Picounoc le maudit, Tome 1/Le grand-trappeur/Kisastari

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C. Darveau (Ip. 296-308).

XIV

KISASTARI


L’ex-élève et Baptiste, Félix et John s’étaient mis à la poursuite de leurs ennemis avec l’acharnement des loups qui ont trouvé la piste du troupeau. Ils savaient bien qu’ils ne pouvaient pas engager la lutte ouvertement avec eux et les battre quand ils seraient prévenus et préparés, mais ils espéraient les surprendre et peut-être, qui sait ? délivrer leur ami, le grand-trappeur ; les indiens passent si aisément et si vite de la crainte à l’insouciance, de la prudence à la témérité.

Rendus à l’endroit où Litchanrés et Couteaux-jaunes en étaient venus aux mains, ils hésitèrent un peu, ne sachant quelle direction prendre ; car un parti de sauvages s’était dirigé vers la rivière Athabaska, et l’autre, vers le nord. Cependant, ayant examiné attentivement le gazon et les branches, sur le passage des deux tribus, ils trouvèrent celui-là plus foulé et celles-ci plus rompues du côté de la rivière. Ceux qui s’étaient dirigés par là avaient dû passer rapidement, sans prendre le temps de choisir les éclaircies et les endroits les plus favorables. Ils se sauvaient donc. Et les vaincus, c’étaient les Litchanrés puisque leurs morts étaient restés en proie aux bêtes fauves. Kisastari ne put leur fournir aucun renseignement ; il ne se souvenait que d’une chose : avoir été frappé par derrière. Et il eut donné beaucoup pour rencontrer le lâche qui l’avait ainsi attaqué. Il ne voulut pas suivre les blancs ; il était encore trop faible pour marcher vite. Au reste, il voulait, en chassant, pour se nourrir, rejoindre sa tribu. Les chasseurs canadiens étaient pressés d’atteindre les Couteaux-jaunes. Ils arrivèrent assez tôt pour sauver le grand-trappeur d’une mort certaine, mais, à leur insu, car ils ne le virent point. Ils voulaient seulement appliquer la vieille loi du talion : œil pour œil, dent pour dent. Ils savaient que les Couteaux-jaunes étaient des assassins, ils savaient que le grand-trappeur ne devait pas sortir vif de leurs mains sanglantes, et ils étaient d’humeur à venger sur tous la mort d’un seul. Pour eux, tous les Couteaux-jaunes ne valaient pas un grand-trappeur. Ils poursuivirent les fuyards et arrivèrent sur les bords du lac Noir. La tribu venait de ployer ses tentes. Au loin, sur le lac, des canots s’en allaient vers le nord, et les avirons fouettaient l’onde avec rapidité.

— Les lâches ! ils se sauvent ! s’écria l’ex-élève, n’importe, nous les rejoindrons.

Le grand-trappeur n’avait pas vu ses amis. Il crut que les Couteaux-jaunes l’enveloppaient dans un cercle qui allait se rétrécissant toujours, et, pour ne pas perdre toute chance, il se précipita au hasard, courant de toutes ses forces, pour tromper les balles et distancer les assassins. Quand les coups de feu eurent cessé de retentir, il s’arrêta. Un sourire de satisfaction passa sur sa noble figure, et sa pensée monta vers le Seigneur. Il éprouvait un étrange contentement de se savoir libre ; il se contemplait avec une sorte de bonheur.

— Dieu m’a protégé, se disait-il, d’une façon évidente, car comment aurais-je pu éviter de pareilles embûches ? Le renégat a voulu paraître généreux aux yeux de quelqu’un… Ah ! je le vois ! exclama-t-il… tout-à-coup : c’est Iréma qui me sauve à son tour ! comment ? je n’en sais rien, mais c’est elle ! Pauvre enfant ! que Dieu te protège, et qu’il te délivre des mains du monstre qui t’a saisie.

Il se dirigea vers la rivière Athabaska, avec l’intention d’en suivre le cours jusqu’au lac de ce nom. Il atteignit la rive droite de cette rivière, le deuxième jour au coucher du soleil. C’était un des plus beaux jours du mois de juin. Son attention fut attirée par une petite lueur lointaine qui se reflétait dans l’eau paisible : Amis ou ennemis, pensa-t-il, je vais voir qui a campé là !

