lieu d’être d’un bout à l’autre composé d’anneaux à peu près semblables, il se partage en deux régions distinctes, dont la postérieure, courte et conique, est seule annelée, tandis que l’antérieure présente sur le dos une espèce de carène, et en avant une sorte d’éperon. Au premier coup d’œil, la tête, les pattes, semblent avoir entièrement disparu. Pourtant, en y regardant de plus près, on aperçoit à la partie antérieure des crêtes arrondies, des saillies disposées régulièrement. Sachant ce que deviendra plus tard cette masse encore inerte, on croit distinguer sous la peau, ou mieux sous l’enduit qui la recouvre, la trace de ces organes, celle de la trompe, des antennes, des ailes, à peu près comme on voit se dessiner confusément les formes d’une momie sous leur couche de bandelettes, — et il en est bien ainsi. Vers la mi-printemps ou au commencement de l’été, la piéride subit sa seconde métamorphose. Son enveloppe se fend sur le dos; de ces crêtes, de ces saillies sortent, comme d’autant d’étuis, les organes qu’elles renfermaient : l’animal se dégage bientôt en entier, et cette peau de chrysalide livre passage au papillon. Dans les premiers momens, les pattes encore molles peuvent à peine le soutenir; les ailes, plissées en zigzags microscopiques, sont courtes, épaisses et impropres au vol; la trompe s’étend en droite ligne, et les deux moitiés en sont souvent séparées; mais en peu de temps, sous l’action de l’air, les liquides surabondans s’évaporent, les jambes s’affermissent, la trompe s’ajuste et s’enroule, les ailes se déploient, et l’insecte, jadis rampant, puis immobile, s’envole vers quelque fleur voisine où il fait son premier repas.

Voyons en peu de mots, et autrement qu’en poète ou en homme du monde, ce qu’est devenu le petit ver sorti de l’œuf de notre piéride.

Le corps, presque partout couvert de poils qu’on aperçoit aisément à l’œil nu, présente trois régions bien distinctes, séparées par de profonds étranglemens, savoir, la tête, la poitrine ou thorax, et le ventre ou abdomen. La tête est petite et porte en avant deux longues cornes mobiles ou antennes, articulées, terminées en massue, et dont il n’existait aucune trace dans la chenille. Les petits yeux simples existent toujours, mais de plus on trouve de chaque côté une grosse masse arrondie, à surface comme treillissée. Ce sont les yeux composés, dont chaque facette est un œil véritable, ce qui, d’après les observations de plusieurs naturalistes, porte à trente mille environ le nombre des organes de vision. La bouche, qui ne doit plus ni couper ni mâcher, mais seulement sucer, s’est appropriée à sa destination nouvelle. A peine découvre-t-on quelques vestiges des lèvres supérieure et inférieure, ainsi que des mandibules. Les mâchoires se sont prodigieusement allongées; la corne qui les revêtait a disparu, et des muscles extenseurs et fléchisseurs se sont développés dans leurs parois. Chacune d’elles présente intérieurement un canal où pénètrent des nerfs et des trachées, et sur sa face interne une gouttière profonde. En s’appliquant l’une à l’autre, en réunissant exactement les bords de leurs gouttières, les mâchoires forment une sorte de tube aussi long que le corps entier, et qui se continue avec la bouche. Naguère instruments de mastication, elles se sont changées en une trompe que l’insecte enroule ou déroule à son gré, qui lui permet d’aller jusqu’au fond du calice chercher et aspirer le suc des fleurs comme avec un chalumeau.

La poitrine ou thorax porte les pattes et les ailes. Les premières répondent aux pattes écailleuses de la chenille, mais on sait combien peu elles leur ressemblent. Autant celles-ci étaient courtes et massives, autant celles du papillon sont fines et déliées. La composition en est aussi bien différente. On y reconnaît cinq parties distinctes, et la dernière, le tarse, est elle-même composée de cinq articles et d’une paire de crochets. Les ailes, au nombre de quatre, sont attachées par paires sur les côtés du dos. Chacune d’elles s’articule avec les parties solides du thorax par l’intermédiaire d’une chaîne de pièces cornées, qui, réunies par de forts ligamens et munies de muscles puissans, permettent k cette rame aérienne de déployer autant de souplesse que de force dans les mouvemens. De cette base partent en divergeant quatre nervures principales, qui se ramifient bientôt, et, comme autant de baguettes cornées, soutiennent les membranes alaires. Malgré leur solidité, ces nervures sont creuses et renferment des trachées ou canaux aériens, qui atteignent ainsi jusqu’à la marge de l’organe. Deux membranes, d’une finesse extrême et d’une transparence parfaite, collées l’une à l’autre, tapissent les nervures en dessus et en dessous. C’est sur elles que sont implantées, comme les plumes dans la peau de l’oiseau, les petites écailles qui donnent aux ailes de la piéride et à celles des autres papillons leurs couleurs caractéristiques. De ces ailes, de toutes leurs dépendances, la chenille en naissant ne possédait pas même l’apparence.

L’abdomen, qui correspond à la partie postérieure de la chenille, a perdu toutes ses fausses pattes. A cela près il a peu changé : la forme générale s’est quelque peu modifiée, les couleurs ne sont plus les mêmes; mais il est toujours divisé en anneaux assez distincts, et ceux-ci sont au nombre de sept.

Avant d’aller plus loin, faisons ici une remarque très importante. Ces mues, ces métamorphoses, tous ces changemens, si brusques en apparence, ne le sont pas en réalité. Sous la vieille peau, sous l’enveloppe qui sera rejetée, à l’intérieur même des membres qui doivent disparaître ou se transformer, se préparent peu à peu les nouveaux tégumens, se dessinent les formes futures, s’organisent les appareils qui vont devenir nécessaires. Au moment de la métamorphose comme à celui de la mue, il n’y a, à vrai dire, qu’un changement d’habit. Quelques jours avant chaque mue, fendez avec précaution la peau bien vivante encore de la chenille, et déjà vous trouverez au dessous celle qui doit prendre sa place. Faites de même avant la transformation de la chenille en chrysalide, et vous découvrirez des rudimens d’ailes et d’antennes. Coupez à cette époque les pattes écailleuses, et quand la chrysalide deviendra papillon, celui-ci naîtra estropié. Nous reviendrons plus loin sur ces faits. Disons ici seulement qu’il n’y a rien de soudain dans les métamorphoses de notre piéride, que pas plus ici qu’ailleurs la nature ne fait de sauts. Nous allons voir l’étude anatomique confirmer cette conclusion, que l’examen extérieur à lui seul permettrait de regarder comme démontrée.

Laissons de côté les changemens internes, dont les détails précédens suffisent pour faire pressentir l’existence. Ne parlons ni des muscles sous-cutanés, ni de ceux qui mettaient en jeu l’appareil masticateur, les fausses pattes, etc., et qui se sont atrophiés ou ont disparu avec ces organes. Oublions également tous ceux qui ont dû naître pour s’approprier à la forme nouvelle des pattes et pour mouvoir les ailes. Ne nous inquiétons pas des centaines de troncs et de filets nerveux, des branches et des ramuscules de trachées qui ont dû forcément paraître ou disparaître avec les parties qu’ils animent et vivifient. Bornons-nous à suivre rapidement Hérold dans ses recherches sur les métamorphoses de quelques grands appareils, et surtout dans celles qui touchent au système digestif et aux centres nerveux[3]. Dans la chenille de notre piéride, qu’elle vienne de sortir de l’œuf ou qu’elle soit prête à se transformer, l’appareil digestif est assez simple. Le canal alimentaire commence par un œsophage très court et très large; il se termine par un intestin qui présente les mêmes caractères, et que l’on a quelque peine à diviser en deux régions. Entre les deux se trouve un estomac proportionnellement énorme, cylindrique, occupant à lui seul la plus grande partie de l’intérieur du corps. À ces organes principaux se rattachent en avant deux glandes salivaires, en forme de tubes longs et entortillés, en arrière six canaux biliaires très développés qui représentent le foie. On voit en outre aboutir dans la bouche et à la filière dont nous avons parlé plus haut deux organes semblables à des manchons, sinueux, étendus jusqu’en arrière le long de l’estomac, et qui sont charges de sécréter la soie. On voit que tout dans cet appareil est disposé de façon à extraire les sucs nourriciers de grandes masses d’alimens peu substantiels et à peine préparés par une grossière mastication.

Aussitôt après que la chenille s’est métamorphosée en chrysalide, changemens se manifestent; dès le second jour, ils sont considérables. L’œsophage s’est rétréci et allongé; l’intestin, en se modifiant de la morne manière, s’est partagé nettement en deux régions ; l’estomac a perdu près d’un quart de sa longueur et au moins moitié de son diamètre; les glandes salivaires, les cœcum biliaires commencent à se raccourcir; les organes sécréteurs de la soie diminuent. Au huitième jour, l’ensemble du tube digestif rappelle exactement un fuseau de fileuse à demi garni de fil et chargé du plomb destiné à le lester. L’œsophage représente le haut de ce fuseau; 1’estomac répond au fil enroulé, l’intestin grêle à la queue du fuseau, et le gros intestin au plomb. En même temps les glandes salivaires, les cœcum biliaires se sont réduits des deux tiers, et les canaux sécréteurs de la soie ressemblent à deux fils très grêles. Tant que dure l’hivernage, c’est-à-dire pendant cinq ou six mois, le travail modificateur est suspendu; mais il recommence avec les beaux jours, et se prolonge jusque chez l’insecte arrivé à l’état parfait. Bientôt les canaux soyeux ont totalement disparu; les glandes salivaires n’existent plus qu’en vestige; l’estomac, tout en conservant sa dernière forme, a encore diminué, mais en revanche il s’est formé une poche nouvelle, le jabot, tour à tour destinée à faciliter la succion et à mettre en réserve les liquides sucrés recueillis par cet acte. En outre, les deux régions intestinales se sont de plus en plus accusées, et le gros intestin a gagné une poche accessoire qui n’existait pas auparavant.

Passons au système nerveux. Chez les annelés en général et par conséquent chez les insectes à tout état, cet appareil est formé de deux parties principales. Dans la tête, au-dessus de l’œsophage, se trouve le cerveau. Dans le reste du corps, d’autres masses nerveuses appelées ganglions sont placées au-dessous du tube digestif et composent la chaîne ganglionnaire. Le cerveau est relié au premier ganglion, celui-ci au second, etc., par des filets de communication appelés connectifs. Dans notre chenille, chaque anneau du corps possède un ganglion, et par conséquent on en compte douze en tout, disposés à des distances sensiblement égales à l’exception des deux premiers qui sont moins éloignés. Le cerveau très petit se compose de deux lobes lisses joints obliquement et ne fournit que quelques grêles filets nerveux.

Deux jours après la transformation en chrysalide, la chaîne a perdu le quart de sa longueur, et divers mouvemens de séparation et de concentration se manifestent. Certains ganglions semblent marcher l’un vers l’autre, d’autres paraissent au contraire s’éloigner. Dès le huitième jour, la chaîne est raccourcie de moitié. Au quatorzième, le premier ganglion et le cerveau se sont rapprochés de manière à entourer presque immédiatement l’œsophage avec leurs connectifs; le quatrième et le cinquième ganglion sont soudés; le sixième et le septième sont à peine marqués. Alors survient le temps d’arrêt causé par l’hivernage. Puis le mouvement recommence, et quand il s’arrête, bien après la dernière transformation apparente de la piéride, on ne trouve plus que huit ganglions. Le second et le troisième, le quatrième et le cinquième se sont fondus ensemble de manière à former deux grosses masses très rapprochées et placées dans la poitrine; le sixième et le septième ont complètement disparu, et la place qu’ils occupaient n’est plus marquée que par l’origine des nerfs; les cinq derniers n’ont subi que peu ou point de changement. Enfin le cerveau lui-même a presque doublé de volume, ses lobes sont maintenant placés en travers, et chacun d’eux donne naissance à un énorme nerf optique correspondant à un œil composé[4].

