Physiologie du ridicule/16

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(p. 134-139).


XVI

DU PÊCHEUR

Messieurs les goguenards, en dites-vous assez sur cet homme au front calme, au teint hâlé, à l’attitude silencieuse, qui voit s’écouler les heures comme les flots de la rivière, doucement, le cœur plein d’espérance, bercé par le bruit du courant, enivré par le parfum des fleurs qui naissent sur la berge.

Ce pêcheur innocent, qui souvent même n’a pas à se reprocher la mort d’un goujon, vous semble un objet de pitié ; vous vous moquez de sa patience, de son immobilité ridicule, ou de ses mouvements monotones ; vous riez surtout de la triste figure qu’il fait lorsque, retirant tout à coup sa ligne d’un air de triomphe, il n’y voit pendre qu’une touffe d’herbe ou quelque méchant coquillage. Votre joie maligne ne s’épanouit pas moins lorsque vous voyez ses efforts pour décrocher l’hameçon qu’une petite perche vient d’abandonner dans un groupe de roseaux. Comme le pauvre homme se démène ! Qu’il a peur de voir tout à coup sa ligne revenir sur l’eau, veuve du bouchon et de tout ce qui tient à lui ! Combien il emploie d’adresse, de ruse, pour faire céder l’obstacle ! Tantôt, cherchant à se concilier la vivacité du courant, il semble y livrer sa ligne, puis il la retire en donnant de légères saccades, moyen très-ingénieux qui lui a souvent réussi, mais cette fois les crochets ont trop mordu la plante, elle résiste, le fil casse, et ce bon M. Tranquille, ainsi nommé par les flâneurs qui regardent couler la rivière, tombe un peu brusquement sur le dos, au bruit des éclats de rire. Ce premier revers ne le décourage pas ; il veut rentrer en possession de son bouchon écarlate, qui flotte au-dessus des roseaux comme une fleur aquatique ; il s’arme d’abord de la longue fourche des faneurs qui travaillent dans la prairie, puis, la jugeant trop courte pour parvenir au but, il descend de la berge, met un pied sur les cailloux, cherche à poser l’autre sur une grosse pierre que l’eau recouvre à peine ; au même instant, il allonge le bras, la fourche, lancée avec art, a délivré les hameçons ; mais un coup si décisif n’a pu s’opérer sans violence ; la pierre, mal appuyée sur deux cailloux, s’enfonce, le pêcheur perd l’équilibre, et tombe dans l’eau en voyant fuir la fourche, le bouchon et la ligne.

Certes le moment est bien choisi pour se moquer de sa manie, car elle lui coûte un pantalon neuf, sa plus précieuse ligne, une fourche qu’il faudra rembourser à son propriétaire, et tous les frais d’un gros rhume causé par la fraîcheur de l’eau et la transpiration où se trouvait le pêcheur. Saisi par un si grand événement, vous le croyez dégoûté, au moins pour quelque temps, des agitations de la pêche. Ah ! messieurs les ennuyés des grandes villes ! que vous vous connaissez mal en plaisirs champêtres ! cet homme, objet de vos dédains, et dont vous ne voyez jamais que les contrariétés burlesques, si vous saviez comme il rêve délicieusement au murmure de l’eau se jouant dans les cailloux, au chant des fauvettes cachées dans les buissons d’aubépine ; si vous pouviez vous associer à son émotion lorsque la première attaque du goujon frétillant ou de la carpe gourmande a fait plonger un instant le bouchon ; avec quelle impatience il attend la seconde atteinte qui doit lui prouver que sa proie s’obstine ! quelle délibération intéressante avec lui-même pour savoir si le moment est venu de la saisir, car c’est un coup d’État qui, comme tous les autres, dépend de l’à-propos. Enfin, le bouchon s’abîme tout entier ; la ligne est retirée brusquement, trop vivement peut-être, car elle va percher le poisson pris à l’hameçon sur la branche la plus élevée des aunes de la rive. N’importe, l’impétueux Tranquille saura le dénicher ; et, redescendant bientôt, porteur de sa victime, il en fait l’appât d’un brochet convoité. Puis ses piéges tendus, son petit filet disposé à recevoir de nouveaux prisonniers, il se rassied sur la berge, fier de son triomphe passé, et déjà heureux de celui qui l’attend.

Il faut avoir essayé de cette existence de pêcheur pour en apprécier tous les charmes. C’est un vague animé, une rêverie que l’espoir ou le plaisir ont seuls le droit d’interrompre ; c’est un bien-être physique dû à l’air pur qu’on respire, à l’aspect d’un beau site, d’un pré dont la présence de l’eau embellit la verdure ; c’est la chanson du pâtre et le bêlement des agneaux ; c’est la cloche du village voisin qui fait penser à la prière ; c’est cette harmonie parfaite de la nature qui plonge l’âme pieuse et tendre dans ces ravissements dont la poésie de Lamartine peut seule donner l’idée.

Voilà pour l’âme d’élite, et nous avons plus d’un exemple d’auteurs, d’hommes d’État, qui préféraient ce délassement ridicule de la pêche à la ligne à tous les plaisirs dont le monde est prodigue envers ceux que la célébrité ou le pouvoir recommande. C’était pour eux le calme après la tempête ; c’était l’oubli complet des intérêts qui agitent les hommes, ou la trêve d’un combat fatigant entre le problème et la solution ; c’était pour ainsi dire un sommeil du cerveau qui n’empêchait point le corps d’agir, ni les sens de savourer, le parfum des violettes, et d’admirer un charmant paysage. Mais qu’on ne suppose pas que la pêche ne fût pour ces grands personnages qu’un prétexte de repos, de silence. Non, non, jamais ce goût, si niais en apparence, n’est entré dans un esprit supérieur sans le captiver en entier, tout le temps qu’il s’y livre ; c’est dans l’absorption totale de ses réflexions qu’il trouve la patience nécessaire à son plaisir. La partie de son cerveau qui dort est celle qui travaille d’ordinaire, l’autre veille pour s’amuser bêtement. Eh ! quelle plus grande jouissance pour un homme d’esprit !

Quant aux gens qui pensent peu ou point, ils feraient tout aussi bien de changer leur activité stérile pour la tranquillité du pêcheur ; il en résulterait moins de tracasseries dans leur ménage, et quelquefois un plat de plus sur leur table. Mais la médiocrité est ennemie du calme ; rendons-en grâce au ciel ; sans cela, il ne lui manquerait rien pour gouverner la terre.