Picounoc le maudit, Tome 1/Le grand-trappeur/Une vente par le shérif

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C. Darveau (Ip. 308-321).

XV

UNE VENTE PAR LE SHÉRIF.


C’était le premier dimanche de juillet que le missionnaire avait laissé le fort Chippeway, pour descendre la rivière des Esclaves avec ses nouveaux guides ; ce même dimanche, si pénible pour l’homme de Dieu qui se voyait trahi par les siens, fut plus triste encore pour la veuve Noémie. La vente de sa terre fut annoncée officiellement à la porte de l’église :

Tout le monde fit cercle autour de la tribune. Défunt Pierrot Martin, l’huissier — que Dieu ait son âme en sa sainte garde ! — monta sur le tréteau et lut, en se donnant de l’importance :

Fieri facias de terris.
COUR SUPÉRIEURE — DISTRICT DE QUÉBEC.
Lotbinière, à savoir :
N°. 80
Étienne-Charle-Pierre Chèvrefils, écuyer, de Ste Emmélie de Lotbinière, marchand, demandeur, contre les terres de dame Noémie Normand, veuve de feu Joseph Letellier, de Lotbinière, défenderesse, à savoir :

1o Une terre sise et située dans le rang St. Eustache de la paroisse de Lotbinière, district de Québec, de quatre arpents de front sur trente arpents de profondeur, plus ou moins, bornée, au nord, au chemin royal du dit rang ou concession, au sud, partie à la route de St. Charles et partie aux héritiers Moraud, à l’est à Hilaire Charette, et, à l’ouest à la terre de Étienne Biron, — avec ensemble les bâtisses sus-érigées, circonstances et dépendances.

2o Une terre à bois sise et située, dans la concession du Portage, de la Paroisse de Ste Emmélie de Lotbinière, même district, de deux arpents de front sur 30 arpents de profondeur, bornée, au nord, à la terre de Stanislas Firmin, au sud, au domaine Seigneurial, à l’est à Jérôme Daigle et à l’ouest à Pétoche Miquelon.

Pour être vendu à la porte de l’église de St. Louis de Lotbinière, jeudi prochain à dix heures A. M.

F. X. Alène, Shérif.

Les remarques allèrent leur train, et plusieurs donnèrent à la malheureuse femme le coup de pied de l’âne.

— Voilà ce que c’est ! dit Prisque Martineau, elle a voulu faire un gros monsieur de son garçon, au lieu de l’accoutumer comme les nôtres aux travaux de la terre, et son bien passe à payer des livres, des écoles, des études qui ne rendent pas le monde plus fin.

— Elle a fait pour le mieux, la pauvre femme ! elle a suivi les conseils de son excellent voisin Picounoc, ajouta François Lapointe.

— Picounoc voyait de loin, reprit Jacques Dumais, il est un peu vaniteux, sa fille est jolie ; il voulait la pousser dans la société, et, à cet effet, il lui a préparé pour mari un homme de profession.

— Qui ?

— Victor, parbleu ! le garçon de la veuve.

— C’est une idée que tu as là, Dumais.

— Pourtant, dit un autre, il paraît que M. Chèvrefils, a déclaré l’autre jour, chez Madame Fleury, qu’il était fiancé avec Marguerite Saint Pierre, et que son mariage aurait lieu avant longtemps.

— Si le bossu se met dans la tête, ou dans le cœur, d’avoir Marguerite, le diable ne saurait y mettre obstacle.

— Il a la bosse de la persévérance, cet homme-là.

— Oui, et c’est sa moindre.

Le jour de la vente arriva. Les citoyens se rendirent en grand nombre à l’église où se faisait la criée. Plusieurs avaient l’intention d’acquérir cette belle propriété, pour eux-mêmes ou pour leurs garçons en âge de s’établir. Trois habitants avaient fait le voyage de la ville pour s’assurer de la somme d’argent nécessaire dans le cas où la terre leur serait adjugée. L’un s’était adressé à Monsieur Larivière, le second à M. Venner ; l’autre, plus heureux, n’avait pas trouvé de prêteur. L’encanteur lut les conditions de la vente, et chacun écouta des deux oreilles.

— Maintenant, Messieurs, une offre, s’il vous plaît, dit le crieur, une offre pour commencer, une offre pour la terre de St. Eustache. Vous la connaissez ; c’est la meilleure et la plus belle terre de la paroisse…

— La veuve avec ? demanda un farceur.

Ce fut un éclat de rire.

— La veuve est pour Picounoc, répondit un autre.

— Allons, Messieurs, allons ! reprit l’encanteur, décidez-vous ! décidez-vous ! il n’y a que le premier pas qui coûte, c’est comme la confession…

— C’est le premier péché qui coûte à dire à la confession.

— On commence par le dernier !

— Allez-vous faire silence ! on dirait des enfants, reprit l’encanteur.

— Cent louis ! cria une voix.

— Cent cinquante.