Les changemens qu’éprouvent les appareils de la circulation et de la respiration sont loin d’avoir été étudiés avec autant de détail que les précédens. Cette espèce de négligence tient peut-être à l’extrême simplicité du premier autant qu’à l’extrême complication du second. Dans notre chenille comme chez tous les insectes, la circulation est presque entièrement lacunaire. Chez elle comme chez le papillon, le cœur seul existe, ou mieux est représenté par un long canal divisé en plusieurs chambres et étendu d’une extrémité à l’autre du corps. Quand celui-ci se raccourcit, il en est nécessairement de même pour le vaisseau dorsal, qui doit en outre]devenir de plus en plus sinueux à mesure que les régions du corps se prononcent et se séparent davantage. Cette dégradation des organes de circulation est compensée par le développement et la diffusion des organes respiratoires. Ceux-ci portent le nom de trachées; ils communiquent avec le dehors par les stigmates dont nous avons parlé, et consistent sans doute, dans notre chenille comme dans toutes les autres, en deux grands troncs latéraux allant d’un bout à l’autre du corps et donnant naissance à une multitude infinie de branches, de rameaux, de minuscules qui atteignent partout, pénètrent dans les moindres cavités et tapissent les organes les plus ténus. Dans tous les insectes qui volent arrivés à l’état parfait, et par conséquent dans le papillon de notre piéride, cet appareil se complique en outre de grandes poches aériennes qui donnent au corps plus de légèreté. D’après les observations de Newport, c’est chez la chrysalide seulement que ces poches naissent et grandissent avec une rapidité proportionnelle à celle du développement général[5]. Elles doivent donc, chez la piéride, commencer à paraître au moment de la métamorphose, se former à moitié avant l’hiver, demeurer stationnaires pendant cette saison, et n’acquérir leurs dimensions définitives que peu de temps et même après la dernière métamorphose.

Les appareils dont nous avons parlé jusqu’ici ont tous pour fonction d’assurer la conservation de l’individu. Aussi, au moment où l’insecte sort de l’œuf, tous sont prêts à entrer en exercice. Il n’en est pas de même des organes destinés à assurer la conservation de l’espèce. Tant que la piéride est à l’état de chenille, ceux-ci sont tellement peu développés, tellement méconnaissables, qu’il a fallu les recherches les plus approfondies d’Hérold pour en démontrer l’existence. Cinq mois encore après la transformation en chrysalide, ces organes sont entièrement rudimentaires. Ce n’est qu’au dernier moment, et lorsque le papillon est sur le point de paraître, qu’ils commencent à se caractériser par leurs produits, et dans l’insecte parfait seulement ils acquièrent leur développement entier. Ainsi cet appareil, qui à l’état complet caractérise, chez les vertébrés et les oiseaux par exemple, une simple époque de la vie, distingue ici tout un état particulier de l’être. On voit que sa signification physiologique acquiert par cela même une valeur beaucoup plus grande, et nous verrons plus tard cette importance grandir bien davantage encore.

Dès à présent, nous avons à signaler un fait très significatif, et qui se rattache à cet ordre de considérations. La femelle de notre piéride meurt presque aussitôt après avoir déposé ses œufs, et le mâle l’a déjà précédée dans la tombe. Pour eux comme pour presque tous les insectes, le mariage est mortel, et leur existence cesse dès qu’ils ont assuré celle de leur postérité. Qu’une cause quelconque vienne empêcher l’accomplissement des actes nécessaires pour atteindre ce but final, et leur vie, normalement si courte, sera prolongée au-delà de tout ce qu’on pourrait prévoir. Parfois quelques papillons viennent au jour à la fin de l’automne; la température déjà froide retarde leur développement, et l’hiver arrive avant qu’ils aient pu se livrer à leurs amours. Ils se retirent alors sous quelque abri, traversent la mauvaise saison tout entière, et reparaissent au printemps. Grâce à cette virginité accidentellement gardée, leur vie, au lieu de se borner à quelques semaines, se trouve durer plusieurs mois.


II. — MÉTAMORPHOSES DES INSECTES EN GÉNÉRAL.

Nous venons de suivre un insecte dans le cours entier de son existence. En soumettant à une étude semblable un grand nombre d’espèces prises dans chaque groupe, nous arriverions aisément à concevoir le type virtuel de cette classe. Pour nous, l’insecte méritant ce nom dans toute son étendue serait un animal articulé, respirant par des trachées, à trois régions distinctes, portant à la région moyenne trois paires de pattes et deux paires d’ailes, n’arrivant à cet état parfait qu’après avoir subi deux métamorphoses, présentant par conséquent dans sa vie, indépendamment du temps passé dans l’œuf, trois périodes distinctes caractérisées, la première, par une activité à la fois extérieure et intérieure ayant exclusivement pour but l’accroissement de l’individu; la seconde, par une activité tout intérieure ayant pour but la modification de l’individu; la troisième, par une activité extérieure et intérieure ayant pour but unique la prolongation de l’espèce. Quelques insectes réalisent complètement cet idéal, et, sans sortir de l’ordre des lépidoptères, nous en rencontrons un exemple. De l’œuf pondu par le cossus ronge-bois (cossus ligniperda] sort une chenille qui passe deux ans et peut-être davantage sous cette première forme avant de se changer en chrysalide; celle-ci se transforme en un papillon qui ne prendra aucun aliment, qui n’a même pas de trompe, et dont la vie de quelques jours est entièrement remplie par les actes et les soins qu’exigé l’avenir d’une génération nouvelle.

L’immense majorité des insectes s’écarte à des degrés divers de ce type absolu. Parvenus à leur dernier état, la plupart ont encore à entretenir, parfois à compléter leur organisation, et ceux-là doivent se nourrir. Plusieurs, au moment de l’éclosion, ont déjà la forme extérieure qu’ils garderont toute leur vie, et comme les mammifères ils n’ont plus qu’à grandir. D’autres n’acquièrent jamais d’ailes. Néanmoins ces variations sont loin d’être sans limites. Quelques caractères persistent avec une constance qui révèle ce qu’ils ont de fondamental. Tout insecte adulte est divisé en tête, thorax et abdomen; toujours il respire par des trachées, toujours il a pour marcher trois paires de pattes. Le point de vue où nous sommes placés nous permet d’ailleurs d’embrasser l’ensemble de ces différences et de ces rapports en les rattachant à de simples modifications d’un même phénomène.

Avec tous les entomologistes, nous admettons que les métamorphoses peuvent être complètes ou incomplètes. On regarde généralement les premières comme suffisamment caractérisées par la succession bien tranchée de trois états correspondant à ceux de chenille, de chrysalide et de papillon, et qui portent les noms plus généraux de larve, de nymphe ou pupe, et d’insecte parfait; mais, prenant pour terme de comparaison notre type virtuel, nous verrons que, tout en passant par ces trois états, un insecte peut néanmoins manquer de l’un des caractères essentiels déjà indiqués. Chez lui, la dernière transformation peut être comme enrayée sur un point, et par conséquent en réalité la métamorphose n’est pas complète. Il y a là en quelque sorte une transition aux espèces dont les changemens sont successifs, peu marqués ou même nuls. Partant de ces données, nous ne considérerons comme insectes à métamorphoses complètes que les coléoptères, vulgairement appelés scarabées; les névroptères, groupe qui comprend les libellules ou demoiselles, les éphémères, les termites, etc. ; les hyménoptères, dont font partie les abeilles, les guêpes, les bourdons, etc. ; enfin les lépidoptères. Nous avons parlé de ces derniers; passons rapidement les autres ordres en revue, en comparant les faits les plus saillans de leur histoire aux détails exposés plus haut[6].

Prenons d’abord les coléoptères, et parmi eux le hanneton. — Vers la fin d’avril, peu après le coucher du soleil, un de ces insectes femelles a creusé dans une terre légère, meuble et bien fumée, comme l’est par exemple celle d’un jardin maraîcher, un trou de quinze à dix-huit centimètres de profondeur ; il a déposé au fond une trentaine d’œufs, puis il est mort. Un mois environ après la ponte, il est sorti de chaque œuf un petit ver, une larve blanchâtre, à demi roulée sur elle-même, à tête fauve, cornée, armée d’un puissant appareil de mastication, au corps mou, oblong, partagé en douze anneaux, pourvu de six pattes écailleuses et de dix-huit stigmates très apparens. Les jeunes larves vivent d’abord en famille. Les débris de végétaux enfouis dans le sol, les racines les plus voisines suffisent aux besoins de la couvée entière pendant cette première saison. Les froids venus, on ne se sépare pas encore : on mine plus profondément, et on pratique une loge spacieuse parfaitement à l’abri de la gelée, où l’on passe l’hiver en commun. Au printemps, toutes ces larves, plus grandes et plus voraces, ne sauraient plus trouver sur le même point une nourriture suffisante ; elles se séparent alors, et chacune, se creusant une galerie particulière, remonte vers la surface du sol jusqu’à la région des racines. C’est alors que sous le nom trop connu de ver blanc, elles ravagent les jardins potagers, les pépinières, les prairies artificielles ou naturelles, et font périr jusqu’aux plus grands arbres en dévorant leurs radicelles. À l’entrée de la mauvaise saison, elles s’enterrent de nouveau pour recommencer l’année suivante. Cette vie souterraine se prolonge pendant trois ans et parfois davantage. Parvenue enfin au terme de sa croissance, chaque larve creuse une dernière galerie plus profonde que les précédentes, se construit une loge ovoïde en terre pétrie avec une humeur visqueuse, et dans cette espèce de cocon se transforme en nymphe. Celle-ci ressemble beaucoup a une chrysalide ; seulement les ailes, les pattes, les antennes, au lieu d’être soudées par le vernis dont nous avons parlé, ont chacune son étui propre, et sont appliquées et non collées le long du corps.

Pendant cinq ou six mois, le hanneton reste engourdi sous sa nouvelle forme ; vers la fin du mois de février, il s’éveille et sort de son fourreau ; mais, encore mou et presque incolore, il ne pourrait sans danger affronter les périls qui l’attendent au dehors. Il reste donc en terre jusqu’à ce que ses tégumens se soient raffermis, et ne sort que vers le milieu du mois d’avril. Tout aussitôt il vole vers l’arbre le plus voisin, et, devenu insecte parfait, se met à en ronger Les feuilles, comme il en rongeait les racines à l’état de ver blanc. Dans les classifications les plus généralement suivies, les névroptères succèdent aux coléoptères, et nous aurions à nous en occuper dès à présent; mais, pour procéder graduellement dans l’étude du phénomène qui nous occupe, nous intervertirons l’ordre zoologique, et passerons d’abord aux hyménoptères. À ce groupe appartient la famille des ichneumoniens, qui rend chaque année à nos jardins, à nos champs, à nos forêts, des services aussi importans que peu connus, en détruisant par myriades leurs plus redoutables ennemis. Parmi tant de petits êtres utiles, nous en choisirons un dont l’histoire se lie à celle de la piéride du chou, et a occupé tour à tour Goëdaert, Swammerdam, Vallisnieri, Réaumur. Le microgaster pelotonné (microgaster glomeratus) ressemble à une petite mouche à quatre ailes soutenues par des nervures qui dessinent de larges cellules, au corps noir, aux pattes jaunes, aux yeux velus, aux antennes sans cesse en mouvement. Chaque femelle porte en outre à l’extrémité de son abdomen une longue tarière, sorte d’aiguillon composé de trois pièces, et dont nous allons voir les usages. Lorsqu’une de ces femelles veut pondre, elle se met en quête des chenilles de piéride : elle fond sur la première venue, se cramponne sur son dos, perce la peau d’un coup de tarière et enfonce profondément cet instrument, dont les pièces mobiles forment une sorte de canal. Un œuf se détache alors de l’ovaire, et, glissant le long de ce tube, est déposé dans les tissus de la chenille. Le microgaster retire ensuite son aiguillon, fait quelques pas, s’arrête, et recommence le même manège. En vain la chenille se tord à chaque nouvelle piqûre; son ennemie poursuit tranquillement jusqu’à ce que la ponte soit achevée et que quarante à cinquante œufs aient été mis ainsi en lieu de sûreté. Cela fait, elle s’envole et ne tarde pas à périr. Dès après son départ, la chenille ne donne aucun signe de souffrance; ses blessures se cicatrisent, elle change de peau et subit sa première métamorphose comme s’il ne s’était rien passé; mais elle ne va pas au-delà, et de cette chrysalide sortent bientôt, au lieu d’un papillon, autant de petits vers que le microgaster avait pondu d’œufs.