Et il partit, marchant avec précaution pour ne pas donner l’éveil. Il longea la rive et, se glissant comme un serpent sous les feuillages, il arriva à quelques pas du feu. Personne ne rôdait autour de ce foyer, et la flamme allait s’éteignant insensiblement. Il pensa que les chasseurs étaient partis, ou s’étaient cachés à son approche pour le surprendre ou le reconnaître. Sachant que les seuls ennemis qu’il avait à craindre, les Couteaux-jaunes, ne pouvaient se trouver là, il s’approcha du feu hardiment et le réveilla en l’attisant avec un rondin à demi-brûlé. Il se disait qu’il valait autant passer la nuit en cet endroit qu’ailleurs, et que le feu allumé par des inconnus le réchaufferait tout aussi bien que celui qu’il allumerait lui-même. Les flammes pétillaient et jetaient une vive lueur sur le rivage. Un ruban de feu traversait la rivière, et un voile d’une horrible obscurité couvrait le bois et se déroulait dans l’air à une faible hauteur. Cependant cette obscurité n’était que relative. Le voile, sombre pour celui qui se trouvait au dessous, était lumineux pour ceux qui le voyaient de loin.

Deux canots d’écorce descendaient rapidement la rivière, gagnant le lac Athabaska. Le premier portait un missionnaire catholique et trois sœurs de charité, qui s’en allaient catéchiser les pauvres infidèles, au milieu des neiges du Mackenzie ; il était conduit par deux chasseurs indiens. Le second n’était monté que par deux rameurs ; il portait des provisions et du bagage.

— Ohé ! ohé ! dit tout à coup l’un des sauvages du premier canot, il y a des chasseurs là-bas ; le feu se répand sur la rivière comme le soleil levant, et nous fait une route de lumière.

— Ce sont peut-être de pauvres amis qui n’ont pas vu la robe-noire depuis longtemps, reprit le missionnaire, arrêtons-nous en cet endroit pour y passer la nuit.

— Si nous chantions un cantique ? proposa une des religieuses, ceux qui ont campé là ne prendraient point ombrage de notre arrivée et ce serait peut-être plus prudent.

Aussitôt les sœurs de charité, le prêtre et les sauvages, se mirent à chanter :

Je mets ma confiance,
Vierge, en votre secours.

Et loin, bien loin, dans la forêt solitaire, on entendit les échos fidèles repéter tour à tour.

Je mets ma confiance,
Vierge, en votre secours.

Et les voyageurs écoutaient, plongés dans une admiration profonde, ces voix mystérieuses qui louaient Marie, dans le calme de la solitude et dans le silence de la nuit. Tout à coup une voix qui n’était pas l’écho, renvoya, puissante et sonore, du bord du rivage, aux messagers du Seigneur le couplet sacré.

— Des amis ! des chrétiens ! s’écrièrent les bonnes sœurs en se frappant dans les mains.

— Gagnons terre, dit le prêtre. Et les deux canots vinrent s’échouer sur la glaise de la rive, vis-à-vis le bûcher qui flambait. Un homme debout sur le rivage les regardait approcher.

— Le grand-trappeur ! dit l’un des indiens !

— Le grand-trappeur ! s’écrièrent les autres.

— Renard d’argent ! Ours grognard ! fit le grand-trappeur tout étonné.

— Êtes-vous seul ? je ne vois que vous, demanda le missionnaire.

— Oui, mon père, du moins, je le crois…

Une voix sourde gémit tout à coup sous les rameaux épais à quelques pas en arrière.

— Tout le monde eut un mouvement de surprise, et les yeux se tournèrent vers l’endroit d’où partait cette plainte.

Le grand-trappeur s’arma d’un tison de feu pour s’éclairer et entra hardiment dans le fourré. Ce pouvait être une embûche, n’importe ! il avait des moments de folle témérité. Le prêtre et les indiens le suivirent. Il n’avait pas fait dix pas qu’il s’arrêta, poussant un cri de terreur : Kisastari ! À ce cri répondit un gémissement ; et les quatre indiens, se penchant à leur tour sur le corps de leur jeune chef, se mirent à faire de grandes lamentations.

Kisastari, se croyant tout à fait hors de danger, n’avait, pour ainsi dire, plus songé à sa blessure, et il s’était mis à chasser en se dirigeant vers la rivière. La plaie se rouvrit et nul n’était là pour la cicatriser. Une plaie dans le dos ne peut être guère soignée que par une main étrangère. Le sang se mit à couler, et, bientôt le chasseur épuisé descendit au bord de la rivière et s’efforça d’allumer un petit feu, pour réchauffer ses membres refroidis, et appeler, peut-être, un secours trop tardif. Le feu s’éteignait et il voulut aller ramasser de nouvelles branches sèches, quand, son pied s’embarrassant dans les chicots, il tomba sur la face et ne se releva plus.