— Deux cents…

— Quand je vous le disais qu’il n’y a que le premier pas qui coûte, dit l’encanteur, ça va aller ! ça va aller ! À deux cents louis ! deux cents louis ! rien que deux cents louis ! c’est pour rien ! ce n’est pas la moitié de la valeur ! Voyons, vous, Baptiste, vous avez envie de mettre un cinquante louis, je lis ça dans votre figure.

— C’est bon, envoyez !

— À deux cent cinquante louis, deux cent cinquante ! rien que deux cent cinquante ! ce n’est pas le quart de la valeur.

— Ce n’est pas même la valeur du quart ! riposta un habitant.

— Bonnet blanc, blanc bonnet ! allons ; mon farceur, mets un cinquante louis, toi, tu as de l’argent en veux-tu ? en voilà !

— Va pour trois cents ! répondit un gros gaillard jovial.

— Bon, voilà au moins une offre un peu acceptable, et pourtant, il n’est pas possible que l’on donne pour un si vil prix une pareille propriété.

— Elle est bien détériorée ! observa l’un.

— Il n’y a plus de clôtures ! ajouta l’autre.

— Les fossés sont remplis ! dit un troisième.

— Il faut de l’engrais, partout !

— Les mauvaises herbes pullulent !

— La maison est en ruine !

— Elle va tomber sur le dos de la veuve !…

— Pendant que vous faites des farces la terre s’en va ; je vais l’adjuger ! À trois cents louis, une fois, à trois cents louis, deux fois… à trois cents louis,… voyons ! est-ce tout ? vous allez la regretter ; dépêchez-vous !… à trois cents…

— Trois cent cinquante !

— Et cinq ! dit une voix.

— Qu’il la garde ! j’ai fini !…

— Qui est-ce qui vient de mettre ? demanda le crieur.

— Moi ! répondit une voix.

— À trois cent cinquante cinq louis, rien que trois cent cinquante cinq louis !… c’est pour rien ! ce n’est pas la moitié de la valeur… Faut la rendre à quatre cents au moins… Voyons ! êtes-vous bien décidés ! avez-vous tous fini ? À trois cent cinquante cinq louis, une fois ! à trois cent cinquante cinq louis deux fois ! à trois cent cinquante cinq louis… eh ! eh ! attention ! personne ? fini ? toi ? vous ? Non ?… eh bien ! ça y est !… eh ! trrrois ! fois ! Adjugée à M. Saint-Pierre !

— Picounoc ! c’est Picounoc qui l’a achetée ! il paraît que le voilà grand propriétaire !

Comme le prix de vente rencontrait les frais et les créances du bossu, la vente fut suspendue, et la terre à bois ne fut pas mise à l’enchère.

Cette journée fut bien triste pour Noémie et pour Victor, le jeune avocat. Victor s’était donné bien du mal pour trouver de l’argent, et empêcher le bien paternel d’être vendu par le shérif, mais il se heurta contre des cœurs insensibles ou indifférents. Il eut toutefois un éclair d’espérance ; l’un des notaires agents qu’il vit, lui fit croire que le prêt serait bien possible, si les renseignements qu’il donnait étaient exacts ; et Victor savait qu’il n’avait pas même fait valoir toutes les raisons qu’il avait d’emprunter, ni toutes les garanties qu’il pourrait offrir. Le notaire écrivit à une personne de Lotbinière qu’il connaissait bien, pour lui demander s’il y avait quelque risque à prêter trois cents louis à la veuve Letellier. Le jeune avocat attendait la réponse avec impatience, car il connaissait cette démarche du notaire. La réponse arriva. La voici :

Ne prêtez pas plus de deux cents louis, vous perdriez ; et, comme deux cents ne paient pas toutes les dettes, vous ne pourriez pas être substitué au demandeur et avoir la première hypothèque.

Pierre-E. St. Pierre.
P.S. — Ne montrez pas cette lettre à Victor, et ne parlez pas de moi.

Victor entra plein de confiance dans l’étude du notaire.

— Eh bien ! avez-vous une réponse ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur.

— Favorable, j’espère ?

— Non, monsieur. Je le regrette beaucoup, mais il m’est impossible de vous rendre le service demandé.

— De qui tenez-vous vos renseignements, s’il vous plaît ?

— Je ne puis le dire.

— De quelqu’un qui veut acquérir pour rien la terre de ma mère, je suppose ?…

— Je n’en sais rien : mais c’est d’un homme en qui j’ai confiance moi, et vous comprenez que cela me suffit.

— Je le comprends !

Et il sortit la tête en feu. Il se dirigea du côté de Ste. Foye, passant, rêveur et désolé, sous les grands arbres qui voilent la route, devant les demeures des riches et des heureux de la ville.

Quand il apprit que Picounoc était l’acquéreur de cette ferme qu’il avait tant raison de regretter, il éprouva une consolation : Au moins cet homme nous aime, pensait-il, et il ne chassera pas ma mère, j’en suis sûr. Et une pensée toute de soleil vint a son esprit : Marguerite sa fille unique, sa fille bien aimée, Marguerite m’aime ; elle sera ma femme un jour… à elle tous les biens de son père !… à moi par conséquent !… Et ce rêve légèrement ambitieux égayait son âme.

