Picounoc le maudit, Tome 1/Le grand-trappeur/Propos interrompus

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C. Darveau (Ip. 133-147).

I

PROPOS INTERROMPUS.


— Paul !

— Baptiste !

Ces deux noms, ces deux cris, arrachés à la surprise et au plaisir, sortaient de deux larges poitrines de chasseurs, tombaient de deux bouches épanouies dans leur franche gaîté.

— Toi dans ces parages ! reprit Baptiste ; je te croyais pris pour la vie dans les neiges de la baie d’Hudson, comme ces squelettes de baleines qui traînent depuis le commencement du monde sur les grèves de glace.

— Comme te voilà beau diseur ! Tu ne dégainais pas de ces belles phrases au temps jadis — in illo tempore, répondit Paul.

— Toujours le mot latin ?

— Toujours ! mais où vas-tu ?

— Loin ! jusqu’au Mackenzie…

— Ma foi, Baptiste, je suis libre : plus d’argent, plus d’affaires, une fière carabine, bon pied, bon œil, j’ai envie de filer avec toi vers l’étoile polaire, au lieu d’aller vers la croix du sud.

— Ah ! que je serais heureux ! et les autres aussi…

— Les autres ?

— Le grand-trappeur, John et Félix Rousseau.

— Le grand-trappeur ! Je serais bien aise de faire sa connaissance ! où est-il ? où sont-ils tous ?

— Je les ai laissés au fort Carlton, sur la Saskatchewan. Je désirais passer un jour ou deux avec mon ami le traiteur du fort Green, et j’ai pris les devants. Je les attendrai là.

— Varenne ! je marche seul depuis un bon bout de temps, je ne suis pas fâché de trouver enfin un compagnon et un ami.

— Oui, un ami : car nous avons fait plus d’une chasse ensemble ces années passées. Depuis que nous nous dîmes adieu, il y a cinq ans de cela — toi pour retourner au pays, moi pour m’enfoncer plus avant dans le grand Ouest — je ne me suis guère séparé du grand-trappeur…

— Où vous êtes-vous rencontrés pour la première fois ?

— Au fort de Bonne-Espérance, sur le grand fleuve McKenzie.

— Quel homme est-ce donc que ce grand-trappeur ?

— Un grand, gros, souple et vif gaillard ; doux comme un agneau quand il est de bonne humeur ; mais, quand il se fâche, le vide se fait autour de lui ; on aimerait mieux voir un ours blanc. Il est sombre et morne comme un sauvage, et ne parle guère plus que s’il était de bois. Personne ne peut dire d’où il vient, ni comment il s’appelle. On l’a baptisé du nom de grand-trappeur. Tous les blancs l’aiment et le respectent ; tous les indiens le craignent.

— J’ai entendu parler de cet homme souvent, et je sais, à son sujet, une histoire assez intéressante, reprit Paul.

— Je l’ai vu à l’œuvre dernièrement encore, au lac Supérieur. Battefeu ! c’est lui qui vous règle vite une affaire ! Le Hibou-blanc en sait quelque chose, ajouta Baptiste.

— Le Hibou-blanc ! que lui a-t-il fait ! dis donc !… Dic mihi Dameta.

— Raconte-moi d’abord l’histoire dont tu viens de parler.

— Volontiers, Baptiste.

Et l’ex-élève, que mes lecteurs ont sans doute reconnu, raconta ce qui suit :

