Physiologie du Mariage/15

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Physiologie du Mariage
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux16 (p. 468-474).

MÉDITATION XV.

DE LA DOUANE.

— Eh ! non, madame, non…

— Car, monsieur, il y aurait là quelque chose de si inconvenant…

— Croyez-vous donc, madame, que nous voulions prescrire de visiter, comme aux barrières, les personnes qui franchissent le seuil de vos appartements ou qui en sortent furtivement, afin de voir s’ils ne vous apportent pas quelque bijou de contrebande ? Eh ! mais il n’y aurait là rien de décent ; et nos procédés, madame, n’auront rien d’odieux, partant rien de fiscal : rassurez-vous.

— Monsieur, la douane conjugale est de tous les expédients de cette Seconde Partie celui qui peut-être réclame de vous le plus de tact, de finesse, et le plus de connaissances acquises a priori, c’est-à-dire avant le mariage. Pour pouvoir exercer, un mari doit avoir fait une étude profonde du livre de Lavater et s’être pénétré de tous ses principes ; avoir habitué son œil et son entendement à juger, à saisir, avec une étonnante promptitude, les plus légers indices physiques par lesquels l’homme trahit sa pensée.

La Physiognomonie de Lavater a créé une véritable science. Elle a pris place enfin parmi les connaissances humaines. Si, d’abord, quelques doutes, quelques plaisanteries accueillirent l’apparition de ce livre ; depuis, le célèbre docteur Gall est venu, par sa belle théorie du crâne, compléter le système du Suisse, et donner de la solidité à ses fines et lumineuses observations. Les gens d’esprit, les diplomates, les femmes, tous ceux qui sont les rares et fervents disciples de ces deux hommes célèbres, ont souvent eu l’occasion de remarquer bien d’autres signes évidents auxquels on reconnaît la pensée humaine. Les habitudes du corps, l’écriture, le son de la voix, les manières ont plus d’une fois éclairé la femme qui aime, le diplomate qui trompe, l’administrateur habile ou le souverain obligés de démêler d’un coup d’œil l’amour, la trahison ou le mérite inconnus. L’homme dont l’âme agit avec force est comme un pauvre ver-luisant qui, à son insu, laisse échapper la lumière par tous ses pores. Il se meut dans une sphère brillante où chaque effort amène un ébranlement dans la lueur et dessine ses mouvements par de longues traces de feu.


Voilà donc tous les éléments des connaissances que vous devez posséder, car la douane conjugale consiste uniquement dans un examen rapide, mais approfondi, de l’état moral et physique de tous les êtres qui entrent et sortent de chez vous, lorsqu’ils ont vu ou vont voir votre femme. Un mari ressemble alors à une araignée qui, au centre de sa toile imperceptible, reçoit une secousse de la moindre mouche étourdie, et, de loin, écoute, juge, voit ou la proie ou l’ennemi.

Ainsi, vous vous procurerez les moyens d’examiner le célibataire qui sonne à votre porte, dans deux situations bien distinctes : quand il va entrer, quand il est entré.

Au moment d’entrer, combien de choses ne dit-il pas sans seulement desserrer les dents !…

Soit que d’un léger coup de main, ou en plongeant ses doigts à plusieurs reprises dans ses cheveux, il en abaisse et en rehausse le toupet caractéristique ;

Soit qu’il fredonne un air italien ou français, joyeux ou triste, d’une voix de ténor, de contr’alto, de soprano, ou de baryton ;

Soit qu’il s’assure si le bout de sa cravate significative est toujours placé avec grâce ;

Soit qu’il aplatisse le jabot bien plissé ou en désordre d’une chemise de jour ou de nuit ;

Soit qu’il cherche à savoir par un geste interrogateur et furtif si sa perruque blonde ou brune, frisée ou plate, est toujours à sa place naturelle ;

Soit qu’il examine si ses ongles sont propres ou bien coupés ;

Soit que d’une main blanche ou peu soignée, bien ou mal gantée, il refrise ou sa moustache ou ses favoris, ou soit qu’il les passe et repasse entre les dents d’un petit peigne d’écaille ;

Soit que, par des mouvements doux et répétés, il cherche à placer son menton dans le centre exact de sa cravate ;

Soit qu’il se dandine d’un pied sur l’autre, les mains dans ses poches ;

Soit qu’il tourmente sa botte, en la regardant, comme s’il se disait : « Eh ! mais, voilà un pied qui n’est certes pas mal tourné !… »

Soit qu’il arrive à pied ou en voiture, qu’il efface ou non la légère empreinte de boue qui salit sa chaussure ;

Soit même qu’il reste immobile, impassible comme un Hollandais qui fume ;