En effet, chacun de ceux-ci a produit une larve à corps lisse, blanc, dépourvu de toute trace de pieds, à tête à demi cachée sous une sorte de capuchon, mais munie d’un appareil masticateur très propre à attaquer les tissus de la chenille. Toutes ces larves se sont mises à ronger autour d’elles, ménageant d’abord avec grand soin les organes essentiels, et ne s’attaquant qu’à la graisse qui les enveloppe et les réunit. Puis, devenues plus fortes et plus voraces au moment où leur nourrice involontaire a pris elle-même tout son accroissement et s’est transformée, elles ont achevé de dévorer ce qui restait, et, perçant cette peau qu’elles laissent vide, elles viennent au dehors se filer de jolis petits cocons de couleur jaune. Elles passent l’hiver dans ces abris sans changer de forme, mais au printemps elles deviennent autant de nymphes, et peu de jours après reparaissent à l’état d’insectes ailés. Vingt ou vingt-cinq, par conséquent la moitié de ceux-ci, sont des femelles qui ne tardent pas à sacrifier autant de chenilles à l’avenir de leur progéniture. On comprend dès lors combien de piérides sont détruites par les microgaster. Réaumur estime que cette destruction est au moins des neuf dixièmes, et il y a quelques années, de deux cents chenilles recueillies par M. Blanchard, trois seulement donnèrent des papillons : les cent quatre-vingt-dix-sept autres avaient été mangées par le terrible ichneumonien[7] . On voit que les maraîchers de Paris devraient avoir pour cet insecte tout autant de reconnaissance que les Égyptiens en accordaient au mammifère qui a donné son nom à la famille.

Revenons maintenant à l’ordre des névroptères, et choisissons pour exemple un groupe dont les diverses espèces, grâce à l’apparente brièveté de leur vie, ont de tout temps appelé l’attention des philosophes, des naturalistes et des littérateurs eux-mêmes[8]. Esquissons rapidement, d’après Réaumur, l’histoire de l’éphémère à ailes blanches (ephemera albipennis). Si, à l’exemple de notre illustre guide, on côtoie en bateau les bords de la Marne ou de la Seine en amont de Paris, on voit que les berges au-dessous du niveau de l’eau sont criblées de petits trous ronds, de trois à quatre millimètres de large, et ordinairement groupés deux à deux. Ces trous sont l’entrée et la sortie d’autant de galeries en forme d’anse, qui s’enfoncent de six à huit centimètres dans le sol, et sont habitées par les larves de notre éphémère. Ces larves elles-mêmes ont environ deux centimètres de longueur. Leur tête porte deux yeux composés très grands, une paire de fortes mandibules qui leur servent à fouir, et des mâchoires propres à broyer le limon qui paraît leur servir de nourriture. Le thorax, bien distinct, a déjà six pattes franchement articulées; l’abdomen, terminé par trois longs filets hérissés de soies, est recouvert de larges lames frangées que l’animal agite avec une extrême vivacité. Ces lames sont de véritables branchies, c’est-à-dire des organes de respiration aquatiques. De gros troncs trachéens pénètrent dans leur épaisseur et s’y ramifient, pour extraire du liquide ambiant et conduire dans tout le corps l’air nécessaire à la vie de l’insecte. Pendant deux années environ, l’éphémère vit ainsi à l’état de larve, acquérant peu à peu les dimensions voulues, puis elle passe à l’état de nymphe; mais celle-ci, bien au contraire de celles dont nous avons déjà parlé, ne change rien aux habitudes de la larve, habite la même galerie, conserve la même agilité, et n’en diffère que par l’apparition d’ailes rudimentaires qui se montrent à la partie supérieure du thorax.

Tous les ans, à la même époque, presque jour pour jour et heure pour heure, sans que les variations de température semblent exercer une influence bien marquée, du 8 au 18 du mois d’août, les éphémères subissent leur grande métamorphose. Entre huit heures et huit heures et demie du soir, quelques nymphes quittent leurs galeries submergées et atteignent le terrain sec. Presque aussitôt la peau du thorax se fend, et l’insecte parfait rejette son enveloppe aussi rapidement que nous quittons un habit. A l’instant même il s’envole, laissant attachées à sa dépouille ses branchies, que vont remplacer les stigmates, son appareil buccal, dont il n’aura que faire, etc. De moment en moment, le nombre des éphémères volantes s’accroît : vers les neuf heures, elles remplissent l’air; de neuf heures à neuf heures et demie, elles forment de véritables tourbillons, enveloppent l’observateur, tombent sur lui, dans l’eau, sur le sol, comme une neige épaisse, et s’entassent quelquefois en couches de plusieurs pouces d’épaisseur. A dix heures, à peine voit-on voltiger quelques individus isolés. Dans l’espace d’une heure, ces insectes, qui avaient rampé deux ans sous l’eau, se sont métamorphosés en animaux aériens pourvus de quatre ailes finement réticulées, se sont cherchés et aimés dans les airs, ont pondu des masses de sept à huit cents œufs, puis sont morts, méritant bien mieux que leurs frères de l’Hypanis l’épithète d’éphémères, prise dans son acception moderne.

Déjà dans le groupe que nous venons d’examiner, la métamorphose a quelque chose d’indécis. Entre l’éphémère et sa larve, il y a de nombreux rapports d’organisation. De plus, la nymphe ressemble à peu près complètement à la larve; elle est tout aussi agile qu’elle et mène le même genre de vie. Les termites, les libellules nous montreraient des faits analogues; mais du moins chez tous, surtout chez les éphémères, le type virtuel de l’insecte à l’état parfait se trouve réalisé. Nous allons voir tantôt cette dernière condition manquer, tantôt les rapports entre les divers âges devenir tels que les transformations sont à peine marquées. Nous arrivons aux insectes à métamorphoses incomplètes; mais entre eux et les groupes qui nous ont arrêtés jusqu’ici, nous rencontrons comme transition l’ordre des diptères ou mouches proprement dites. Ici les trois époques de la vie sont parfaitement tranchées, certaines métamorphoses se compliquent même de phénomènes nouveaux; mais dans l’insecte par fait, une des paires d’ailes, la postérieure, avorte constamment et se transforme en de simples balanciers qui ne font plus que régler le vol. Les diptères commencent donc à s’écarter notablement du type virtuel.

Choisissons parmi eux une de ces mouches dont Swammerdam et Réaumur ont si bien fait connaître l’histoire, le stratiome caméléon (stratiomys chameleon], commun dans les bois des environs de Paris. C’est un bel insecte, un peu plus long et surtout plus large qu’une abeille; sa tête porte deux antennes en fuseau; ses yeux composés sont séparés par un intervalle couvert de poils; la trompe charnue qui lui sert à humer le liquide sucré des nectaires est cachée pendant le repos dans une cavité du front; son dos, de couleur fauve, porte, indépendamment des deux ailes et des balanciers caractéristiques, deux crochets cornés, courbes et dirigés en arrière; son abdomen de couleur brune est tacheté de lunules blanches. Tel est l’insecte à l’état parfait. Voyons-le à l’état de larve. Celle-ci est une espèce de ver plat, renflé dans le milieu, se terminant aux deux bouts en pointe mousse, long de près de six à sept centimètres, d’une couleur brunâtre, partagé en douze anneaux, pourvu d’un appareil buccal assez informe, sans aucune trace de pieds, et dont la peau coriace et tuberculeuse ressemble à du parchemin mouillé. Cette larve habite la plupart de nos mares, où elle nage un peu à la façon des sangsues. Obligée pourtant de respirer l’air en nature, elle y parvient à l’aide d’un curieux mécanisme. Son dernier anneau, très allongé, se termine par un bouquet de soies ramifiées en forme de plumes et entourant un orifice où viennent aboutir deux grands troncs trachéens étendus d’une extrémité à l’autre du corps. L’animal tient habituellement cet orifice fermé et les soies rapprochées; mais a-t-il besoin de respirer, il remonte à la surface, épanouit son bouquet de plumes, et, soutenu par cette espèce d’entonnoir, reste suspendu la tête en bas, tandis que l’air entre librement par l’orifice, pénètre dans les trachées, et va se répandre dans le corps entier.

Réaumur ne nous dit pas combien de temps les stratiomes vivent à l’état de larve. Toujours est-il que vers le commencement de l’été on commence à en rencontrer quelques-unes coudées en zigzags et devenues immobiles et raides. Qu’on les ouvre alors avec précaution, et à l’intérieur on trouvera la nymphe toute formée. Au moment de la métamorphose, le stratiome s’est bien détaché de sa peau de larve, comme nous l’avons vu faire aux insectes appartenant aux ordres précédons; mais, au lieu de la rejeter et d’en sortir, il est resté dedans, s’épargnant ainsi la peine de creuser une loge ou de filer un cocon. Au reste, cette peau est pour lui une habitation très vaste et qu’il est loin de remplir sous sa nouvelle forme. En changeant d’état, son corps s’est ratatiné de telle sorte que la nymphe occupe à peine l’espace correspondant à cinq anneaux de la larve. En revanche, les yeux, la trompe, les antennes, les pattes, les ailes ont poussé à l’extérieur, et des changemens non moins considérables ont eu lieu à l’intérieur. Ainsi allégée, la peau de larve servant de coque vient flotter d’elle-même à la surface de l’eau. Au bout de cinq ou six jours, la nymphe réveillée s’agite dans cette espèce de coffre, en fait éclater la partie supérieure, et le stratiome, dégageant ses membres un à un des étuis qui les enveloppent, sort de son berceau flottant. Plus heureux que la plupart des espèces à larves aquatiques, il ne redoute pas de naufrages, car il est insubmersible, et c’est en marchant sur l’eau comme sur une terre ferme qu’il achève de retirer son corps des derniers langes qui l’emprisonnaient.

Après les diptères, nous ne trouvons plus que des insectes à métamorphoses franchement incomplètes ou nulles. Généralement on se borne à constater ce fait, mais l’idée toute générale que nous nous sommes faite des insectes permet d’aller un peu plus loin et d’envisager les modifications, la disparition même du phénomène, comme le résultat de deux causes immédiates distinctes ou au moins comme obtenues par deux procédés très différens. Les métamorphoses peuvent être rendues incomplètes soit par le développement pour ainsi dire prématuré de l’insecte dans l’œuf, soit par un arrêt dans le développement qui succède à l’éclosion. L’absence de métamorphoses s’explique par l’intervention de ces deux causes réunies.

Les orthoptères, comprenant les sauterelles, les grillons, etc., les hémiptères, dont font partie les punaises, les cigales, les fulgores, etc., n’ont que des métamorphoses peu marquées, parce qu’en sortant de l’œuf ils possèdent déjà la plupart des caractères distinctifs de l’état parfait. Par conséquent leur mode d’existence est également arrêté pour toute la vie. La larve d’une sauterelle par exemple saute et broute l’herbe, comme le faisaient ses parens; les organes de locomotion, de digestion, etc., ont tout d’abord leurs formes, leurs proportions définitives; — son appareil reproducteur est sans doute encore imparfait à bien des égards, mais déjà la future femelle porte à l’extrémité de l’abdomen une espèce de sabre à deux lames, qui n’est autre chose qu’une tarière destinée à creuser la terre pour enfouir les œufs et les mettre à l’abri. Pour être extérieurement un insecte complet, il ne lui manque en réalité que plus de taille et des ailes. Or à chaque mue elle grandit, et les organes du vol se montrent bientôt sous forme de moignons informes. A ce moment commence l’état de nymphe. Sans rien changer au genre de vie de la larve, celle-ci continue à se développer, et, à la suite d’une dernière mue, les ailes acquièrent toute leur grandeur. La sauterelle est arrivée à l’état par fait bien plutôt par des transformations que par des métamorphoses.

Les insectes à métamorphoses incomplètes par développement prématuré arrivent généralement à réaliser le type normal de l’insecte adulte; ceux au contraire dont les métamorphoses sont incomplètes par suite d’un arrêt de développement restent toujours plus ou moins éloignés de ce type. C’est là ce qui arrive aux puces. En pondant ses œufs, gros à peine comme une tête de camion, la mère a collé auprès d’eux de petits fragmens de sang desséché. De chaque œuf sort une petite larve, d’abord blanche et bientôt brunâtre, dont chaque anneau porte une petite touffe de poils. Quoique dépourvue de pieds et d’yeux, cette espèce de ver n’en déploie pas moins beaucoup d’activité, et sait fort bien trouver sa nourriture. En douze ou quinze jours, cette larve a acquis tout son développement. Alors elle se file un petit cocon en soie excessivement fine, dont les fils très serrés, mais formant un tissu à demi transparent, permettent de suivre à l’intérieur les progrès de la métamorphose. Comme dans les autres groupes dont nous avons parlé, la nymphe, aussi immobile qu’une chrysalide, montre toutes les parties de l’insecte parfait repliées et comme en raccourci, mais on ne lui trouve pas de rudimens d’ailes. La puce adulte sautera très bien, mais ne doit pas voler, et la métamorphose reste incomplète par le non développement de ces organes caractéristiques.

