Physionomies de saints/Saint Jean de Dieu

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Librairie Beauchemin, Limitée (p. 81-88).

SAINT JEAN DE DIEU


Il naquit en Portugal, vers la fin du XVe siècle et s’appelait Jean Ciudad. Ses parents étaient de petite condition, mais ils avaient beaucoup de vertu et élevaient leur fils fort tendrement.

Cependant à l’âge de dix ans, tourmenté par un étrange désir de sa perfection, l’enfant les abandonna. Cet abandon coûta la vie à sa mère. Après trois semaines d’attente, de recherches, la malheureuse femme mourut de douleur et son mari se fit franciscain.

Le petit Jean les avait quittés pour suivre un prêtre étranger qui lui avait éloquemment parlé de Dieu.

Le prêtre, qui se rendait à Madrid, prit soin de l’enfant pendant quelque temps, puis il lui dit qu’il ne pouvait l’emmener plus loin.

Le petit Portugais, se voyant abandonné, offrit ses faibles services à un gentilhomme espagnol.

Le gentilhomme l’éleva comme son fils.

Plus tard, reconnaissant en son protégé de grandes qualités, il lui offrit sa fille en mariage.

Jean Ciudad avait alors vingt ans.

Il ignorait la volonté de Dieu sur lui ; il ne savait pas que cette admirable tendresse, qu’il portait en son cœur, devait se dépenser tout entière auprès des misérables. Mais pour être souveraine dans un cœur humain, la charité réclame presque nécessairement sa virginité, et suivant sa vocation, obéissant à la grâce divine, Jean avait, dans le secret de son âme, fait vœu de chasteté.

La proposition de son maître le troubla ; elle fut pour sa jeunesse une rude épreuve. Mais, résolu d’être, à tout prix fidèle à Dieu, Jean s’arracha à la noble famille qui l’avait adopté, qui lui offrait la fortune, le bonheur, et s’engagea simple soldat.

Ô misère de l’homme ! ô danger des exemples mauvais ! Ce chrétien, qui avait tout sacrifié, qui avait offert à Dieu le plus précieux des holocaustes, le sanglant holocauste du cœur, ne sut pas se garder de la contagion du vice et se laissa entraîner par ses compagnons corrompus.

Mais Dieu ne laissa pas croupir dans la fange un cœur qu’il avait fait si grand.

Pendant le siège de Fontarabie, Jean Ciudad fut un jour chargé d’aller, avec un petit détachement, protéger un convoi de fourrages impatiemment attendu. Le cheval, qu’on lui avait donné, venait d’être enlevé aux assiégés. À peine fut-il sorti du camp qu’il s’emporta et s’élança vers les rangs ennemis. Incapable de maîtriser sa monture, le jeune soldat préféra se jeter à terre plutôt que d’être fait prisonnier. La chute fut fort rude.

Ses compagnons n’osant le secourir, il resta étendu sans connaissance sur le sol.

Quand il revint à lui, une jeune femme baignait son visage d’eau fraîche. Elle lui dit ce qu’il devait faire pour guérir de ses blessures, et, avec une pitié ineffable, lui reprocha ses égarements, son ingratitude envers Dieu. Puis, lui indiquant la route qu’il lui fallait suivre pour regagner le camp, elle disparut. Et dans cette mystérieuse inconnue, si tendre, si compatissante, qui n’ignorait rien des secrets de sa vie, Jean crut reconnaître la très Sainte Vierge.

Il se releva converti, et après avoir obtenu son congé, se portant tout entier aux œuvres de miséricorde, il passa en Afrique pour s’y dévouer au soulagement des chrétiens qui y gémissaient dans l’esclavage. Mais, sur l’ordre de son confesseur, il revint bientôt en Europe où il devait faire fructifier le talent d’amour qu’il avait reçu.

À Gibraltar, un gentilhomme exilé, chargé d’une nombreuse famille et réduit à la plus amère indigence, implora son secours.

Jean répondit à sa confiance avec une générosité sans bornes. Il se chargea de cette famille infortunée et se dépensa en services de toutes sortes.

Pour gagner l’argent qu’il donnait, il s’était fait colporteur. Un jour qu’il cheminait, chargé d’une lourde balle, il rencontra un enfant misérablement vêtu. Remarquant qu’il marchait péniblement et qu’il était pieds nus, Jean l’accosta et le pria de se choisir une paire de sandales parmi celles qu’il avait à vendre.

L’enfant en essaya plusieurs. Toutes étaient trop longues ou trop larges et semblaient le blesser, quand il avait fait quelques pas.

Voyant cela, Jean pressa l’enfant de monter sur ses épaules, le fit asseoir sur son ballot et se remit en marche. Mais à mesure qu’il avançait, l’enfant qui lui avait paru si frêle, devenait plus lourd. Il faisait une chaleur écrasante. Le pauvre colporteur, qui n’en pouvait plus, apercevant une fontaine, dit à l’enfant :

« — Je vous en prie, permettez que je vous dépose à l’ombre, pendant que j’irai boire à la fontaine que vous voyez là. Aussitôt que j’aurai bu, je reviendrai vous prendre.

