Physiologie du ridicule/17

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XVII

LES DEUX MARIS


— Serait-il bien indiscret, mesdames, de vous demander de jeter un coup d’œil sur cette liste, disait M. de Rochebelle à sa femme et aux amies qui l’aidaient à composer la liste d’un bal prochain.

— Vraiment, nous avons bien le projet de vous la soumettre, répondit la comtesse de Rochebelle d’un air craintif qui semblait étrange, après le ton si doux qui avait accompagné la demande de son mari.

— Eh ! pourquoi la lui montrer ? dit madame de Verrières, jeune étourdie que l’idée d’une condescendance conjugale mettait toujours en état de révolte ; ne peut-il s’en rapporter à nous pour le choix des gens que vous devez inviter ? A-t-il peur que nous l’exposions à recevoir chez lui de certaines personnes qu’on rencontre trop souvent là où elles sont déplacées ? ce serait bien peu nous connaître. Ah ! nous savons trop bien vivre pour tomber dans une pareille faute. L’essentiel est d’avoir beaucoup de femmes élégantes, de jolis danseurs, de vieux ducs, de jeunes publicistes, un ou deux poëtes, et Tolbecque avant tout.

— Mais, dans tout cela, ma chère, dit la vieille marquise d’Orbesson, il y a les éléments d’une fort bonne et d’une fort mauvaise compagnie. Vous n’êtes pas dans l’âge où l’on sait composer un salon, et je vous engage à nous laisser ce soin. Ce n’est pas parce que je l’ai élevé ; mais, certes, mon neveu est connu pour l’homme de Paris qui connaît le plus les convenances, et sait le mieux son monde.

— Vous me faites bien trop d’honneur, reprit M. de Rochebelle ; je n’ai pas assez profité de votre éducation, ma chère tante, pour atteindre au grand art de ne réunir que des gens qui se conviennent, et sur lesquels il n’y ait pas la moindre chose à dire.

— Vraiment, il faudrait que vous fussiez sorcier pour arriver à cela, interrompit madame de Verrières ; et encore, Dieu sait combien une semblable réunion serait ennuyeuse !

— Nous avons tout simplement ajouté quelques noms à ceux des gens que nous voyons habituellement, et vous nous obligerez beaucoup de nous dire s’ils sont bien choisis, dit madame de Rochebelle en passant la liste à son mari.

— Voilà de ces complaisances qui me sont odieuses, reprit madame de Verrières avec dépit. En vérité, ma chère Albine, si votre mari n’y met pas ordre, vous finirez par le rendre ridicule, avec votre soumission exagérée, et ce ton triste et cette voix presque tremblante avec laquelle vous lui parlez ; si nous le connaissions moins, il ne tiendrait qu’à nous de le croire un second Othello.

— Ah ! la bonne plaisanterie ! s’écria M. de Rochebelle en riant du rire le moins communicatif ; de toutes les calomnies dont on peut flétrir un honnête homme, celle-là est bien la moins à redouter pour moi, convenez-en, mesdames. Jaloux ! mais où trouve-t-on des maris jaloux aujourd’hui. Je n’en connais pas un d’assez courageux pour braver ce ridicule.

— Vous avez mille fois raison, reprit madame de Verrières ; et puis cela ne sauve de rien ; on est tourmentant, tourmenté, c’est à qui conspirera contre vous ; car, dans ce monde si sévère pour les faiblesses, on est toujours du parti des amants. Avez-vous remarqué l’autre soir, chez madame de V…, comme chacun s’entendait pour conduire ou retenir M. de R… dans le salon où sa femme n’était point ? et cela dans la charitable intention de ne pas la voir interrompre dans son entretien avec le jeune Camille de Nellissen. Comme on riait de l’air inquiet de ce pauvre homme, et de son empressement à retirer sa femme de ce repaire de séduction. Dès qu’il a pu parvenir à la rejoindre, il lui a répété dix fois, dans toutes les langues, qu’elle avait été souffrante la veille, et qu’elle ne devait pas rester plus longtemps au bal ; et lorsque, la croyant vaincue par ses instances, il a été faire avancer sa voiture, et qu’elle a profité de ce moment pour danser avec Camille, comme on a joui de sa confusion en la retrouvant dans les bras de son rival, galopant à perdre haleine, ses yeux rayonnant de plaisir, et répondant par des sourires très encourageants aux douces paroles que le bruit de l’orchestre ne laissait parvenir qu’à elle ? C’était bien le proverbe conjugal le plus amusant.