Le missionnaire se hâta de fermer la plaie saignante, sur laquelle il appliqua un bandage de toile de lin, et fit prendre quelques gouttes d’eau de vie au malade que les indiens déposèrent sur une couche de branches près du feu. Les Sœurs de Charité veillèrent en prière toute la nuit, craignant qu’il ne mourût sans pouvoir parler et se confesser, car Kisastari était un converti. Le missionnaire lui donna l’absolution.

Le grand-trappeur était pensif ; il s’apercevait que les indiens le regardaient avec froideur et défiance et cela lui causait du chagrin. Il n’avait pu dire comment Kisastari était venu tomber ainsi, sous un coup presque mortel, près de ce feu mourant, seul, au bord de la rivière. Il avait raconté l’attaque des Litchanrés par les Couteaux-jaunes, et la captivité d’Iréma, mais il ne savait pas que le jeune chef, tombé d’abord sur le champ de bataille, avait été trouvé et soigné par les trappeurs canadiens. Il crut et dit que Kisastari, blessé, s’était sans doute sauvé loin du champ du carnage… Ours grognard répliqua en secouant la tête : Notre frère, le grand-trappeur, sait bien que le jeune chef ne se sauve jamais, et qu’il serait mort en se battant contre les Couteaux-jaunes ses ennemis.

— Oh ! oui, affirma Renard d’argent, notre frère sait bien cela.

— Et vous autres, vous savez bien aussi que le jeune chef à toujours été mon ami, et que je n’ai jamais frappé un ami…

Les deux indiens secouaient la tête…

— Et puis, ajouta le grand-trappeur, ignorez-vous que le grand-trappeur ne frappe jamais par derrière, mais toujours en pleine face ?

Le missionnaire intervint : Mes enfants, dit-il, le grand-trappeur est un enfant de la prière, il aime le bon Dieu et ne lui fait pas de peine.

Les indiens, muets, penchaient la tête.

— Si le jeune chef ne revient pas à la vie, et ne parle point, ces hommes me croiront toujours un assassin, murmura avec douleur le chasseur canadien.

Le lendemain matin les voyageurs continuèrent leur course vers le grand lac, emportant dans leurs canots Kisastari, trop faible encore pour parler, et le grand-trappeur, toujours sombre et rempli d’un triste pressentiment. Les jours s’écoulèrent et les voyageurs, après avoir bravé les périls de toutes sortes, fatigués mais non découragés, entrèrent dans le lac Athabaska long de près de cent lieues, mais assez étroit, qu’ils traversèrent à l’extrémité ouest, pour atteindre le fort Chippeway. Le blessé fut pris de la fièvre pendant la traversée, et, dans son délire, il vit passer devant ses yeux les images de ceux qu’il aimait et de ceux qu’il avait en horreur. Il appela Iréma, et le mot de traître s’échappa aussi de ses lèvres ; il prononça le nom du grand-trappeur, le nom du Lièvre qui court, et des paroles de vengeance. Ours grognard et Renard d’argent l’écoutaient avec surprise et terreur, croyant que c’était le Manitou qui le faisait ainsi parler, afin que fut connu le traître qui s’était caché pour frapper par derrière. S’ils n’eussent pas eu peur de la robe-noire et que l’occasion de frapper le, grand-trappeur se fut offerte, ils auraient souillé leurs mains du sang de ce juste, car, dans leur simplicité, ils le croyaient coupable. Ils attendirent…

La petite caravane passa quelques jours au fort Chippeway, ayant besoin de réparer ses forces avant de s’avancer plus loin dans cette région de plus en plus désolée. Juillet était arrivé et déjà le soleil, avare de ses rayons, réchauffait à peine les plantes frileuses et les mousses pauvres qui remplaçaient les sapins, les sycomores, et les frênes de la région du sud. L’hiver arrive de bonne heure sous ces latitudes éloignées et il demeure longtemps. À peine le sol dégelé donne-t-il à la petite fleur sauvage le temps d’ouvrir son calice humide ; à peine une brise tiède a-t-elle passé sur la nature souriante ; à peine une baie timide s’est elle accrochée rouge et mûre au buisson, que déjà tout se fane, tout meurt et tombe sous le givre implacable.

— Nous partirons demain, après le service divin, dit le missionnaire à ses guides.

Et les guides avaient répondu machinalement : C’est bon.

Le lendemain, à l’heure fixée pour le départ, ni les guides, ni le grand-trappeur ne se rendirent aux canots. Le missionnaire les fit en vain chercher partout, on ne les trouva pas. Il dut prendre au fort de nouveaux hommes pour conduire son canot, et laisser aux soins du gardien, le malade dont l’état inspirait encore des craintes sérieuses.