— Un jongleur de la tribu des Couteaux-jaunes rencontre, un jour, la fiancée du chef des Litchanrés, Porc-Épic — il y a sept ans de cela — et veut avoir son amour. Cette femme, veuve et mère d’une fille, venait d’être convertie et baptisée, à la mission de St. Joseph. Elle fut inébranlable et dénonça à son futur les intentions du jongleur. Celui-ci, irrité de se voir éconduit de la sorte, jura de se venger. Il tint parole et sa vengeance fut terrible. Il apprit du démon l’art de se faire aimer d’un amour coupable. Sous prétexte de demander pardon à la femme chrétienne qu’il avait outragée par ses infâmes propositions, il rentre dans sa cabane, et prononce des paroles hypocrites. Puis il fixe sur Satalia — c’est le nom de la femme — un regard long, perçant, plein de feu,… un de ces regards qui font tressaillir ou trembler. Satalia sentit ce regard fouiller au fond de son cœur comme le tisonnier fouille les cendres pour en faire jaillir le feu. Elle n’en fut point effrayée, car une sensation nouvelle et ravissante se réveillait en même temps. Le jongleur partit. Satalia s’assit pensive la tête dans ses mains ; puis elle se mit à prier, mais avec tiédeur et distraction, car l’image du jongleur passait et repassait de plus en plus séduisante devant ses yeux. Une douce chaleur monta de son cœur à son visage et ses regards prirent un éclat radieux. Elle se leva, saisit un long couteau, jeta autour d’elle un coup d’œil vague et craintif, puis elle franchit le seuil du wigwam. Elle était perdue. Sur le seuil une jeune fille — Naskarina, son enfant bien-aimée — voulut la retenir où la suivre ; elle la repoussa. Elle se dirigeait vers le wigwam du jongleur. Le chef, par hasard vint à sa rencontre :

— Où vas-tu, Satalia ? demanda-t-il.

— Je vais à celui que j’aime.

— Satalia !

— Laisse-moi !

— Il t’a ensorcelée ! je le vois… ah ! le chien ! vociféra Porc-Épic, le chef.

— Il est plus beau que toi, il m’aime ! je veux être à lui…

Et elle brandit son couteau.

— Satalia ! que va dire la robe noire ?

— La robe noire ? Elle courba la tête, et resta pensive, les yeux fixés sur le sol, mais, se relevant soudain :

— J’y vais ! dit-elle.

Le chef voulut l’arrêter ; elle le frappa de son couteau et s’enfuit. Le jongleur l’attendait non loin de là.

— Me voici ! dit-elle en l’apercevant… ah ! j’ai bien tardé à t’aimer ! J’ai bien tardé à venir ! mais je suis à toi pour toujours ! Je ne te quitterai plus !

Le jongleur la serra contre sa poitrine.

— Vois-tu ? dit-elle, j’ai planté ce couteau dans le cœur de mon fiancé qui voulait me retenir !

— Satalia ! dit le jongleur, rien ne nous séparera désormais ! rien !

— Moi, je vais vous séparer ! cria une voix formidable…

C’était le grand-trappeur ! Il connaissait le jongleur et le surveillait depuis longtemps. Le jongleur eut froid jusqu’au fond de l’âme. Il voulut frapper le trappeur de son poignard, mais il fut vite désarmé ! Le trappeur mit le poignard à sa ceinture.

— Tu ne tueras plus personne avec cette arme, dit-il.

Sur ces entrefaites, Pierre Robitaille arriva. Il était depuis des années, paraît-il, l’ami intime, le compagnon inséparable du grand-trappeur.

— Je l’ai bien connu, dit Baptiste.

Le grand-trappeur lui dit :

— Pierre, tiens la femme !

Pierre Robitaille saisit la malheureuse et la tint comme si elle eut été fourrée dans un étau.

— Bon ! continua le grand-trappeur, maintenant ça va aller ! Jongleur maudit, dit-il, il faut que tu délivres, à l’heure même, cette femme du sort que tu lui as jeté.

— Je ne lui ai pas jeté de sort… Elle m’aime, est-ce ma faute ?

— Pas de paroles inutiles ! Je t’étrangle comme un chat ! Enlève le sort ! entends-tu ?

Le jongleur tremblait, car il savait que le grand-trappeur ne badine pas, et qu’il l’étranglerait bien en effet…

— Je ne suis pas capable, balbutia-t-il.

— Pas capable ? tu n’es pas capable ? Mille noms ! on va voir…

Et, saisissant les deux poignets du jongleur dans sa main gauche, il les broya. Le jongleur poussa un cri féroce.

— Ferme ! animal, dit le trappeur, et mets-toi à genoux.

Le jongleur obéit.

— Fais ton acte de contrition.