Il rencontra, deux jours après, le notaire qui avait failli lui prêter de l’argent.

— Eh bien ! dit le notaire, savez vous à qui a été adjugée la terre de votre mère ?

— Oui, Monsieur, répondit le jeune avocat d’un ton tout-à-fait ragaillardi, à M. P. St. Pierre, un vieil…

Le notaire fit un pas en arrière…

— À M. Pierre-Enoch Saint Pierre ? Vous badinez ? et à quel prix ?

— Trois cent cinquante cinq louis !

— Trois cent cinquante cinq louis !… et à M. Saint Pierre ?

— Mais oui ! et pourquoi pas ? cela vous surprend ? M. Saint Pierre est très à l’aise.

— Je n’en doute pas, mais…

— Mais ?

— Je ne dis rien ! j’aime mieux ne pas parler… salut, monsieur Victor : Qui peut connaître les hommes ? murmura-t-il en s’éloignant…

Victor entendit cette remarque et en fut frappé. Cela le conduisit à réfléchir sur la surprise qu’avait manifestée le notaire au nom de St. Pierre, et de là il se reporta à Lotbinière, et il évoqua ses souvenirs encore tout nouveaux. Il revit Picounoc plus sombre et moins empressé auprès de lui que de coutume ; il se rappela les paroles mystérieuses de Marguerite, les visites du bossu, les entretiens intimes de cet homme détestable avec le père de Marguerite, et une immense angoisse serra son cœur : Je suis perdu, pensa-t-il !… nous sommes perdus ! Cet homme si bon s’est tourné contre nous !… c’est lui, je le parierais, qui a dit au notaire de ne pas me prêter d’argent… Ah ! veut-il donc se dédommager du bien qu’il nous a fait, par un redoublement de malice ?… Et, plein de ces pensées douloureuses, il retourna sur ses pas et rejoignit le notaire.

— Je puis bien vous reprocher maintenant, monsieur le notaire, dit-il en l’abordant, d’avoir mis trop de confiance en votre ami… Vous voyez qu’il était intéressé à me nuire…

— Comment ! qui vous a dit ?…

— Je sais tout : et si je n’avais rien su, votre étonnement de tout à l’heure m’aurait éclairé complètement…

— On ne connaît pas le monde !… J’étais loin de penser cela de mon ami Pierre-Enoch… enfin, le mot est lâché, tant pis pour lui ! s’il a agi indignement, je ne veux être ni son complice, ni le cacher… Le jeune Victor était horriblement tourmenté. Comment cet homme dont le dévoûment et l’amitié semblaient inépuisables, se montrait-il tout-à-coup sans pitié ? Comment la protection qu’il avait depuis tant d’années accordée à la femme pauvre et souffrante se pouvait-elle changer en une lâche persécution ? Rien ne désole notre âme comme l’éloignement des amis aux jours du malheur. Victor comprit que sa mère avait besoin de consolations dans les circonstances douloureuses où elle se trouvait. Et qui, après Dieu, peut apporter mieux que l’enfant soumis, à la veuve affligée, le baume sacré de la consolation ? Il attendit avec impatience le départ du bateau. Or les bateaux qui voyagent entre Québec et les paroisses d’en haut, ne viennent que deux fois par semaine, le lundi et le vendredi. Ils laissent la ville avec la marée montante, le mardi et le samedi. Et c’est un spectacle curieux que de voir comme des ruches serrées, ces vaisseaux, accostés les uns contre les autres, pleins de monde, pleins de produits de toutes sortes. C’est un va et vient singulier et qui réjouit les yeux ; c’est un bourdonnement incessant, ce sont des cris, des rires, des adieux, des saluts qui s’échangent longtemps, et que viennent interrompre de temps en temps les sifflets à vapeur stridents, rauques ou sonores, des divers bâtiments sur le point de partir. Victor monta à Lotbinière le samedi qui suivit la vente.

Noémie avait espéré jusqu’à la dernière heure que le bossu se laisserait attendrir et lui ferait grâce de quelques mois encore : elle avait espéré aussi que Victor trouverait de l’argent pour payer avant la vente. Quand elle apprit qu’elle n’avait plus de demeure et qu’il lui faudrait bientôt sortir de cette maison où elle avait si longtemps vécu ; où elle avait d’abord éprouvé des joies si vives et si pures et, ensuite, des douleurs si grandes, elle se prit à pleurer. Elle entra dans sa chambre à coucher et, tombant à genoux devant le crucifix suspendu à la muraille : Jésus ! Jésus ! s’écria-t-elle, en sanglotant, vous voulez que je boive, à votre exemple, le calice jusqu’à la lie, que votre sainte volonté soit faite ! mais soutenez-moi, car mon courage m’abandonne, et je me sens défaillir !…

Puis elle demeura longtemps silencieuse, et, de temps en temps, on l’entendait prononcer, au milieu de profonds soupirs, les noms sacrés de Jésus et de Marie, et, dans la chambre voisine, Agnès, sa nièce, pleurait aussi en tournant son rouet.