L’arrêt de développement peut respecter parfois les formes extérieures essentielles et n’atteindre que des appareils dont les parties fondamentales sont cachées à l’intérieur. La métamorphose n’en est pas moins incomplète dans ce cas. Depuis longtemps on a expliqué ainsi la nature particulière de certains individus, toujours de beaucoup les plus nombreux dans les colonies d’insectes, et qui, n’étant ni mâles ni femelles, ont, pour cette raison, reçu le nom de neutres. Ce sont en réalité autant de femelles modifiées par l’influence d’un régime probablement trop peu substantiel et d’une réclusion trop étroite. Les observations de Réaumur, les expériences de Schirach et de Huber ne peuvent au moins laisser de doute sur ce point lorsqu’il s’agit des abeilles. Chez celles-ci, l’alvéole qui renferme une larve de reine, c’est-à-dire de femelle féconde, est incomparablement plus grande et plus solidement construite que les autres. La future reine-mère reçoit en outre une bouillie spéciale. Vient-on à enlever la reine régnante dans un moment où aucune mesure n’a encore été prise pour la remplacer, aussitôt les abeilles abattent des cloisons, élargissent et renforcent quelques cellules, apportent aux larves qui les habitent la bouillie réservée aux bouches royales, et, sous l’influence de ce nouveau régime, ces larves, qui eussent été des neutres, deviennent autant de femelles capables de pondre de trente à quarante mille œufs. Bien plus, si quelques gouttes de la pâtée prolifique tombent dans les cellules voisines et sont dévorées par des larves maintenues d’ailleurs dans les conditions communes, celles-ci montent, pour ainsi dire, d’un degré dans l’échelle du développement et deviennent à demi fécondes. Ainsi, chez les abeilles, les termites, les fourmis, chez tous ces insectes monarchiques ou républicains qui vivent en commun, les neutres ne sont que des femelles à appareil reproducteur avorté. Soustraites par ce fait même aux préoccupations et aux devoirs qui remplissent la vie de tout insecte parfait, elles contractent des obligation s nouvelles. Ce sont elles qui, sous le nom bien connu d’ouvrières, accomplissent seules tous les travaux, creusent les souterrains ou élèvent les édifices, soignent les œufs et les jeunes, ramassent les vivres, et défendent la communauté, même au péril de leur vie.

Nous venons de voir la métamorphose normale amoindrie pour ainsi dire, tantôt par l’accélération prématurée, tantôt par l’arrêt ou l’absence du développement de certaines parties. Chacune de ces causes agissant isolément a altéré le phénomène d’une manière différente; leur action combinée en entraîne la disparition totale. Or un insecte sans métamorphoses s’écarte tellement, au point de vue physiologique, du type virtuel, qu’il est presque déclassé, et sa nature exceptionnelle se traduit par un caractère négatif constant. Jamais il ne possède d’ailes, par conséquent jamais il n’est, à proprement parler, un insecte complet, car les organes du vol sont chez les invertébrés tout aussi exclusivement attribués à ce groupe qu’ils le sont chez les vertébrés aux oiseaux, et ils ne sont pas moins caractéristiques ici. On a pu voir d’ailleurs que leur existence et leur développement fonctionnel sont intimement liés aux métamorphoses. Jamais ils n’existent chez la larve, ils n’apparaissent que chez la nymphe; ils ne se déploient que dans la dernière période de la vie. Tous les insectes à vol puissant et soutenu ont à subir des métamorphoses complètes; pas un insecte à métamorphoses incomplètes, pas même le redoutable criquet voyageur[9], ne jouit de cet avantage. Bien au contraire, plusieurs d’entre eux n’acquièrent jamais d’ailes. On voit que les insectes sans métamorphoses ne devaient pas en avoir. C’est en effet ce qui arrive à tous ceux qui, comme les pous, les podures, les lépismes, etc., sortent de l’œuf tout formés et n’ont plus qu’à grandir. Ces espèces sont purement ovipares, et leur développement s’effectue par de simples transformations ; mais aussi elles ne revêtent jamais complètement les caractères de l’insecte adulte, et restent, pour ainsi dire, larves pendant toute leur vie, au moins à l’extérieur.


III. — MÈTAMORPHOSES DES REPTILES BATRACIENS.

En parlant des insectes, nous avons dû et pu entrer dans quelques détails. Encore aujourd’hui leurs métamorphoses peuvent servir de type à qui étudie ce phénomène. En outre les mots chenille, chrysalide, papillon, Ter, scarabée, sauterelle, etc., rappellent à tous nos lecteurs des images précises. En nous suivant sur ce terrain, ils se trouvaient en pays de connaissance, et grâce à ces points de repère ils auront aisément saisi, nous l’espérons, les faits anatomiques, les notions physiologiques placés plus en dehors de leurs préoccupations habituelles. Il nous reste maintenant à revenir sur nos pas et à explorer au même point de vue le règne animal tout entier, à aborder par conséquent des régions généralement moins connues. Sous peine de ne pas être compris, il nous faut être plus bref. Aussi nous bornerons-nous désormais à indiquer les faits essentiels propres à motiver nos conclusions générales. Toutefois, au début de cette partie de notre travail, nous rencontrons encore un de ces groupes que tout le monde connaît, et qui mérite d’autant plus de nous arrêter, que, seul parmi les vertébrés, il présente des métamorphoses. Nous venions parler des batraciens, comprenant les grenouilles, les salamandres terrestres ou aquatiques, et tous les animaux voisins. Ici encore nous rencontrerons des métamorphoses complètes et des métamorphoses incomplètes ; mais ce phénomène s’accompagne de quelques particularités différentes de ce que nous avons vu se passer chez les insectes. Ainsi jamais ici les changemens ne se montrent d’une manière brusque ; rien ne rappelle la période de torpeur apparente qui caractérise l’état de nymphe. Tout se fait graduellement, et l’observateur peut constamment suivre de l’œil la marche du développement.

Les grenouilles, que nous prendrons d’abord pour exemple, présentent un autre fait fort curieux et bien différent de ce que nous avons vu jusqu’ici. On peut dire que chez elles l’état de larve est précédé par une période pendant laquelle le jeune animal, quoique déjà sorti de l’œuf, est encore à moitié embryon. À cette époque en effet, l’appareil digestif proprement dit, et à plus forte raison tous ses annexes, n’existent qu’à l’état rudimentaire. Une grosse portion du vitellus ou jaune, englobé par la peau depuis longtemps formée, occupe la plus grande partie du corps, et c’est aux dépens de cette masse alimentaire que l’organisme se complétera. Des caractères extérieurs répondent à cette période d’imperfection organique. La tête est grosse, comme fendue en deux en dessous, et chaque moitié se prolonge en une sorte d’éminence qui sert à l’animal à adhérer aux corps voisins ; il n’existe encore ni yeux, ni oreilles, ni narines, ni organe respiratoire ; le ventre est oblong et se continue en arrière en une queue très courte, à peine bordée par un étroit ruban cutané. Dès le quatrième jour après la naissance, la tête, aussi volumineuse que le corps, a pris presque la forme d’un dé à coudre ; la bouche est entourée de deux lèvres molles ; les narines, les yeux, les oreilles, ont paru ; une fente profonde sépare la tête du ventre, qui est presque sphérique, et dessine un opercule dont le bord porte de chaque côté une petite branchie ramifiée ; enfin la queue a grandi de manière à égaler le corps en longueur. Bientôt la bouche s’arme d’une sorte de bec corné propre à entamer les végétaux ; l’intestin, très long, s’organise et se roule en spirale ; la queue s’allonge et s’élargit ; la petite grenouille prend le nom de têtard.

À ce moment s’accomplit chez elle un de ces changemens qui rentre trop bien dans l’ordre d’idées que nous cherchons à développer pour que nous le passions sous silence. Notre larve de batracien a respiré d’abord par la peau seulement, puis à l’aide de branchies en forme d’arbuscules suspendues sur le bord de l’opercule. Vers le septième ou huitième jour, l’opercule se soude peu à peu au ventre, les branchies extérieures se flétrissent et disparaissent, et en même temps, dans une cavité placée à droite et à gauche du cou sous la peau, il s’en développe de nouvelles et bien plus compliquées. Celles-ci ont la forme de houppes, reposent sur une charpente solide formée par quatre arcs cartilagineux, et sont au nombre de cent douze de chaque côté. On voit qu’il y a eu là et très rapidement substitution d’un organe à un autre pour remplir la même fonction d’une manière toute semblable, car avant comme après, la respiration est aquatique et ressemble à celle des poissons.

Mais les modifications de l’appareil respiratoire ne s’arrêtent pas là. Pour devenir grenouille, le têtard doit perdre ces secondes branchies comme il a perdu les premières, et les remplacer cette fois par des poumons. Aussi au moment voulu voit-on se reproduire des faits analogues aux précédens. Les houppes vasculaires logées sous la peau s’atrophient progressivement, et en revanche les poumons, jusque-là pleins et rudimentaires, s’ouvrent et grandissent. L’appareil circulatoire marche partout du même pas. Les gros troncs branchiaux diminuent de calibre; les ramuscules pulmonaires grossissent et multiplient leurs ramifications. Plus tard l’appareil branchial est atteint jusque dans ses parties solides; les cartilages, les os se résorbent peu à peu. Enfin le changement est complet : il ne reste plus trace de branchies. Cette fois il n’y a pas eu seulement transformation, substitution; il y a eu vraiment métamorphose, car la respiration est devenue aérienne d’aquatique qu’elle était, et l’animal, à parler presque rigoureusement, est passé de l’état de poisson à celui de reptile.

En prenant chaque appareil en particulier, en descendant dans les détails, nous aurions à signaler bien d’autres faits curieux dans le développement de nos grenouilles. Nous verrions, par exemple, les habitudes herbivores faire place aux instincts carnassiers, et l’appareil digestif tout entier se modifier en vue du nouveau régime. La bouche s’agrandit et se fend; le petit bec ou mieux peut-être les lèvres cornées sont remplacées par des dents implantées non sur les mâchoires, mais à la voûte du palais; le tube intestinal, d’abord très long et presque cylindrique, se raccourcit et se renfle par places; l’abdomen, d’abord globuleux, devient svelte et efflanqué, etc. Cependant la métamorphose se montre dans toute son étendue et peut être plus facilement suivie dans l’appareil locomoteur. Ici nous voudrions pouvoir reproduire tous les détails recueillis par Dugès, et dont la nature de ce travail nous permet de donner seulement une idée générale[10].

Pas plus au dedans qu’au dehors le têtard n’a d’abord le moindre indice de membres. Il se meut comme un poisson, uniquement à l’aide de sa queue[11], organe considérable plus long, plus large que le corps, soutenu par un prolongement de la colonne vertébrale, mû par des muscles puissans, nourri par de larges vaisseaux, animé par de nombreux troncs nerveux. Mais sous la peau, sous les muscles, en avant et en arrière du tronc, naissent de petits moignons suspendus d’abord aux parties voisines par des vaisseaux et des nerfs. Ce sont les pattes qui commencent et montrent d’abord la main et le pied. Ces moignons grandissent : leurs dépendances apparaissent successivement, et par conséquent les os de l’épaule et du bassin. En revanche, à mesure que ces membres se rapprochent du moment où ils pourront entrer en fonction, la queue commence à décroître. Peau, muscles, nerfs, os et vaisseaux s’atrophient et finissent par disparaître. Non qu’ils se flétrissent et tombent, ou soient rejetés par quelque mue comme la peau et les trachées d’une larve d’insecte, mais parce que leur substance même est résorbée par l’organisme, si bien qu’ils cessent d’exister sans avoir un instant cessé de vivre.

Ainsi dans l’ensemble aussi bien que dans chacun de ses appareils, à l’exception des centres nerveux, les grenouilles nous montrent des métamorphoses complètes. Il n’en est pas de même des salamandres. Celles-ci, à l’état de larve, conservent leurs branchies extérieures et n’acquièrent jamais de branchies internes. Pour arriver à la respiration aérienne, elles franchissent en quelque sorte une des transformations imposées aux grenouilles. A l’état parfait, les salamandres prennent aussi quatre pattes, mais elles gardent leur queue. La métamorphose va se simplifiant de plus en plus à mesure qu’on avance vers les rangs inférieurs de ce singulier groupe. Le protée qui n’habite que les lacs souterrains de la Carniole, l’axolotl qu’on trouve seulement dans le lac de Mexico, portent pendant toute leur vie des branchies extérieures tout en acquérant des poumons, et, véritables amphibies, peuvent ainsi respirer indifféremment dans l’air et dans l’eau. Enfin le lépidosiren, ce type des animaux de transition, présente même à l’état adulte, dans ses centres circulatoires, aussi bien que sous tous les autres rapports, un tel mélange des caractères essentiels aux reptiles et aux poissons, que les plus habiles anatomistes vivans, après de nombreuses études, sont encore partagés d’opinion sur son compte, et ne savent au juste à laquelle de ces deux classes revient cet être vraiment paradoxal.