Le jongleur leva sur le trappeur un regard épouvanté. Pierre Robitaille riait. Les doigts de fer du grand-trappeur touchèrent la gorge du méchant qui se mit à râler et à faire de la tête un signe d’acquiescement. Les doigts s’ouvrirent un peu.

— Je vais enlever le sort… murmura le jongleur…

Et alors il fixa sur la femme un regard chargé de mépris et de haine.

Aussitôt Satalia poussa une clameur profonde !…

— Mon Dieu ! où suis-je ? Qu’ai-je fait ? s’écria-t-elle…

Et fondant en pleurs elle retourna dans sa cabane. Son fiancé venait d’expirer. Elle voulut se tuer elle-même, mais on réussit à l’en empêcher.

Le missionnaire lui apporta l’espérance. Elle avait la contrition déjà. Et puis, qui peut dire la somme de liberté qui reste à l’âme ainsi soumise à un maléfice ? L’infortunée mourut de désespoir un an plus tard, laissant sa fille orpheline.

— C’est une histoire bien pénible, observa Baptiste.

— Ce n’est pas tout, continua l’ex-élève. Tu connais la petite île déserte et presque nue qui gît en face du fort Chippeway ?

— Oui.

— Eh bien ! sur cette île se trouve une grotte assez petite et peu connue. Un jour, pas bien longtemps après l’événement que je viens de rapporter, le grand-trappeur et Pierre Robitaille étant sur cette île, pour une raison que j’ignore, le grand-trappeur retourna au fort, laissant, pendant quelques heures, son ami seul près de la grotte. Les Couteaux-jaunes passèrent-là — un pur hasard ; — et le jongleur reconnut Pierre Robitaille et le poursuivit avec plusieurs guerriers de la tribu. À force de chercher on découvrit que l’antre était sa retraite. On le somma de sortir. Il fit feu sur ceux qui entrèrent pour le prendre. Alors le jongleur dit que ce lieu devait être le tombeau du visage pâle, et l’on amassa des branches à l’entrée de la grotte. Bientôt les balles que tiraient pour se défendre le pauvre reclus, se perdirent dans ce rempart de feuilles et de rameaux. Il comprit la mort horrible qui l’attendait, que fit-il ? Nul ne le saura jamais. Mais il dut prier et attendre, dans l’angoisse, la volonté de Dieu, car il était bon chrétien.

Je me suis bien vengé de celui-ci ! pensait le jongleur, à l’autre maintenant ! Quand le grand-trappeur revint et connut le sort de son malheureux ami, il eut un désespoir lugubre. Il se douta bien de quel côté venait la vengeance. Il déblaya la grotte et trouva le cadavre de son ami. Il fit une croix avec deux bâtons de cenellier nain, et l’appuya contre la paroi de la caverne, à l’endroit où se trouvaient les restes sacrés de celui qui avait été son ami fidèle…

Après ce récit les deux chasseurs demeurèrent quelques instants muet. L’ex-élève prit le premier la parole :

— Et tu le connais bien, toi, le grand-trappeur ?

— Battefeu ! si je le connais ! Nous avons fait plusieurs voyages ensemble, et la plus franche amitié nous unit.

— Et tu l’as vu à l’œuvre ?