— Je regrette beaucoup d’en avoir manqué la représentation, interrompit M. de Rochebelle avec un ton amer, car ces sortes de spectacles deviennent fort rares. Je m’étonne que ce bon M. de R… se soit laissé aller à un travers semblable. Sa femme avait pourtant fait, à mon avis, tout ce qu’il fallait pour tempérer sa passion jalouse ; car je vous en demande pardon, mesdames, mais il faut avoir un grand fonds d’adoration pour vous trouver encore charmantes à la fin d’un galop. Après vous avoir vu secouer pendant une heure, de la manière la moins avantageuse à vos attraits et à votre parure ; après vous avoir vues passer ou plutôt jeter dans les bras de chaque valseur pour être reprises plus brusquement encore par le vôtre ; tout cela avec le teint cramoisi, les cheveux en désordre, les tempes baignées de sueur, les vêtements froissés, haletantes et boursouflées ; il faut, je vous le répète, bien peu de goût ou furieusement d’amour pour tenir beaucoup à la femme qu’un galopeur vous ramène dans cet état-là.

— Je ne prends point ma part de cette satire, dit madame de Verrières, car je ne danse jamais le galop.

— Ah ! je reconnais bien là votre savoir-plaire, répliqua en souriant M. de Rochebelle ; et chacun rit de la parodie du mot, excepté Albine, qui avait trop bien compris la leçon que voulait lui donner son mari.

— À propos de cette danse cavalière, qui a transformé nos salles de bal en manége, je ne vois pas, dit-il, sur votre liste, le héros du genre, l’élégant d’Arthenay.

— C’est Albine qui m’a tout à l’heure empêché de l’inscrire, dit madame de Verrières.

— Et pourquoi cela ? demanda M. de Rochebelle en lançant à sa femme un regard courroucé.

— En vérité, je ne saurais le dire ; car elle nous a donné des raisons qui n’ont pas le sens commun. Elle ne le connaît pas assez, dit-elle ; comme si l’on avait besoin de connaître intimement les danseurs qu’on invite à son bal ; et puis elle le trouve trop sémillant, trop à la mode, que sais-je ?…

— Et trop séduisant peut-être, ajouta M. de Rochebelle. Ah ! c’est trop le flatter ; mesdames, il ne me paraît pas si dangereux qu’on voudrait bien nous le faire croire, et je réclame une invitation pour lui, comme un droit acquis à sa gracieuse médiocrité.

L’impression qui se peignit à ces mots sur le visage de madame de Rochebelle révéla presque la scène qui avait eu lieu la veille entre elle et son mari, à propos de M. d’Arthenay.

— L’inviter chez lui, pensa-t-elle, après m’en avoir parlé comme d’un fat qui cherchait à me compromettre, et cela pour s’être placé auprès de ma loge aux Italiens, et pour avoir suivi à cheval ma calèche hier matin au bois de Boulogne. Quelle humeur ! que de contradictions ! de caprices !

En effet, Albine ne comprenait rien à ces recherches d’amour-propre qui portent à sacrifier ses intérêts d’affection, sa prudence, sa passion même, au soin de cacher ce qu’on redoute.

— Et vos voisins de campagne, cette jolie madame Menival, que le petit colonel d’Aulerive ne quitte pas plus que son ombre, vous ne nous ferez pas le tort de les oublier, je pense, dit madame de Verrières ; ils dansent tous deux à merveille, et puis le mari est si amusant avec sa sotte confiance et ses grosses plaisanteries sur les maris trompés. Ah ! celui-là n’est pas jaloux, vous en conviendrez.