IV. — METAMORPHOSRS DES MYRIAPODES, DES CRUSTACES, DES ANNÉLIDES.

Revenons aux invertébrés. Avec les insectes, le sous-embranchement des annelés articulés comprend les myriapodes ou millepieds (scolopendre, iule, etc.), les arachnides (araignée, scorpion, etc.), et les crustacés (crabe, écrevisse, cloporte, etc.). De ces trois classes, la seconde n’offre aucune trace de métamorphoses; mais ce phénomène, sans être aussi général que chez les insectes, reparaît dans les deux autres, et parfois avec des caractères que nous n’avons pas encore rencontrés.

Parmi les myriapodes à métamorphoses, les iules ont été le plus complètement étudiés, entre autres par De Géer, par MM. Savi, Waga et Gervais. Parvenus à l’état parfait, ces petits animaux sont composés d’une suite d’articulations placées bout à bout comme les grains d’un chapelet, et qui sont presque toutes munies de deux paires de pattes. Le nombre de ces membres varie ainsi de cent quarante environ à deux cents, selon les espèces. Or au sortir de l’œuf le jeune iule est complètement lisse et apode. Bientôt il se partage en un petit nombre de segmens, et il lui pousse trois paires de pattes. Avec l’âge, et à la suite de mues successives, le nombre des segmens et des pattes va toujours en augmentant sans que les autres caractères changent. En outre, en naissant l’iule était aveugle. Les yeux se montrent peu après les premiers organes de locomotion, et se multiplient à mesure que l’animal grandit. On voit qu’ici il n’y a pour ainsi dire pas métamorphose, mais que l’organisme se complète et s’accroît d’abord par l’addition de parties nouvelles, puis par la simple répétition de parties existantes.

La classe des crustacés nous montre des faits presque entièrement pareils. C’est ainsi que dans une petite salicoque d’eau douce, assez semblable à ces chevrettes qui figurent aux étalages de Chevet et de ses confrères, dans la caridine de Desmarets (caridina Desmarestii), M. Joly a vu certaines pattes thoraciques et abdominales, des pièces stomacales et même les branchies, ne se montrer qu’après l’éclosion. En outre, des organes déjà existans, les yeux par exemple, se sont modifiés; d’autres, comme les appendices accessoires de certains pieds, se sont atrophiés. Nous voilà déjà bien près de la métamorphose telle qu’on la comprend ordinairement, et si, quittant la grande division des macroures[12], nous passons à celle des brachiures[13], le phénomène que nous étudions va se caractériser bien mieux encore. Quel est celui de nos lecteurs qui, ayant passé quelques heures au bord de l’Océan, à l’heure du reflux, n’a pas remarqué le ménade (portunus mœnas), le crabe enragé, comme l’appellent nos marins, celui de tous ses congénères qui se hasarde le plus volontiers au grand jour, et qui, peu recherché à cause de la sécheresse et de la pauvreté de sa chair, pullule impunément à côté même des cabanes de pêcheurs! Avant de courir ainsi sur la plage, ce crustacé a nagé en pleine eau sous la forme d’une zoé[14]. Il avait alors la tête et le thorax confondus sous une carapace presque globuleuse, armée de longues pointes dirigées en avant, en arrière et sur les côtés; son abdomen, fort et très allongé, se terminait par une pièce large et profondément bifurquée; sa bouche était très simple; les membres, qui dans l’adulte viennent la compliquer et aider à la mastication, étaient représentés par deux paires de longues doubles rames; les vraies pattes étaient entièrement rudimentaires. Rien chez lui en un mot ne rappelait ce crabe à corps aplati, verdâtre, qui fuit sans trop de hâte devant le promeneur, et semble, dans sa marche oblique et saccadée, lui adresser le geste bien connu des gamins de Paris.

La plupart des autres ordres, et surtout celui des entomostracés, nous fourniraient encore une longue liste d’espèces à métamorphoses plus ou moins complètes. Sans doute il reste encore bien des progrès à faire dans la voie ouverte par MM. Thompson et Ducasse; mais dès à présent on peut admettre, contrairement à la croyance généralement adoptée il y a bien peu d’années encore, que les espèces à formes définies aussitôt après l’éclosion sont probablement en minorité. Entrer dans ces détails serait à la fois inutile et presque impossible sans le secours de nombreuses figures. Partout d’ailleurs nous retrouverions ce que nous avons déjà vu tant de fois : savoir, création de parties nouvelles, destruction, modification ou multiplication de parties déjà existantes. Presque toujours aussi nous verrions la métamorphose avoir pour résultat final le perfectionnement progressif de l’individu.

C’est précisément tout le contraire qui arrive dans deux groupes secondaires très remarquables de cette même classe des crustacés. Ici la métamorphose dégrade au lieu de perfectionner, et en même temps elle imprime à l’organisme des modifications tellement insolites, qu’on est resté bien longtemps sans savoir que faire de ces êtres anormaux. Cuvier est mort regardant encore les balanes et les anatifes comme des mollusques, et les lernées comme des vers intestinaux. C’est à MM. Thompson et Nordmann que nous devons la solution de ce double problème. Le premier découvrit la véritable nature des cirrhipèdes[15], le second celle des siphonostomes[16]. Tous deux arrivèrent au but en étudiant ces animaux au sortir de l’œuf, en les comparant à des larves connues pour appartenir très certainement à des crustacés, en les suivant dans leurs transformations. Les premiers faits qu’ils publièrent rencontrèrent bien des incrédules, mais, confirmés par de nombreux observateurs, ils sont aujourd’hui hors de doute, et personne ne dispute plus à ces deux naturalistes l’honneur d’avoir les premiers révélé toute la puissance de cet étrange mode d’évolution que nous avons appelé le développement récurrent[17].

Faisons comme Darwin, et en réunissant les observations de ce naturaliste à celles de ses émules, essayons de donner une idée des métamorphoses d’une de ces balanes, dont les petits test aigus et dentelés recouvrent, comme une sorte de croûte, les rochers les plus exposés à la furie des vagues. De l’œuf pondu par la mère est sortie une larve presque microscopique dont le corps étroit et partagé en un petit nombre de segmens allongés porte en avant deux antennes libres, et sur les côtés deux autres appendices de même nature enfermés dans des espèces de cornes. Trois paires de pattes, pourvues de poils longs et robustes, servent de rame à l’animal. Une carapace d’une seule pièce recouvre son dos, déborde en avant et sur les côtés, et laisse apercevoir un œil unique placé sur le front. Ainsi pourvue d’organes des sens et de locomotion, la petite balane nage vivement dans le liquide, rappelant entièrement par son ensemble la larve d’un cyclope[18]. Un premier changement s’opère, et alors c’est à une cypris ou à une limnadie adulte qu’elle ressemble[19]. Son corps est en entier caché dans deux valves qui rappellent celles des mollusques acéphales[20]; les pieds se sont multipliés; deux appendices placés en avant, et qui sortent de la coquille, lui permettent de s’attacher aux algues et à tous les corps submergés. C’est en se cramponnant à l’aide de ces singuliers organes que notre petit crustacé se fixe la tête en bas là même où les lames brisent avec le plus de violence, puis perd sa coquille bivalve, et la remplace par des pièces plus nombreuses qui apparaissent comme autant de plaques sur les côtés et le dos de l’animal; mais ce n’est là qu’un état essentiellement transitoire. Bientôt une sorte de rempart calcaire s’élève tout autour de cette espèce de nymphe, et prend la forme d’une pyramide irrégulière, creuse, à orifice dentelé et largement ouvert. C’est au fond de cette cellule que la jeune balane, jusque-là libre et vagabonde, s’attache pour le reste de sa vie. Elle se ploie en deux; la bouche est comme ramenée vers le milieu du corps; les pieds, désormais inutiles comme nageoires, se transforment en cirrhes recourbés et élégamment cilés. Ce sont eux qui, mus par des muscles puissans, sont désormais chargés de pourvoir à la nourriture de notre cénobite. Placés au-dessus de la tête, ils sortent entre les valves entr’ouvertes, se déploient en formant de chaque côté une sorte de double panache, et, se repliant brusquement, ils amènent à portée de la bouche la proie que la balane ne peut plus poursuivre. C’est seulement quand il s’est ainsi emprisonné et déformé, quand il ne peut plus ni voir ni changer de place, que notre cirrhipède acquiert les organes reproducteurs. Voilà donc un animal qui, à l’état de larve et de nymphe, était, sous le rapport des caractères les plus essentiels de l’animalité, supérieur à ce qu’il est, parvenu à l’état adulte. Les progrès du développement l’ont rabaissé dans l’échelle des êtres en subordonnant toutes ses fonctions à une seule, la nutrition de l’individu, qui assure la conservation de l’espèce.

Sacrifier tout le reste à la reproduction, tels sont en effet dans bien des cas la cause et le résultat du développement récurrent. Ce but final apparaît, bien plus nettement encore que chez les cirrhipèdes, dans d’autres crustacés inférieurs, et surtout dans les siphonostomes appelés par les pêcheurs pous de poissons. Ici la déformation dépasse tout ce qu’il eût été possible de prévoir. Au sortir de l’œuf, le jeune lernée est un véritable crustacé. Lui aussi ressemble d’abord à une larve de cyclope : il a des yeux, il nage en toute liberté à l’aide de deux pieds terminés par un large bouquet de soies. Pendant la seconde période de sa vie, il possède en avant trois paires de pieds terminés par des ongles crochus propres également à faciliter sa marche et à lui permettre de se cramponner sur la peau glissante, sur les ouïes des poissons. Il a acquis en outre quatre pattes natatoires placées en arrière, et une queue ou abdomen comparable à celui de tant de crustacés. Jusqu’ici donc la métamorphose a tendu à compléter de plus en plus l’organisme : elle va maintenant démolir son propre ouvrage. Prête à devenir adulte, la femelle grossit énormément; deux de ses appendices antérieurs très développés, courbés en demi-cercle et réunis à leur extrémité, qui se termine en bouton, s’enfoncent dans les tissus de l’animal qu’elle exploite en parasite et la rivent sur place; deux autres, réduits à de simples crochets, fixent la bouche changée en un véritable suçoir; tous les autres appendices disparaissent; le corps se gonfle, se déforme, et n’est bientôt plus qu’une gaîne irrégulière renfermant des œufs et un estomac. En même temps le mâle, un peu moins contrefait, mais resté deux ou trois cents fois plus petit que sa femelle, s’est cramponné sur cette dernière, et semble vivre à ses dépens, comme elle-même vit aux dépens du poisson. Chez l’un et chez l’autre, les organes des sens ont disparu avec ceux du mouvement, et, ramenés à une vie purement végétative, tous deux, bien probablement sans même s’en douter, ne sont plus que des machines à reproduction.

Parmi les groupes qui composent le sous-embranchement des vers, les uns sont franchement ovipares, d’autres présentent à un haut degré les phénomènes de géagenèse qui feront le sujet d’une étude spéciale. A vrai dire, la classe seule des annélides se rattache à l’ordre de faits dont il s’agit ici. Or, dans mes Souvenirs des côtes de Sicile et de la baie de Biscaye[21], j’ai suffisamment décrit les métamorphoses des térébelles d’après les travaux de M. Edwards, celles des hermelles d’après mes propres recherches. Sans revenir sur les détails, je me bornerai donc à rappeler que chez elles l’organisme subit également des changemens profonds, en harmonie avec des genres de vie divers. D’abord animaux voyageurs, ces espèces deviennent plus tard sédentaires, et s’enferment dans des tubes d’où elles ne sauraient sortir. A certains égards, il y a là aussi un retour en arrière, car les facultés de locomotion sont un des attributs les plus caractéristiques de l’animal, et ne sauraient s’amoindrir sans qu’il en résulte une certaine déchéance. Cependant, si à ce point de vue hermelles et térébelles se dégradent par le fait du développement, elles se perfectionnent sous d’autres rapports, et en somme elles gagnent au change. La métamorphose se montre ici sous un jour tout nouveau, tendant d’un côté à abaisser, de l’autre à élever l’individu dans l’échelle des êtres. Nous rencontrerons désormais de nombreux exemples de cette double action; nous verrons par conséquent l’animal à l’état parfait, placé tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de son état de larve, suivant que l’avantage restera à l’une à l’autre de ces deux tendances contraires.