— Oui ! et chose singulière, c’est qu’il s’agit encore du même jongleur canaille devenu chef de sa tribu adoptive, et d’une vierge de la tribu des Litchanrés, la fille de cette même Satalia dont tu viens de parler. Il y a un mois à peine, Couteaux-jaunes et Flancs de Chiens — ou Tranlt-san-ot-inés et Litchanrés, si l’on ne traduit pas leurs noms — se trouvaient réunis au fort William sur le lac Supérieur, pour l’échange des fourrures contre les couvertures, les armes, la poudre et le whisky. Ils ne descendaient pas souvent jusque là. Plusieurs, même, de l’une et de l’autre tribu n’avaient jamais vu ce lac grand comme une mer. La chasse avait été bonne. Ils se livrèrent aux plaisirs et aux danses. Nous étions là plusieurs chasseurs canadiens : Moi, Robert, Beaulieu, Tiston, Leclerc, Tintaine, Poussedon, Lefendu et le grand-trappeur… Nous avions, le privilège de les voir s’amuser, mais il ne nous était pas permis de prendre part à la fête. Le chef des Couteaux-jaunes était vieux, laid et cruel ; de plus, il était boiteux, ayant perdu un pied, disait-il, dans les glaces de la baie d’Hudson. Le chef des Litchanrés était jeune et beau. Il avait vingt-deux ans seulement et n’était sachem que depuis quelques mois. Ni l’un ni l’autre n’avaient d’épouse. Mais le jeune chef des Litchanrés, Kisastari — c’est son nom — aimait une vierge de sa tribu, la belle Iréma ; cependant, pour plaire aux anciens, il s’était laissé fiancer à Naskarina, la fille de Satalia. Son père, un chasseur habile, n’assista pas aux fiançailles, car il n’était pas de retour encore d’un voyage lointain. Il arriva quelques jours après. Il était horriblement mutilé et mourant. Surpris par les ours affamés, il avait courageusement défendu sa vie, et, si sa carabine ne se fut pas brisée, il serait revenu sain et sauf. Sentant qu’il allait mourir, il appela Kisastari son fils et lui révéla un secret que nul autre ne connut. Il mourut et fut enterré, il y a deux mois, à la mission du lac Supérieur…

— Écoute ! j’entends du bruit, dit Paul.

Baptiste s’interrompit et se mit à écouter.

Paul, l’oreille collée sur le sol, cherchait à deviner s’il passait quelqu’un auprès.

— Ils sont plusieurs, murmura-t-il après un moment, et ils marchent avec précipitation et sans ordre.

Baptiste recueillit à son tour les échos du sol.

— Ils viennent de notre côté, dit-il, ce sont nos amis les Litchanrés, peut-être.

— Attendons-les ? Baptiste.

— Je le veux bien, Paul ; nous nous joindrons à eux car ils aiment les Canadiens du pays.

Et les deux voyageurs s’assirent sur l’herbe au pied d’un sapin, le dos appuyé au tronc.

On était au commencement de juin. La senteur des bois embaumait l’air, et les reflets du soleil jouaient mollement à la cime des arbres. Sous les premiers rameaux, en bas, les ombres commençaient à rouler en silence, sur les derniers, en haut, la lumière dansait.

— Continue, Baptiste, ton histoire du grand-trappeur, dit Paul, en battant le briquet pour allumer sa pipe.

— Je vais prendre une chique, d’abord.

Et il coupa, avec ses dents, le bout déjà raccourci d’une torquette de tabac noir.

— Je disais, reprit-il, que le jeune chef des Litchanrés aimait la belle Iréma. Les deux tribus s’étaient réunies pour les jeux, les danses et les festins. Litchanrés et Couteaux jaunes ne semblaient faire qu’une même nation tant ils se montraient d’amitié.

Les jeux durèrent bien trois heures. Ensuite le festin commença. Pendant les jeux, les vieilles femmes avaient surveillé la cuisson des gibiers et du caribou, dans les vastes chaudières, de sorte que l’appétit violemment surexcité, put, sans retard, être satisfait. Le chef des Couteaux-Jaunes devait prendre la première place, comme le voulaient son âge et sa qualité. Il se leva pour aller, à la façon des visages pâles, inviter une des femmes à s’asseoir à ses côtés à la table, c’est-à-dire à terre, sur des feuilles, autour du chaudron. Naskarina rougit de plaisir en le voyant s’avancer vers la belle Iréma, car elle était certaine, maintenant, de s’asseoir auprès de Kisastari. Naskarina était la rivale d’Iréma. Cette fille — je l’ai vue — a la mine un peu friponne et elle est jalouse. On disait que le Grand-Esprit ne devrait pas la donner à Kisastari, mais à un guerrier peureux, pour qu’il expiât sa honte. Car une femme jalouse c’est un rude boulet à traîner, paraît-il. Je n’en sais rien, toi non plus, puisque nous sommes encore garçons tous deux, Dieu merci ! Alors…