Soit que, les yeux attachés à cette porte, il ressemble à une âme sortant du purgatoire et attendant saint Pierre et ses clefs ;

Soit qu’il hésite à tirer le cordon de la sonnette ; et soit qu’il le saisisse négligemment, précipitamment, familièrement ou comme un homme sûr de son fait ;

Soit qu’il ait sonné timidement, faisant retentir un tintement perdu dans le silence des appartements comme un premier coup de matines en hiver dans un couvent de Minimes ; ou soit qu’après avoir sonné avec vivacité, il sonne encore, impatienté de ne pas entendre les pas d’un laquais ;

Soit qu’il donne à son haleine un parfum délicat en mangeant une pastille de cachundé ;

Soit qu’il prenne d’un air empesé une prise de tabac, en en chassant soigneusement les grains qui pourraient altérer la blancheur de son linge ;

Soit qu’il regarde autour de lui, en ayant l’air d’estimer la lampe de l’escalier, le tapis, la rampe, comme s’il était marchand de meubles, ou entrepreneur de bâtiments ;

Soit enfin que ce célibataire soit jeune ou âgé, ait froid ou chaud, arrive lentement, tristement ou joyeusement, etc.

Vous sentez qu’il y a là, sur la marche de votre escalier, une masse étonnante d’observations.

Les légers coups de pinceau que nous avons essayé de donner à cette figure vous montrent, en elle, un véritable kaléidoscope moral avec ses millions de désinences. Et nous n’avons même pas voulu faire arriver de femme sur ce seuil révélateur ; car nos remarques, déjà considérables, seraient devenues innombrables et légères comme les grains de sable de la mer.

En effet, devant cette porte fermée, un homme se croit entièrement seul ; et, pour peu qu’il attende, il y commence un monologue muet, un soliloque indéfinissable, où tout, jusqu’à son pas, dévoile ses espérances, ses désirs, ses intentions, ses secrets, ses qualités, ses défauts, ses vertus, etc. ; enfin, un homme est, sur un palier, comme une jeune fille de quinze ans dans un confessionnal, la veille de sa première communion.

En voulez-vous la preuve ?… Examinez le changement subit opéré sur cette figure et dans les manières de ce célibataire aussitôt que de dehors il arrive au dedans. Le machiniste de l’Opéra, la température, les nuages ou le soleil, ne changent pas plus vite l’aspect d’un théâtre, de l’atmosphère et du ciel.

À la première dalle de votre antichambre, de toutes les myriades d’idées que ce célibataire vous a trahies avec tant d’innocence sur l’escalier, il ne reste pas même un regard auquel on puisse rattacher une observation. La grimace sociale de convention a tout enveloppé d’un voile épais ; mais un mari habile a dû déjà deviner, d’un seul coup d’œil, l’objet de la visite, et lire dans l’âme de l’arrivant comme dans un livre.

La manière dont on aborde votre femme, dont on lui parle, dont on la regarde, dont on la salue, dont on la quitte… il y a là des volumes d’observations plus minutieuses les unes que les autres.

Le timbre de la voix, le maintien, la gêne, un sourire, le silence même, la tristesse, les prévenances à votre égard, tout est indice, et tout doit être étudié d’un regard, sans effort. Vous devez cacher la découverte la plus désagréable sous l’aisance et le langage abondant d’un homme de salon. Dans l’impuissance où nous nous trouvons d’énumérer les immenses détails du sujet, nous nous en remettons entièrement à la sagacité du lecteur, qui doit apercevoir l’étendue de cette science ; elle commence à l’analyse des regards et finit à la perception des mouvements que le dépit imprime à un orteil caché sous le satin d’un soulier ou sous le cuir d’une botte.

Mais la sortie !… car il faut prévoir le cas où vous aurez manqué votre rigoureux examen au seuil de la porte, et la sortie devient alors d’un intérêt capital, d’autant plus que cette nouvelle étude du célibataire doit se faire avec les mêmes éléments, mais en sens inverse de la première.

Il existe cependant, dans la sortie, une situation toute particulière, c’est le moment où l’ennemi a franchi tous les retranchements dans lesquels il pouvait être observé, et qu’il arrive à la rue !… Là, un homme d’esprit doit deviner toute une visite en voyant un homme sous une porte cochère. Les indices sont bien plus rares, mais aussi quelle clarté ! C’est le dénouement, et l’homme en trahit sur-le-champ la gravité par l’expression la plus simple du bonheur, de la peine ou de la joie.