V. — MÉTAMORPHOSES DES MOLLUSQUES GASTÉROPODES ET ACÉPHALES.

La découverte des métamorphoses chez les mollusques est toute moderne, et cette branche de la science nous réserve sans doute encore bien des découvertes. C’est en 1832 que le célèbre anatomiste allemand Carus décrivit pour la première fois les larves de l’anodonte, espèce de moule d’eau douce fort commune dans presque tous les étangs et les canaux de l’Europe[22]. Comme il arrive toujours en pareil cas, ce fait, très inattendu, fut d’abord nié. Ces larves furent déclarées n’être que de simples parasites extraordinairement multipliés dans les branchies des mollusques; on leur donna même un nom, et la haute autorité de Rathke et de Jacobson, les contradicteurs de Carus, fit généralement accepter cette interprétation erronée. A cette époque, fort modeste débutant dans la carrière médicale et n’ayant que trop de loisirs, je faisais de l’histoire naturelle tout en attendant les cliens. Sans rien connaître des problèmes soulevés par les travaux de mes célèbres confrères, je tombai sur le même sujet. Pendant cinq mois, je suivis jour par jour l’œuf des anodontes, depuis le moment de la ponte jusqu’à ce qu’un accident vînt détruire toutes mes couvées; mais j’en avais assez vu, et je crois pouvoir dire que, depuis la publication de mon travail et du rapport que voulut bien lui consacrer M. de Blainville, la métamorphose des mollusques acéphales a été mise hors de discussion[23]. D’autres recherches ont eu lieu plus tard. De l’ensemble de ces travaux, on peut conclure, pour l’embranchement tout entier aussi bien que pour chacune des classes qui le divisent, que la métamorphose se montre partout ici ce que nous l’avons vue ailleurs, et qu’elle est tantôt complète et tantôt incomplète ou nulle.

De tous les groupes secondaires dont la réunion forme l’embranchement des mollusques, le plus complètement étudié sous le rapport du développement est la classe des gastéropodes, composée d’animaux tous plus ou moins voisins de l’escargot et de la limace. Ces deux espèces aériennes sont simplement ovipares, et il paraît en être à peu près de même de toutes celles qui habitent nos eaux douces. Les espèces marines au contraire nous présentent de véritables métamorphoses.

Voyons par exemple ce qui se passe chez un de ces mollusques phlébentérés qui m’ont valu tant de vives attaques. A l’état adulte, ces animaux n’ont point de coquille; leur tête est armée de quatre longues cornes ou tentacules, à la base desquelles se trouve une paire d’yeux; leur dos est chargé de petites baguettes longtemps regardées comme de simples branchies. Ils rampent au fond de l’eau à l’aide d’un plan charnu qu’on appelle le pied. Les couleurs souvent les plus vives décorent ces jolis petits êtres, qu’on dirait faits d’émail et de cristal. Voilà pour l’extérieur. A l’intérieur, on trouve, entre autres, un large estomac d’où partent d’un côté un intestin des plus courts, et d’autre part des troncs plus ou moins nombreux, qui se ramifient et envoient des prolongemens jusqu’au fond des appendices dorsaux. Le foie, ordinairement si volumineux chez les mollusques, est ici réparti en couches minces seulement sur les derniers cœcum de ces ramifications gastro-vasculaires. Eh bien ! au sortir de l’œuf, les larves ont une coquille, et leur pied, encore rudimentaire, est garni en dessous d’une plaque cornée que l’animal abaisse ou élève comme une sorte de pont-levis pour ouvrir ou fermer son habitation. Ainsi inhabile à ramper, il porte pour organe de mouvement une espèce de large collerette double, étendue au-dessus de la bouche; de longs cils vibratiles bordent ce voile, et en font un puissant appareil de natation, que l’animal développe ou replie à son gré en se retirant dans sa coquille. Le corps, pelotonné dans cette dernière et fixé par des muscles robustes, renferme un appareil digestif et un foie très semblable à ceux des mollusques ordinaires. Au bout de quelque temps, les muscles adhérens à la coquille se détachent, l’animal quitte la demeure qui l’abritait depuis sa naissance; le corps s’allonge; le pied, dépouillé de l’opercule désormais inutile, commence à remplir ses fonctions, et par contre l’appareil rotatoire s’atrophie; l’estomac se prolonge en arrière en un cul-de-sac qui gagne peu à peu du terrain et se ramifie progressivement; une paire d’appendices se montre sur le dos, d’autres lui succèdent, et la larve, d’abord semblable à celle de beaucoup d’autres mollusques ordinaires, devient peu à peu un phlébentéré.

L’embryogénie des gastéropodes été l’objet de travaux fort nombreux, et dans la liste des auteurs qui ont contribué à éclaircir cette partie du sujet qui nous occupe, on trouve les noms de quelques-uns de nos contemporains les plus éminens[24] ; il n’en est pas de même de la classe des acéphales, comprenant tous les mollusques à coquille bivalve. Depuis les recherches que j’ai déjà mentionnées, je ne vois guère de publiés sur ce sujet que le mémoire de M. Davaine sur le développement des huîtres[25] et celui que j’ai consacré à l’embryogénie du taret. Jusqu’à ce jour, c’est chez ce dernier que les métamorphoses sont le plus compliquées; elles sont sensiblement plus simples chez les huîtres, plus encore chez les anodontes, et nulles enfin chez quelques autres petits mollusques d’eau douce qui habitent nos étangs et nos lacs. L’huître, comme le taret, est d’abord une larve ciliée, puis elle se revêt d’une coquille et acquiert un appareil rotatoire analogue à celui des gastéropodes, et qu’on retrouve également chez le taret; mais cet organe, bien plus simple chez les huîtres, n’est ni exsertile ni rétractile, à ce qu’assuré M. Davaine, et les cils, constamment agités, sembleraient obéir à une sorte d’impulsion automatique plutôt qu’à la volonté de l’animal. Chez le taret au contraire, l’appareil rotatoire rentre dans la coquille ou en sort au gré de l’animal, qui est en outre muni d’un long pied très mobile, et rampe sur un plan solide aussi bien qu’il nage en pleine eau.

Aucun de ces organes locomoteurs n’existe chez la petite anodonte. En revanche, celle-ci celle-ci possède un appareil très singulier qui lui sert à clore solidement sa coquille pour en interdire l’entrée aux infusoires parasites. Chaque valve, alors de forme triangulaire, porte à son sommet une longue pièce flexible et surmontée de fortes dents disposées en quinconce. Des muscles particuliers ramènent ces deux pièces en dedans, à peu près comme la lame d’un couteau qui se rabat sur son manche, et les dents, engrenées les unes dans les autres, maintiennent l’habitation du petit mollusque fermée comme avec un double cric.

Tarets, huîtres et anodontes, logés, an sortir de l’œuf, entre les branchies ou les replis du manteau de leur père, attendent, ainsi abrités, l’instant de la métamorphose. Ils perdent alors leurs appareils transitoires, et, revêtant les caractères définitifs de l’espèce, tantôt s’élèvent de quelques crans dans l’échelle zoologique, tantôt descendent à un degré- inférieur à celui qu’ils avaient atteint. Le premier cas est celui des anodontes, le second est celui des huîtres, et bien plus encore des tarets. Ceux-ci, à l’état de larve, étaient les plus complets de ces- trois mollusques. Parvenus à l’état adulte, ils sont de beaucoup les plus dégradas. Ainsi, sans sortir de cette classe des acéphales, nous voyons la métamorphose se montrer presque à tous les degrés, et déterminer tantôt un développement ascensionnel qui rappelle ce qui se passe chez les insectes, tantôt un développement récurrent analogue à celui que nous ont montré les cirrhipèdes et les lernées.


VI. — NATURE, CAUSES ET PROCÉDÉS DE LA METAMORPHOSE. — CONCLUSION.

L’idée générale qu’on s’est formée de. la métamorphose a nécessairement varié avec les doctrines philosophiques dominantes. Quelques-uns des faits que nous avons indiqués furent invoqués à l’appui de la croyance aux générations spontanées, et nous reviendrons plus tard sur cette question. Lorsque par une réaction facile à comprendre la doctrine de l’évolution se fut produite et régna presque sans partage, grâce à la supériorité des hommes qui la défendaient, ces mêmes faits et grand nombre d’autres servirent à l’étayer[26]. Pour Réaumur, par exemple, il n’existe aucune véritable production; il n’y a que des développemens. Une plante, un animal, qui nous semblent nouvellement formés, existaient depuis l’origine des choses; ils apparaissent dès que les circonstances leur permettent de s’étendre, de croître jusqu’à la portée de nos sens. Ce qui est vrai de l’être entier l’est aussi de toutes ses parties; par conséquent, les métamorphoses d’un insecte ne sont qu’apparentes. Le papillon qui voltige existe depuis la création du monde avec toutes ses parties, ailes, trompes, pattes, poils et écailles. La chrysalide, la chenille elle-même le renfermaient déjà, et n’étaient, comme l’avait dit Harvey, que de véritables œufs emboîtés l’un dans l’autre: œufs fort étranges, il est vrai, qui ont des membres, une bouche, un appareil digestif destinés à transporter, à défendre, à nourrir le véritable animal; œufs qui mâchent, broient et digèrent les alimens comme la mère prépare ceux qui parviennent au fœtus. Ainsi protégé et nourri par la machine animale qui l’enveloppe, le papillon n’a pas d’enfance extérieure; au moment venu, il rejette ce vêtement organisé qui ne lui est plus nécessaire, qui même lui est devenu incommode, et, débarrassé de tout déguisement, il se montre tel qu’il a toujours été en réalité, mais seulement plus grand[27] . On voit à quelles inextricables difficultés l’évolution conduisait ses partisans, quelque ferme et droite que fût leur intelligence.

Au milieu des erreurs où l’entraînaient des idées préconçues, Réaumur avait néanmoins démêlé et presque bien apprécié un fait d’une haute importance. Pour lui, un papillon, sous sa forme de chenille, est un enfant; c’est embryon qu’il fallait dire. Pour arriver à l’âge adulte, l’enfant n’a plus qu’à croître et à se développer; pour devenir papillon, la chenille a autre chose à faire. Dans les métamorphoses qui conduisent à l’état parfait, tout rappelle ces phénomènes embryogéniques dont il a été question dans une étude précédente[28]. On les constate pendant toute la durée de l’état de larve, car la chenille possède alors plusieurs de ces organes temporaires dont la seule existence trahit un organisme en voie de formation ; on les voit redoubler d’activité aux approches de la première métamorphose et dans les premiers temps qui la suivent. Pour les insectes en général, pour les papillons en particulier, c’est là un vrai moment de crise d’où l’organisme ne sort que refondu pour ainsi dire, et construit sur un plan non pas opposé, mais très différent de celui qui précède. Insister ici sur ce fait serait bien inutile; nous renvoyons le lecteur aux premières pages de cette étude et, mieux encore, aux planches de Hérold et de Newport. En embrassant d’un coup d’œil les changemens subis même par les centres nerveux, en voyant presque d’une heure à l’autre les ganglions se fondre ou se développer, ils ne pourront que se reporter par la pensée aux temps les plus tumultueux de la transformation des embryons de mammifère.