Et, comme il le déposait sous un arbre, l’enfant devint merveilleusement beau. Souriant, il lui présenta une grenade ouverte, au milieu de laquelle il y avait une croix lumineuse.

Jean de Dieu, dit-il, Grenade sera ta croix, et il disparut ».

Tout pénétré de joie, Jean prit aussitôt la route de Grenade. Un enthousiasme sacré l’enflammait ; il comprenait qu’une grande mission l’attendait à Grenade et s’y rendit, avec l’ardeur empressée, légère, heureuse, toute désintéressée des anges. Quand il entra dans la ville, le plus grand prédicateur de l’Andalousie, Jean d’Avila, y prêchait. Il suivit la foule qui allait l’entendre. Mais en écoutant le sermon, il fut tellement touché et conçut une douleur si véhémente de ses péchés, que, se jetant la face contre terre, il éclata en cris et en gémissements.

On le crut fou. On l’arracha de l’église pour le traîner à un hospice d’aliénés où on lui fit subir un traitement barbare. Heureux d’être humilié et de souffrir, Jean n’essaya pas de détromper ceux qui le prenaient pour un insensé.

Cependant le prédicateur voulut voir l’étranger qui avait causé le tumulte. Il se rendit à l’hôpital où l’infortuné, disait-on, était toujours dans un violent délire. Mais dans ses transports, dans ses explosions de douleur, le grand religieux ne tarda pas à reconnaître l’action extraordinaire de l’Esprit divin, « ce feu de la componction qui dévore le péché[1] ».

Le déclarant sage entre les sages, il fit sortir Jean de l’hôpital et devint son directeur, son ami.

Jean s’ouvrit à lui de ses projets. Sans argent, sans crédit, sans ressource aucune, il voulait pourtant secourir toutes les misères humaines.

Jusque là, à Grenade, dans les établissements publics de charité, les malades, les infirmes, les aliénés, les indigents avaient été soignés par des mercenaires. Aussi dans la plupart de ces établissements de charité on spéculait sans honte sur la souffrance, sur la misère.

Jean avait résolu de porter remède à tous ces maux.

Le propriétaire ayant consenti à ne pas exiger caution du prix du loyer, il loua une maison dans un faubourg de Grenade et en ouvrit les portes toutes grandes aux malades et aux pauvres, qui ne tardèrent pas à accourir.

Jean se fit le serviteur de tous. À qui l’essuie pour l’amour de Jésus-Christ, la fétide sueur de l’humanité souffrante est plus vivifiante à respirer que les parfums que brûlent les anges. Aussi le saint poursuivit son œuvre, sans défaillir jamais.

Après avoir passé tout le jour à soigner ses malades et ses pauvres, il allait, chaque soir, vers neuf heures, quêter pour eux. Deux grandes marmites sous les bras, une hotte sur les épaules, il passait par les rues de Grenade, s’arrêtait à toutes les portes et criait : Faites le bien, faites le bien, pour l’amour de Dieu. On l’accueillit d’abord avec des mépris, des moqueries. Mais le sillon que les saints tracent s’illumine bientôt sous leurs pas.

La curiosité ayant poussé certaines gens à suivre Jean, ils furent ravis des prodiges opérés par sa charité. Le touchant récit de ce qu’ils avaient vu ne tarda pas à se répandre.

On eut honte de laisser faire à un seul, ce que la ville entière aurait dû faire. Toutes les portes furent dès lors ouvertes à Jean de Dieu et quelques âmes d’élite se joignirent à lui pour l’aider dans son œuvre.

Un soir qu’il revenait tard de la ville, dit son vieux biographe, Jean de Loyac, il aperçut, à un carrefour, un pauvre qui gisait étendu, portant sur sa figure la pâle et surprenante représentation de la mort. Jean courut à lui, ému de compassion. Le pauvre ayant consenti à se laisser conduire à son hôpital, il l’y porta et, avant de le mettre au lit, voulut laver lui-même ses pieds souillés de poussière. Comme il allait les lui essuyer, il remarqua, tout à coup, que les pieds de ce pauvre étaient transpercés et, ayant levé les yeux sur son visage il le vit si beau, si touchant, qu’il tomba en défaillance.

« Jean, mon serviteur fidèle, lui dit le Seigneur, revenez à vous. C’est pour vous témoigner l’estime que je fais de vos humbles actions, et du soin que vous prenez de ceux que j’ai rachetés par le sang qui a coulé de mes plaies, que je vous traite de cette sorte ; vous ne rendez aucun bon office aux affligés, vous ne donnez aucun secours aux pauvres malades, vous ne faites pas un pas pour chercher ce qui leur est nécessaire, vous n’ouvrez pas la bouche et ne dites pas une parole pour exciter les hommes à prendre compassion de leurs misères, que je ne l’aie pour aussi agréable que si c’était à ma propre personne que ces services fussent rendus. Continuez et travaillez toujours avec ce même zèle, cette même ferveur et charité ».