— Ce qui ne l’empêche pas d’être fort ridicule, dit la marquise d’Orbesson. Son aveuglement est aussi par trop fort, et l’on serait tenté de le croire volontaire, si le pauvre homme avait quelque chose à gagner à l’intimité de M. d’Aulerive ; mais le colonel n’a qu’un beau nom sans fortune, sans crédit, et M. Menival ne fait cas que de ses millions. Je ne crois pas qu’il ait jamais lu quatre pages d’histoire de France ; vous descendriez en droite ligne de Pharamond, qu’il n’en aurait pas plus de considération pour vous. Aussi rien n’explique l’excès de complaisance qui lui fait jouer un rôle si misérable : vraiment, j’en ai quelquefois pitié.

— De la pitié pour ce bon gros Menival, s’écria madame de Verrières ; mais il est le plus heureux homme que je connaisse. Toujours content de lui, jamais d’humeur, se trouvant adorable, se croyant adoré, certain que l’argent donne tout, l’esprit, la grâce, le bon ton ; qu’un millionnaire est un dieu qu’on encense de toutes parts, qu’une femme n’oserait tromper, et dont le monde n’oserait se moquer.

— Ah ! vous ne me ferez pas croire que ses illusions aillent jusque-là, reprit la marquise : on lui rit au nez continuellement ; enfin, à chaque bêtise qu’il dit…

— Et vous pensez qu’il s’en inquiète ? Détrompez-vous ; il met tout cela sur le compte de l’envie.

— Il n’est pas placé tellement haut, même par sa fortune, pour devoir tant exciter l’envie, et vous le faites plus riche qu’il ne le paraît du moins, car il me semble avoir un train fort modeste.

— Et c’est ce qui le rend invulnérable. Avec ses chevaux mal appareillés, ses gens mal tenus, son vieux landau, il va plus vite que tout le monde, et ne craint pas de laisser ce bel équipage attendre toute une nuit à la pluie. Quand on lui reproche d’être si mal équipé, savez-vous ce qu’il répond ?

« — Je n’aurai pas plus tôt de jolis chevaux qu’il faudra les ménager, et je ne sais rien ménager, moi. »

Ah ! c’est un original.

— Un original ! dites-vous. S’il faut ajouter foi à la chronique scandaleuse et à ce qu’elle raconte de sa femme, rien n’est si commun que ces sortes d’originaux, dit M. de Rochebelle ; mais puisque vous aimez à rire des gens ridicules, allons, il faut inviter M. Menival ; il remplacera à lui seul, Vernet, Odry, et les proverbes qu’ils devaient nous donner.

La liste terminée, chacun se retira. Restée seule avec son mari, madame de Rochebelle lui demanda l’explication de sa conduite étrange, et pourquoi il avait tant insisté pour envoyer une invitation à M. d’Arthenay, après la scène qu’il avait faite le matin même à propos de lui.

— Cela vous étonne, avait répondu son mari ; en vérité, je ne reconnais pas là votre usage du monde : vous voulez que je me donne à tous les yeux le ridicule de craindre un fat qui vous fait la cour. Ah ! c’est aussi me supposer par trop humble : ses soins affectés peuvent vous compromettre, je vous en avertis, c’est mon devoir ; le reste est votre affaire. On ne soupire aujourd’hui que pour les femmes qui le veulent bien ; témoignez-lui, par un de ces demi-mots que chacun sait comprendre, que ses flatteries vous déplaisent, et je réponds qu’il cessera bientôt de vous les adresser ; mais prétendre vous éviter cette peine en me contraignant à l’éloigner de vous par une impolitesse ou une exclusion trop flatteuse, voilà ce que vous ne sauriez obtenir de ma complaisance.

Ainsi M. de Rochebelle, dévoré de jalousie, préférait le supplice de voir l’homme qu’il redoutait le plus, admis chez lui, et par cela même autorisé à y revenir souvent, à la crainte de passer pour un mari qui a peur.