Tant qu’il est à l’état de larve, l’insecte, quel qu’il soit, ne fait guère que croître comme l’enfant, auquel Réaumur le compare; mais, à ce point de vue même, il présente un caractère éminemment embryogénique, savoir la rapidité de cet accroissement. C’est là en effet une loi commune à tous les vivipares, que l’augmentation de volume et de poids, d’abord extrêmement rapide, se ralentisse progressivement à mesure que l’organisme se rapproche du type qu’il doit atteindre. L’embryon humain, déjà bien distinct vers la troisième semaine, est long de 6,75 millimètres et pèse environ 12 centigrammes. En moins de trois semaines, il double de longueur et pèse sept ou huit fois plus. Vers la huitième semaine, c’est-à-dire trente cinq jours environ après l’époque que nous avons prise pour point de départ, il est déjà long de 33 millimètres et pèse 216 centigrammes. Vers le quatrième mois, lorsqu’il est près de mériter le nom de fœtus, sa longueur est de 20 centimètres, son poids de 224 grammes. En quatre mois, il est devenu trente fois plus long et dix-huit cents fois plus pesant. A partir de ce moment, il croît encore d’environ 1 pouce ou près de 3 centimètres tous les quinze jours. Au moment de la naissance, il a atteint un peu plus de 1,2 mètre et pèse environ 3 1/2 kilogrammes[29]. En moins de neuf mois, l’embryon humain est devenu soixante-dix fois plus long et vingt-neuf mille fois plus pesant en nombres ronds. Eh bien ! le développement des insectes nous présente des faits entièrement analogues. En vingt-quatre heures, d’après Rédi, une larve de la mouche des viandes (musca carnaria) devient de cent quarante à deux cents fois plus pesante[30]. Lyonnet, s’appuyant en partie sur l’expérience directe et en partie sur le calcul, a montré que la chenille du saule dont nous avons déjà parlé (cossus ligniperda), prête à se changer en chrysalide, pèse au moins soixante-douze mille fois plus qu’au sortir de l’œuf.

En arrivant à l’état parfait, c’est-à-dire en devenant adultes, les insectes en général non-seulement ne croissent plus, mais encore présentent des dimensions évidemment bien plus petites que celles de la larve. Cette diminution de taille est par exemple très frap pante chez les stratiomes, dont nous avons esquissé l’histoire; mais ce n’est là qu’une exception. Presque toujours les animaux à méta morphoses, après leur dernier changement, font comme l’homme après sa naissance : ils continuent à grandir. Plusieurs d’entre eux, comparables en cela à certains vertébrés ovipares, s’accroissent même pendant toute leur vie, et dès lors il n’est pas surprenant que les différences de volume et de poids entre le jeune et le vieil ani mal soient bien plus fortes chez eux que chez les vivipares. En vingt ans, l’homme quadruple rarement la taille de l’enfant qui vient de naître; en moyenne, il pèse à peine trente-huit fois plus. La larve du taret qui va changer de forme est au moins trois ou quatre mille fois plus volumineuse que celle qui sort de l’œuf, mais elle l’est plusieurs millions de fois moins que sa mère[31] . Un autre fait plus décisif peut-être vient encore confirmer la nature embryonnaire des larves. Nous avons vu dans la première partie de ce travail que toute monstruosité était nécessairement congéniale, et remontait à l’époque où l’organisme est en train de se constituer. Or on a constaté plusieurs fois l’existence de véritables monstruosités chez les insectes adultes. Les exemples d’hermaphrodisme ne sont pas très rares dans les collections. Si dans la majorité des cas les amateurs ont conservé précieusement ces curieux échantillons, au lieu de les livrer au scalpel des anatomistes, il s’est parfois rencontré des hommes animés d’un esprit plus réellement scientifique. C’est ainsi que Rudolphi a pu disséquer un individu qui portait extérieurement la livrée des deux sexes, et constater qu’il était également monstrueux à l’intérieur, retrouvant ainsi chez un papillon nocturne une des anomalies les plus rarement constatées chez les vertébrés.

Chez les insectes comme chez ces derniers, on a d’ailleurs rencontré des individus dont les membres étaient multipliés outre mesure. Plusieurs observateurs ont décrit chez des coléoptères des pattes doubles ou triples, comme Meckel en avait vu chez an canard, et M. Geoffroy chez un mouton.

A la rigueur, on pourrait se demander si les monstruosités précédentes appartiennent bien réellement à cette période de la vie dont il s’agit en ce moment de déterminer la nature. Rien ne s’opposerait en effet à ce qu’on les fît remonter jusqu’au temps du développement dans l’œuf; mais il n’en est pas de même des suivantes. Les antennes n’existent pas chez la larve, et on a vu des coléoptères à antennes multiples. Stannius a décrit une abeille neutre dont les yeux composés, réalisant comme ceux de certains fœtus humains la fable du cyclope, s’étaient soudés en une seule masse sur la ligne médiane et étaient en outre remontés jusque vers le sommet de la tête. Dans ces deux cas, on peut préciser le moment où le travail de l’organisation normale a été troublé. C’est vers l’époque de la dernière mue, alors que la larve se préparait à devenir nymphe, que la cause perturbatrice a agi. C’est encore à cette période du développement que doivent être rattachés des monstres dont la bizarre structure résout d’une manière plus absolue encore la question qui nous occupe. Nous voulons parler de ces insectes qui, à l’état parfait, présentent quelques-uns des caractères de la larve. Tels sont les bombyx du mûrier (bombyx mori) mentionnés par Majoli, dont le thorax et l’abdomen ressemblaient à ceux d’un ver à soie, et surtout cette noctuelle minutieusement décrite par O.-F. Müller, dont le corps tout entier était d’un papillon, mais qui avait conservé sa tête de chenille. Ici il est bien évident que l’arrêt de développement, cause immédiate de la monstruosité, s’est prononcé au moment même où l’animal passait de l’état de larve à un état supérieur.

Ainsi, pour nous, la larve, la nymphe et l’animal parfait ne sont qu’un même être, au même titre que l’embryon, le fœtus et le jeune des mammifères. Pour Réaumur, la larve et l’insecte sont deux êtres distincts, dont le premier renferme et nourrit le second à peu près comme la mère porte son fruit. A l’appui de sa théorie, l’illustre observateur invoquait le résultat des dissections de Swammerdam et les siennes propres. Ouvrez, disait-il, la peau d’une chenille deux ou trois jours avant sa transformation en chrysalide, et vous distinguerez les antennes, les ailes, la trompe du papillon; coupez à cette même chenille une de ses pattes écailleuses, et le papillon sera mutilé. Ces faits sont vrais, nous l’avons déjà dit; mais là où Réaumur voyait des témoignages en faveur de l’évolution, nous trouvons, nous, la preuve de ce développement par épigénèse que nous avons rencontré partout chez les mammifères. Réaumur, obligé de reconnaître que, dans les chenilles moins avancées, on ne voit rien qui rappelle les organes caractéristiques du papillon, s’en prenait à la faiblesse de ses sens, à l’impuissance de ses instrumens. Grâce aux moyens d’observation perfectionnés dont nous disposons aujourd’hui, nous pouvons affirmer que dans la jeune chenille il n’existe ni ailes, ni antennes, ni trompes; mais en même temps les observations de nos devanciers nous apprennent que ces organes n’apparaissent pas tout à coup, que les changemens les plus brusques sont préparés de longue main, et que, chez les insectes comme chez tous les autres animaux à métamorphoses dont nous avons parlé, ce phénomène est graduel et progressif. Seulement ce qui se passe au grand jour chez les mollusques et les vers, comme chez les batraciens et les crustacés, se fait chez les insectes derrière un voile qui se déchire et tombe quand tout «st terminé. Encore dans cette dernière classe les hémiptères, les orthoptères nous montrent-ils dans leurs métamorphoses cette continuité manifeste que nous trouvons partout ailleurs.

Les phénomènes qui se rattachent immédiatement à la nature intime des êtres sont placés trop au-delà du savoir humain pour que nous hasardions même une hypothèse sur la cause première des métamorphoses; mais, sans sortir des bornes d’une juste réserve, nous pouvons au moins, dans certains cas, soupçonner quelle en est la cause immédiate. Dès le début de ce travail, nous avons comparé le vitellus volumineux des ovipares proprement dits au très petit vitellus des vivipares; nous avons vu comment le premier fournit successivement à la formation, puis à l’accroissement de l’embryon, comment le second ne peut satisfaire qu’à l’un de ces actes. Par suite, avons-nous dit, l’oiseau et le lézard peuvent acquérir dans l’œuf isolé leur organisation complète; les mammifères au contraire sont obligés, pour arriver au même degré de développement, de séjourner dans le sein de leur mère, qui les nourrit par l’intermédiaire de véritables organes temporaires. Or, que pour une raison qui nous échappera sans doute toujours, un œuf à petit vitellus soit destiné à être expulsé, la nécessité d’un mode d’existence intermédiaire entre l’état premier de l’embryon à peine formé et l’état définitif de l’animal n’en existera pas moins, et il s’agira d’y pourvoir. C’est là un de ces problèmes que la nature semble à chaque instant se poser pour le plaisir de les résoudre, et la solution de celui-ci se trouve dans la métamorphose. Toujours, même chez les espèces à développement récurrent, l’embryon qui sort de l’œuf présente une organisation relativement plus simple-, par suite, ses besoins sont moins nombreux, et il peut y suffire. Peu à peu il se complète, et sa sphère d’activité s’étend ; il réalise enfin son type spécifique, quand il a reçu du monde extérieur des matériaux suffisans. La larve n’est donc qu’un embryon à vie indépendante, qui se nourrit lui-même au lieu d’être alimenté par sa mère, et qui subit au dehors, sous nos yeux, des changemens, des transformations analogues à ceux qui, chez les vivipares, s’accomplissent dans les profondeurs de l’organisme maternel.

En assignant pour cause prochaine au phénomène que nous étudions l’insuffisance des matériaux organisables du vitellus, nous pouvons expliquer, ou, si l’on veut, coordonner bien des faits que l’on ne saurait sans cela rattacher à aucun ensemble. Plus cette insuffisance sera grande, plus l’embryon formé aux dépens du vitellus devra montrer d’imperfection, plus il sera en arrière du type et aura d’étapes à fournir pour s’en rapprocher et l’atteindre. L’observation justifie cette conclusion. Comparés aux œufs de certains mollusques, les œufs d’insecte sont énormes. L’œuf du cossus ligniperda est environ trente mille fois plus volumineux que l’œuf du taret. Aussi la petite chenille qui en sort est-elle déjà un animal fort compliqué, en d’autres termes un embryon fort avancé. Le taret au contraire est d’abord aussi simple que possible. Son corps n’est pour ainsi dire qu’une pulpe homogène où se distingue vaguement un tube digestif. La première aura sans doute à fabriquer quelques organes, mais surtout à agrandir et à modifier ceux dont elle est déjà en possession; le second doit tout acquérir.

Nous venons d’indiquer la nature et au moins une des principales causes de la métamorphose et de ses modifications[32]. Est-il besoin d’insister sur les procédés? Qui ne voit que ces phénomènes, si étranges au premier abord, ne sont tous que des transformations, identiques au point de vue général avec celles des vivipares et s’accomplissant par un mécanisme absolument semblable? Epigenèse au début, puis évolution simple ou complexe, voilà ce que nous montre chacun des organes qui viennent s’ajouter à ceux de la larve pour constituer l’insecte, le crustacé, le reptile complet. La formation est évidente; la modification, le développement progressif se passent sous nos yeux quand nous observons ces branchies intérieures et extérieures qui se succèdent et précèdent le poumon chez la grenouille, ces baguettes dorsales qui apparaissent chez le mollusque phlébentéré, ces ailes qui poussent au thorax des insectes, ces anneaux qui viennent s’ajouter chez les myriapodes aux anneaux existant déjà. Voyez disparaître peu à peu chez un têtard les branchies ou la queue, chez un taret l’appareil rotatoire, et sans être naturaliste vous direz : « Voilà des organes qui s’atrophient. » Comparez l’abdomen du jeune crabe à celui de l’animal adulte, l’appareil reproducteur d’une abeille neutre à celui d’une reine-mère, et vous trouverez de vous-même l’expression d’arrêt de développement. Regardez chez les lernées ces pattes d’abord chargées d’agir comme des rames, et qui, changées en une espèce d’ancre, s’enfoncent profondément et fixent l’animal à demeure, et vous admirerez comment la nature approprie un organe déjà existant à un usage tout nouveau. Ainsi dans la métamorphose proprement dite vous retrouverez en tout la transformation.