Ces paroles dites, la vision s’évanouit, mais l’hôpital demeura rempli d’une si grande lumière que les malades crurent que l’infirmerie brûlait.

Ceux qui étaient assez forts sortirent de leurs lits pour se sauver ; les autres, épouvantés, croyant qu’ils allaient être réduits en cendres, se mirent tous à crier : « Au feu ! au feu ! l’hôpital brûle ».

Voyant cela, le saint éleva la voix et leur dit, pour les rassurer :

« Mes chers enfants, ce n’est pas pour consumer vos corps, ni pour embraser l’hôpital, mais pour porter en vos âmes les flammes de la sainte charité, que Notre-Seigneur Jésus-Christ est venu lui-même visiter ce lieu, sous la figure d’un pauvre ».

Treize ans furent ainsi employés à secourir toutes les misères.

Un jour, le feu éclata dans l’hôpital. Tous les efforts pour l’arrêter furent impuissants. Jean, qui accourt, entend les cris déchirants de ses malades. Il s’élance seul au milieu des bâtiments embrasés, va prendre tour à tour chaque malade dans son lit, les porte tous en sûreté et, après avoir ainsi passé et repassé à travers les flammes, revient sans que le feu l’ait effleuré. L’Église fait mémoire de ce fait dans l’oraison de la messe du saint.

L’archevêque de Grenade lui avait fait une loi de porter le nom de Jean de Dieu, qu’il avait reçu du Seigneur lui-même. Il avait aussi désiré que le saint et ses compagnons prissent l’habit religieux.

Ainsi fut fondé l’ordre qui vivra éternellement du nom et des exemples de saint Jean de Dieu ; et quand cet ordre fut solidement établi, la récompense du bienheureux ne se fit pas attendre. « La charité qui l’avait fait vivre allait aussi le faire mourir ».

À force de prières, ses religieux, qui le voyaient épuisé, l’avaient décidé à garder le lit quelques jours, lorsqu’on vint lui dire que le fleuve Xenil, qui coule aux environs de Grenade, était débordé. Jean se représente tous les maux que l’inondation va causer : il oublie sa faiblesse, sa maladie, et court au rivage. Un homme qui s’était trop avancé dans l’eau était en grand péril. Le saint s’en aperçoit, il s’élance à la nage tout vêtu, et ramène l’imprudent que le courant allait emporter.

Cet effort lui coûta la vie.

Rentré dans son hôpital, Jean, qui sentait la mort s’approcher, s’étendit sur son grabat. « C’était un petit chariot d’osier, beaucoup trop court pour sa taille, qui lui avait été légué par un paralytique mort entre ses bras ». On ne put jamais obtenir qu’il se laissât transporter sur un lit.

Mais, à la nouvelle de sa maladie, de grands personnages firent des démarches auprès de l’archevêque. Il fut décidé que le saint serait transféré de l’hôpital à une maison particulière où un air pur et les soins les plus éclairés lui étaient assurés.

Sur l’ordre écrit de l’archevêque, Jean se laissa enlever de son grabat. Mais lorsqu’il fallut sortir de l’hospice, les pauvres, les malades se pressèrent autour du brancard, sanglotant, criant qu’ils ne laisseraient point partir leur père.

Leurs cris attirèrent le peuple de Grenade dont Jean était adoré.

La foule grossissant de minute en minute, l’alcade dut appeler la force armée afin d’arracher le saint à ses pauvres et de le protéger contre la vénération du peuple.

Sous cette imposante escorte, l’humble religieux traversa une dernière fois les rues de Grenade, ces rues où si souvent il avait crié :

« Faites le bien, faites le bien pour l’amour de Dieu » !

Arrivé à la maison qui lui était préparée, après s’être un peu reposé, il réunit tous ses religieux, leur recommanda fortement l’observance de leurs règles, leur demanda humblement pardon des scandales qu’il croyait avoir donnés. Ensuite il les bénit et les congédia. Puis, s’étant levé de son lit, il alla s’agenouiller devant un autel qu’on avait dressé à la hâte, suppliant les maîtres du logis de ne point troubler sa prière.

Ceux-ci se retirèrent et restèrent longtemps silencieux à la porte de la chambre. Plus d’une heure s’étant écoulée, ils commencèrent à appréhender la fatigue pour le malade.

Ils entrèrent donc doucement.

Jean de Dieu était toujours prosterné devant l’autel.

À leurs respectueux reproches, il ne répondit rien, et lorsqu’ils voulurent le relever, ils constatèrent qu’il était mort.

Comme saint Paul, le grand contemplatif du désert, Jean de Dieu était mort dans l’attitude de la prière.



  1. Saint Jean Chrysostome.