Les révélations sont alors faciles à recueillir : c’est un regard jeté ou sur la maison, ou sur les fenêtres de l’appartement ; c’est une démarche lente ou oisive ; le frottement des mains du sot, ou la course sautillante du fat, ou la station involontaire de l’homme profondément ému : enfin, vous aviez sur le palier les questions aussi nettement posées que si une académie de province proposait cent écus pour un discours ; à la sortie, les solutions sont claires et précises. Notre tâche serait au-dessus des forces humaines s’il fallait dénombrer les différentes manières dont les hommes trahissent leurs sensations : là, tout est tact et sentiment.

Si vous appliquez ces principes d’observation aux étrangers, à plus forte raison soumettrez-vous votre femme aux mêmes formalités.

Un homme marié doit avoir fait une étude profonde du visage de sa femme. Cette étude est facile, elle est même involontaire et de tous les moments. Pour lui, cette belle physionomie de la femme ne doit plus avoir de mystères. Il sait comment les sensations s’y peignent, et sous quelle expression elles se dérobent au feu du regard.

Le plus léger mouvement de lèvres, la plus imperceptible contraction des narines, les dégradations insensibles de l’œil, l’altération de la voix, et ces nuages indéfinissables qui enveloppent les traits, ou ces flammes qui les illuminent, tout est langage pour vous.

Cette femme est là : tous la regardent, et nul ne peut comprendre sa pensée. Mais, pour vous, la prunelle est plus ou moins colorée, étendue, ou resserrée ; la paupière a vacillé, le sourcil a remué ; un pli, effacé aussi rapidement qu’un sillon sur la mer, a paru sur le front ; la lèvre a été rentrée, elle a légèrement fléchi ou s’est animée… pour vous, la femme a parlé.

Si, dans ces moments difficiles où une femme dissimule en présence de son mari, vous avez l’âme du Sphinx pour la deviner, vous sentez bien que les principes de la douane deviennent un jeu d’enfant à son égard.

En arrivant chez elle ou en sortant, lorsqu’elle se croit seule, enfin votre femme a toute l’imprudence d’une corneille, et se dirait tout haut, à elle-même, son secret : aussi, par le changement subit de ses traits au moment où elle vous voit, contraction qui, malgré la rapidité de son jeu, ne s’opère pas assez vite pour ne pas laisser voir l’expression qu’avait le visage en votre absence, vous devez lire dans son âme comme dans un livre de plain-chant. Enfin votre femme se trouvera souvent sur le seuil aux monologues, et là, un mari peut à chaque instant vérifier les sentiments de sa femme.

Est-il un homme assez insouciant des mystères de l’amour pour n’avoir pas, maintes fois, admiré le pas léger, menu, coquet d’une femme qui vole à un rendez-vous ? Elle se glisse à travers la foule comme un serpent sous l’herbe. Les modes, les étoffes et les piéges éblouissants tendus par les lingères déploient vainement pour elle leurs séductions ; elle va, elle va, semblable au fidèle animal qui cherche la trace invisible de son maître, sourde à tous les compliments, aveugle à tous les regards, insensible même aux légers froissements inséparables de la circulation humaine dans Paris. Oh ! comme elle sent le prix d’une minute ! Sa démarche, sa toilette, son visage commettent mille indiscrétions. Mais, ô quel ravissant tableau pour le flâneur, et quelle page sinistre pour un mari, que la physionomie de cette femme quand elle revient de ce logis secret sans cesse habité par son âme !… Son bonheur est signé jusque dans l’indescriptible imperfection de sa coiffure dont le gracieux édifice et les tresses ondoyantes n’ont pas su prendre, sous le peigne cassé du célibataire, cette teinte luisante, ce tour élégant et arrêté que leur imprime la main sûre de la camériste. Et quel adorable laissez-aller dans la démarche ! comment rendre ce sentiment qui répand de si riches couleurs sur son teint, qui ôte à ses yeux toute leur assurance et qui tient à la mélancolie et à la gaieté, à la pudeur et à l’orgueil par tant de liens !

Ces indices, volés à la Méditation des derniers symptômes, et qui appartiennent à une situation dans laquelle une femme essaie de tout dissimuler, vous permettent de deviner, par analogie, l’opulente moisson d’observations qu’il vous est réservé de recueillir quand votre femme arrive chez elle, et que, le grand crime n’étant pas encore commis, elle livre innocemment le secret de ses pensées. Quant à nous, nous n’avons jamais vu de palier sans avoir envie d’y clouer une rose des vents et une girouette.

Les moyens à employer pour parvenir à se faire dans sa maison une sorte d’observatoire dépendant entièrement des lieux et des circonstances, nous nous en rapportons à l’adresse des jaloux pour exécuter les prescriptions de cette Méditation.