Pas plus ici que chez les mammifères ces phénomènes divers ne peuvent s’accomplir sans qu’il y ait au sein de l’organisme apport et départ de matière. Dans l’immense majorité des cas, rien de brusque n’accuse ces mouvemens, et tout se passe dans l’intimité même des tissus. Les branchies du têtard ne tombent pas pour faire place au poumon, la queue ne se détache pas quand les jambes sont prêtes; non, à mesure que l’un pousse et végète avec ses os, ses muscles, ses nerfs, ses vaisseaux, l’autre décroît de son côté dans toutes ses parties et sur tous les points à la fois. Il est littéralement résorbé molécule à molécule. Sans doute les insectes, les crustacés semblent se conduire autrement. A chaque mue, à chaque métamorphose, la vieille peau, la vieille carapace sont mises de côté comme des vêtemens inutiles; mais c’est qu’inflexibles par la nature calcaire ou cornée de leurs tissus et à demi inorganiques, elles ne sauraient se prêter à l’accroissement. Pénétrez à l’intérieur de ces mêmes espèces, suivez, avec les Swammerdam, les Réaumur, les Hérold, les Newport, les changemens bien autrement importans qui se passent dans les appareils centraux, et vous verrez reparaître le phénomène de la résorption moléculaire. Voici un exemple frappant à ajouter à ceux que nous avons signalés. Avant de se changer en chrysalide, la larve a pour ainsi dire emmagasiné les matériaux nécessaires à ses transformations. Un tissu graisseux des plus abondons entoure tous ses organes. Regardez-y chez l’insecte parfait, et vous en trouverez à peine quelques traces. La presque totalité a été mise en œuvre et employée dans le remaniement général des organes, et comme la matière ne saurait subir l’action de la vie sans s’user pour ainsi dire et se renouveler, vous trouverez l’intestin, vide au début de la métamorphose, rempli, quand la crise est passée, d’une matière excrémentielle qui se forme seulement alors[33].

On le voit, l’étude de la métamorphose autant que celle de la transformation nous ramène comme de force à notre point de départ. On ne peut pas plus comprendre l’une que l’autre sans admettre l’existence d’une force inhérente aux organismes vivans, partout présente et partout active, maîtrisant les matériaux empruntés au dehors, les disposant d’après un plan tracé d’avance, les rejetant quand ils sont hors d’usage. Comme cause première, comme procédé général de tous les phénomènes dont nous avons esquissé le tableau, nous retrouvons donc la vie et le tourbillon vital.


A. DE QUATREFAGES.

  1. Voyez la livraison du 1er avril dernier.
  2. Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, t. 1, 1734. Cet ouvrage, en six gros volumes in-4o, accompagnés d’un nombre immense de planches, est un véritable monument resté jusqu’à ce jour sans égal dans son genre.
  3. Entwickelungsgeschichte der Schmetterlinge, 1815. Dans ce beau travail, qui peut encore aujourd’hui servir de modèle, l’auteur a pris pour exemple spécial la piéride, dont nous avons parlé jusqu’ici.
  4. Pour cette courte revue des transformations que subissent les centres nerveux, nous avons choisi l’ouvrage d’Hérold, parce que les recherches de cet auteur portent sur l’ensemble du développement d’une espèce dont nous pouvions compléter l’histoire, grâce aux travaux de Rêaumur; mais les personnes curieuses d’approfondir l’étude du système nerveux des insectes devront consulter avant tout les mémoires consacrés à ce sujet par Newport, naturaliste anglais, prématurément enlevé à la science. Son travail sur le système nerveux du sphinx, du troène (sphinx ligustri) est un vrai chef-d’œuvre d’investigation intelligente, de démonstration précise, de déductions vraiment scientifiques. Il a suivi non-seulement jour par jour, mais heure par heure, dans certains cas, les modifications de cet appareil dans l’espèce qui faisait le but principal de ses études, et dans le papillon de l’ortie (p. urticœ). Il montre, par exemple, qu’il suffit d’une heure pour amener dans la forme du cerveau, dans le volume et la disposition des nerfs optiques, des changemens très appréciables. (On the nervous system of the sphinx ligustri. — Philosophical Transactions, 1832. )
  5. On the respiration of insects. — Philosophical transactions, 1836.
  6. Les métamorphoses ne s’accomplissent pas toujours de la même manière dans les divers ordres dont il va être question. Ce phénomène présente souvent d’un groupe secondaire à l’autre de grandes différences, et des exceptions dans un même groupe de borner mes exemples j’ai choisi des espèces dont les transformations peuvent, autant que possible, servir de type, ou bien qui présentent des faits dont j’aurai plus tard à faire l’application; ainsi, au moins dans les détails, ce qui va suivre n’a rien d’absolu.
  7. Dictionnaire universel d’histoire naturelle, article ichneumoniens.
  8. Aristote le premier a parlé des éphémères dans un passage célèbre où la vérité se mêle aux idées fausses qui avaient cours de son temps, et que nos lecteurs liront peut-être avec intérêt. « Près du fleuve Hypanis, qui se jette dans le Bosphore, dit l’auteur du Traité des animaux, on voit pendant le solstice des follicules plus grands qu’un grain de raisin, qui, en se rompant, donnent naissance à un animal muni de quatre ailes et de quatre pattes. Ces êtres vivent et volent jusqu’au soir, s’affaiblissent lorsque le soleil incline vers l’occident, et meurent quand il se couche, leur vie n’ayant duré qu’un jour; de là on les nomme éphémères (littéralement qui dure un jour). » Pline, Ælien, n’ont fait que répéter Aristote. Au moyen âge, Scaliger fit connaître ce fait, qu’on trouvait des éphémères en France sur les bords de la Garonne, où leur abondance à certaines époques leur avait valu le nom de manne des poissons. Clusius les découvrit ensuite en Hollande, et décrivit leur larve. Plus tard, Swammerdam, Réaumur, etc., de nos jours MM. Kirby, Siebold, Léon Dufour, Burmeister, Pictet, etc., les ont étudiées avec un soin extrême, et on peut dire que l’histoire de ces insectes est aujourd’hui une des mieux connues.
  9. Le criquet voyageur (acridium migratorium) n’est autre chose que cette espèce de sauterelle dont les colonnes serrées ravagent des contrées entières et engendrent parfois la peste ou le typhus par putréfaction de leurs corps, après avoir fait naître la famine par leur voracité. Bien que les ailes de ce grand orthoptère mesurent jusqu’à dix centimètres d’envergure, elles ne sauraient lui permettre seules d’accomplir de longs voyages. Le vol de l’insecte isolé est lourd et peu soutenu. C’est principalement l’action du vent qui transporte ces nuées vivantes à des distances souvent considérables, et les entraîne quelquefois jusqu’en pleine mer.
  10. Recherches sur l’astrologie et la myologie des Batraciens à leurs différens âges, 1834. Ce mémoire, œuvre d’un homme éminent enlevé par une mort prématurée, a remporté le grand prix de physiologie proposé par l’Académie des sciences.
  11. Les nageoires des poissons leur servent bien plus à régler, à diriger la natation qu’à la produire. Tout au plus leur donnent-ils ce dernier emploi lorsqu’il s’agit de mouvemens très lents, ou quand ils veulent rester stationnaires. Dès qu’ils veulent se mouvoir un peu rapidement, c’est la queue qui entre en jeu. Il suffit, pour se convaincre de ce fait, d’observer pendant quelques instans le manège des poissons rouges enfermés dans un bocal.
  12. Littéralement crustacés à grande queue. A cette division appartiennent les écrevisses, les homards, les langoustes, tous ces crustacés dont l’abdomen, vulgairement appelé la queue, est charnu, très développé, et sert à la natation.
  13. Littéralement crustacés à queue courte. Tous les crabes appartiennent à ce groupe, caractérisé par un abdomen peu développé que l’animal porte recourbé en dessous et appliqué contre le thorax, généralement regardé comme le corps des crustacés.
  14. Avant que Thompson eût fait connaître les métamorphoses si curieuses de certains crustacés, leurs larves, regardées comme autant d’espèces adultes distinctes, avaient été nommées et classées. On avait rangé en général dans le genre zoé celles des brachiures et quelques autres qui ont dû disparaître des cadres zoologiques par suite de la découverte du savant anglais et de ses successeurs.
  15. Zoological Researches and illustrations, or natural history of non descript or imperfectly known animals, 1831.
  16. Mikrographische Beitrage sur Naturgeschichte der Wirbellosen Thiere, 1832.
  17. Parmi les naturalistes qui ont le plus contribué à éclairer l’histoire du développement des cirrhipèdes, je citerai MM. Bate, Burmeister, Goodsir, et surtout M. Darwin, qui a publié sur le groupe entier un ouvrage des plus complets (A Monography of the subclass Cirripedia, 1854. Publications de la société de Ray). Quant aux siphonostomes, je citerai surtout le mémoire dans lequel M. van Bénéden a résumé les travaux de ses prédécesseurs, en y joignant le résultat de ses nombreuses et persévérantes recherches (Annales des sciences naturelles, 1831).
  18. Les cyclopes sont de petits crustacés inférieurs, fort communs dans certaines eaux douces, et qui eux aussi subissent des métamorphoses depuis longtemps connues.
  19. Les cypris et les limnadies sont aussi de petits crustacés d’eau douce.
  20. Les huîtres, les peignes, les moules, en un mot tous les mollusques dont la coquille est formée de deux pièces réunies par une charnière, appartiennent à ce groupe, dont il sera question plus loin.
  21. Revue des Deux Mondes, livraisons du 1er janvier 1847 et du 15 janvier 1850.
  22. Le mémoire de Carus parut dans les Nova Acta naturœ curiosorum.
  23. Ce rapport fut lu à l’Académie des sciences en 1835, au nom d’une commission composée de MM. Geoffroy Saint-Hilaire, F. Cuvier et de Blainville. Peut-être le lecteur trouvera-t-il que j’insiste outre mesure sur des détails tout personnels, mais il comprendra et excusera, j’espère, le sentiment qui me fait rappeler avec complaisance la date de mon premier parchemin scientifique.
  24. Les premières recherches sur le développement des gastéropodes datent de 1815, et sont dues à un naturaliste allemand, M. Stiebel. Parmi les naturalistes qui à diverses époques se sont occupés de la même question, je citerai MM. Allmann, Carus, Dumortier, Frey, Grant, Jaquemin, Laurent, Lœven, Nordmann, Pouchet, Prévost, Rathke, Heid, Saars, de Siebold, van Bénéden, Vogt, Windismann, etc. Les premiers travaux de ces naturalistes ayant porté sur les espèces aériennes ou d’eau douce, il en résulta que la découverte des métamorphoses dans cette classe fut fort retardée. Le naturaliste anglais Grant, dès 1827, reconnut l’existence et les usages des appareils rotatoires; mais ce n’est qu’en 1837 que M. Saars, pasteur à Berghem, fit connaître le fait capital de l’existence d’une coquille dans les embryons des mollusques nus.
  25. Le mémoire de M. Davaine, intitulé Recherches sur la reproduction des huîtres, a mérité cette année même le prix de physiologie expérimentale décerné par l’Académie des sciences.
  26. Voyez, sur les doctrines des évolutionistes, la Revue du 15 mars 1850.
  27. Mémoires pour servir à l’histoire des insectes. Ces idées sont surtout très nettement formulées dans le huitième mémoire du t. Ier ; je n’ai pour ainsi dire fait que transcrire les propres expressions de l’auteur.
  28. Voyez la Revue du 1er avril 1855.
  29. Pour ces dimensions de l’embryon humain à divers âges, j’ai suivi les chiffres donnés par le docteur Olivier et Chaussier, qui avait établi les siens sur une moyenne obtenue par l’examen de quinze mille sujets (Dict. de médecine).
  30. Introduction à l’entomologie, par Th. Lacordaire.
  31. Ce fait d’une croissance indéfinie et qui dure autant que la vie ne se rencontre dans les divers groupes principaux que chez les espèces inférieures. Ainsi, parmi les vertébrés, certains reptiles et poissons présentent seuls cette particularité. Chez eux, même l’accroissement se ralentit considérablement, quand la durée de la vie est très longue, comme on a pu l’observer bien des fois chez les carpes. J’ai eu l’occasion de voir un de ces poissons qui s’était, disait-on, transmis depuis plus de cent ans dans une famille de pêcheurs. Il était à peine plus long qu’une belle carpe ordinaire, mais seulement beaucoup plus épais.
  32. Je n’entends pas poser ici une règle absolue, ni rattacher le plus ou moins de complication des métamorphoses uniquement au plus ou moins de volume du vitellus. J’ai seulement voulu indiquer une cause dont je ne crois pas qu’on ait encore suffisamment tenu compte, mais à laquelle viennent sans doute s’en ajouter bien d’autres. Le temps de l’incubation, par exemple, doit encore être regardé comme un élément important de la question et exercer une influence réelle. L’œuf des hermelles et des tarets se transforme en douze heures, de toutes pièces, en un animal évidemment doué de spontanéité. Là est sans doute aussi une des principales causes de l’extrême simplicité de la larve.
  33. Chez certains papillons, cette matière est colorée en rouge. L’insecte s’en débarrasse au sortir du cocon, et les taches qu’elle forme sur les murs, les pierres ou les branches sont quelquefois assez nombreuses pour avoir fait croire à des pluies de sang.